L’américanisation du monde, une nouvelle civilisation?

2018/01/30 | Par Simon Rainville

Il n’est pas nécessaire d’argumenter longuement pour faire admettre à son interlocuteur que la culture américaine est mondialement hégémonique. Peut-on pour autant parler de l’émergence d’une nouvelle civilisation depuis trois-quarts de siècle, comme l’affirme Régis Debray dans Civilisation : Comment nous sommes devenus américains ? S’agit-il plutôt d’une ultime étape de la longue histoire occidentale ?

Debray suggère que les États-Unis ont accouché de l’homo oeconomicus qui est venu remplacer l’homo politicus hérité des Lumières, lui-même ayant détrôné l’homo religiosus d’origine médiévale. « La chrétienté, argumente-t-il, avait transmué la religion en politique; la Révolution française la politique en religion; l’ère comptable fait de l’économie à la fois sa politique et sa religion ».

L’homme économique de la civilisation américaine reposerait, poursuit-il, sur « trois fétiches » : l’espace comptant davantage que le temps, l’image remplaçant l’écrit, et le bonheur et l’insouciance destituant le devoir et la solidarité.

Cette thèse alléchante, si elle n’est pas sans fondement, prête cependant le flanc à plusieurs critiques, notamment au sujet de la distinction – centrale à l’essai – entre « culture » et « civilisation ».

Suivant Debray, une civilisation serait une culture qui cherche à s’étendre, à se diffuser dans l’espace et dans le temps et serait indissociable d’un impérialisme armé et d’une volonté « de satelliser plusieurs cultures à titre d’enclaves, d’avant-postes ou de relais ».

Ces satellisés s’intègrent d’eux-mêmes à la civilisation, en singent les us et coutumes et s’en glorifient. Ils conservent une partie de leur culture propre, mais s’approprient l’arme la plus puissante de la civilisation dominatrice, son imaginaire et son symbolisme : « Une suprématie est installée quand l’empreinte survit à l’emprise, et l’emprise à l’empire ».

Debray poursuit : « Une civilisation décloisonne la culture dont elle provient (…) Elle se contracte lorsque ses forces viennent à décliner. Cette rétraction ou crispation, qui signale une retraite, s’appelle une culture (…) Une civilisation agit, elle est offensive. Une culture réagit, elle est défensive ». Cette dialectique est simpliste et l’histoire culturelle a montré depuis cinquante ans qu’une civilisation est à la fois offensive et défensive.

La France deviendrait une culture, si l’on suit Debray, puisqu’elle n’a plus les moyens d’imposer sa civilisation au monde. Bien qu’il s’en défende, là se trouve le vrai sujet de l’essai : la perte de prestige et d’influence de l’Europe – et plus précisément de la France. Or, ce que l’essayiste caractérise de civilisation n’est en fait qu’impérialisme.

Non seulement la conceptualisation ne fonctionne pas, mais une civilisation repose sur davantage qu’un imaginaire et une armée d’invasion. Debray, dans une drôle de logique – surtout pour un ancien révolutionnaire marxiste –, affirme sans cesse que l’économie ne fait pas une civilisation avant de s’empresser d’ajouter que la prétendue grande nouveauté « américaine » est l’économisme.

Pourtant, le sociologue Christian Laval a montré dans son essai L’Homme économique que les racines du néolibéralisme se trouvent aussi profondément que dans la philosophie britannique du 17e siècle et la philosophe des Lumières du 18e, loin donc de la prégnance de la culture américaine sur le monde.

Cet homo oeconomicus ne se réduit pas bêtement à une glorification de la réussite économique, renchérit Laval. Il est plutôt le produit d’un phénomène anthropologique d’envergure où capitalisme, libéralisme et utilitarisme ont fondu un homme différent de l’humaniste chrétien des siècles précédents. Debray se trompe donc en attribuant uniquement aux États-Unis l’état actuel du monde alors que ce pays n’a en fait qu’accentué des traits occidentaux.

Néanmoins, Debray a raison de dénoncer l’agaçante américanisation. L’utilisation de l’anglais (du globish) et la prééminence des valeurs et des goûts américains n’impliquent cependant pas que les Américains aient créé une nouvelle civilisation, mais bien que les États-Unis produisent aujourd’hui l’essentiel de l’imaginaire occidental.

Debray témoigne bien malgré lui de la force de l’imaginaire en nous présentant des États-Unis stéréotypés, fantasmés à partir de la France. Il oppose une culture européenne, magnifiée en culture livresque et artistique que l’on pourrait regrouper sous le terme « culture d’élite » ou « grande culture », à une culture américaine grossièrement ramenée à une culture de masse. À Proust, Valéry et Voltaire, il compare Mickey Mouse. Mais les États-Unis, c’est aussi Kerouac, Hemingway et Sontag !

Il faut dire qu’il se sert abondamment de clichés sur les Français eux-mêmes et que l’Europe uniforme qu’il oppose aux États-Unis est très française – il le reconnaît lui-même, ce qui ne le dédouane tout de même pas –, comme si la France était l’Europe.

L’argumentaire aurait profité d’une distinction simple entre « société » et « civilisation », cette dernière étant comprise comme un amalgame de plusieurs sociétés partageant des traits communs, de la culture à l’économie en passant par une conception politique et un imaginaire. La France est une société occidentale qui participe à la civilisation « américaine ».

Son propos ne peut s’embarrasser d’une réflexion sur l’histoire de l’Occident puisqu’elle nuancerait grandement la nouveauté américaine. Les États-Unis sont une excroissance de la civilisation occidentale, et d’abord de la culture britannique. Que la perte de prestige de l’Europe attriste Debray est naturel. Elle ne devrait cependant pas lui faire prendre une protubérance pour un corps nouveau.

Au moment où les relations planétaires s’intensifient, s’en tenir à la seule réalité occidentale est par ailleurs étrange. Debray affirme, par exemple, que la technologie est d’abord américaine, alors qu’elle est amplement asiatique ! Par ailleurs, même si les changements technologiques ont – il a raison de l’affirmer – un grand impact sur notre vie, les technologies ont influencé toutes les époques. Rien de neuf, donc, dans la technologie « américaine ».

Debray ne mentionne pas non plus les nombreuses remises en cause du modèle américain en Occident même, et encore plus assurément dans d’autres régions. Croire que l’humanité tout entière rêve d’américanité relève de l’ethnocentrisme naïf.

Malgré ces défauts, l’essai n’est pas sans qualités, et plusieurs formules sont très belles. Par exemple, Debray affirme que les Français qui croient que leur langue n’est pas menacée se sont retranchés derrière une ligne Maginot linguistique.

L’essayiste livre un bon plaidoyer contre le bulldozer américain. Les Européens, argumente-t-il, ne visent pas les bonnes cibles lorsqu’ils cherchent à contrer leur sentiment de perte identitaire. Ils doivent cesser de stigmatiser l’islam radical comme menace à leur civilisation puisque les islamistes n’ont rien à offrir d’attrayant sur le long terme et leurs idées n’imprègneront pas les mentalités occidentales. Nous pouvons en dire autant au sujet des Québécois.

Et si la zone euro n’est pas une panacée puisqu’elle n’a pas réussi à créer une identité commune, poursuit-il, les Européens doivent cesser de croire que les États-Unis représentent l’avenir. Les Américains ne sont pas les défenseurs du monde libre et de la démocratie, mais bien des impérialistes. Voilà un autre mythe, trop souvent entendu au Québec, détruit par l’auteur.

Même s’il s’en défend, Debray tient néanmoins un discours décliniste, qui n’est toujours qu’un refus de lutter contre l’adversité du présent. « L’effort pour la pensée, écrit le philosophe Jacques Rancière, oblige à déserter la pauvre dramaturgie de la fin et du retour, qui n’en finit plus d’occuper le terrain de l’art, de la politique et de tout objet de pensée ». Et cet effort ne peut se permettre de faux-fuyants; les Européens, comme les Québécois, doivent se réinventer sans chercher un sauveur à suivre aveuglément et un ennemi à stigmatiser maladroitement.

Décrier l’américanisation du monde ne devrait pas nous délester du poids de notre propre responsabilité devant le triste sort de l’humanité, d’autant plus que nous pouvons résister à cette acculturation de masse en refusant de l’assimiler. La « civilisation américaine », nous y participons tous, nous, les Occidentaux. Insister sur l’incapacité à résister à l’impérialisme américain revient à nier notre disposition à la révolte.

Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Paris, Gallimard, 2017, 231 p.