Médias écrits, démocratie et fiscalité

2018/02/22 | Par Monique Pauzé

Il y a quelques semaines, à la Chambre des communes, j’interpellais la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, pour lui demander si elle comptait « écouter le milieu journalistique et mettre en place un programme ou un fonds pour soutenir les quotidiens écrits nationaux et régionaux ». Malgré quelques vagues promesses, la ministre n’a toujours pas répondu clairement.

Le problème est connu. La publicité, qui était la principale source de revenus des médias traditionnels, a migré vers le GAFA, c’est-à-dire Google, Apple, Facebook et Amazon. Plusieurs dirigeants d’entreprises de la presse écrite, dont Bryan Miles, le directeur du quotidien Le Devoir, et Pierre-Elliott Levasseur, le président du journal La Presse, ont demandé à maintes reprises une aide financière au gouvernement fédéral. La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec, qui regroupe 180 journaux feuilletés par 80 % de la population québécoise, nous rappelle que « plusieurs pays du monde soutiennent leur presse écrite, car ils mesurent toute l’importance de ce média pour la pluralité et la diversité des idées en démocratie. La Finlande, la Norvège, la Suède, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis offrent tous des programmes d’aide à la presse écrite qui atteignent jusqu’à deux milliards de dollars annuellement ».

Quelle est la réponse du gouvernement Trudeau ? La moitié de son budget de publicité est alloué à Google et Facebook, deux multinationales installées dans des paradis fiscaux. De plus, comme l’affirme Marwah Rizqy, de la Chaire de recherche en fiscalité de l’Université de Sherbrooke, les publicités et publications commanditées ou achetées sur ces plateformes ne sont ni taxées ni imposées, car ces transactions sont considérées avoir été effectuées à l’étranger. Selon le Fonds Monétaire international (FMI), l’exemption de taxes à Facebook et Google s’est traduite, l’an dernier seulement, par un manque à gagner de plus de 700 millions $.

Pourtant, les journaux imprimés jouissent encore à ce jour d’une forte pénétration au sein de la population et constituent toujours un instrument essentiel de vitalité démocratique et économique. En effet, 49 % des Canadiens de 18 ans et plus sont des consommateurs de nouvelles hors ligne. Cette proportion atteint 69 % chez les 45 ans et plus.

L’érosion de l’offre de presse écrite a des effets directs sur l’accessibilité à une information de qualité, car Facebook et Google n’embauchent pas de journalistes. Ils se contentent de l’agrégation d’articles produits par d’autres. De plus, ils contribuent à la propagation de fausses nouvelles (« fake news ») et leurs algorithmes nous guident en tant qu’utilisateurs vers des publications qui nous confortent dans nos idées.

L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) nous rappelle qu’« un régime politique démocratique ne peut pas fonctionner en l’absence de sources médiatiques variées, libres et indépendantes. Ainsi la liberté de la presse et son rôle de gardien sont l’un des piliers des sociétés contemporaines, ce qui permet aux citoyens d’être bien informés. Quand les médias et le journalisme sont au mieux, une de leurs fonctions consiste à s’assurer que les gouvernements, les entreprises et les particuliers font preuve de transparence ».

Pour que « les médias et le journalisme soient au mieux », la solution passe sans doute par une aide gouvernementale, mais celle-ci ne doit pas être inconditionnelle car, après tout, il s’agit d’argent public versé à des entreprises privées.

Les grands médias se distinguent par leur politique éditoriale néolibérale et antisyndicale. Même si on nous dit, avec raison, qu’il faut faire une distinction entre l’information générale et la ligne éditoriale, cette dernière déteint souvent sur la première. Autrefois, par exemple, tout journal digne de ce nom affectait un chroniqueur à la couverture des activités du monde syndical. Il n'y en a plus depuis belle lurette. Par contre, les activités patronales sont suivies avec assiduité. La plupart du temps, les communiqués syndicaux prennent le chemin de la poubelle, alors qu’il arrive souvent que ceux d'organismes d’obédience patronale soient publiés avec à peine quelques retouches.

Au Québec, le point de vue indépendantiste est aussi négligé, pour employer un euphémisme. Bernard Landry avait déjà demandé à Paul Desmarais père la présence d'un éditorialiste indépendantiste parmi l'ensemble des éditorialistes du journal La Presse. Desmarais avait refusé.

La situation n’est pas meilleure en régions. Les journaux de l'empire Desmarais (Le Soleil à Québec, le Nouvelliste à Trois-Rivières, Le Quotidien au Saguenay, La Tribune à Sherbrooke), dont la propriété a été récemment transférée au libéral notoire Martin Cauchon, ont toujours eu la même ligne éditoriale antisyndicale, néolibérale et fédéraliste que La Presse.

Quant aux hebdos locaux régionaux, ils sont pour la plupart propriété de grands groupes de presse. Au Québec, Transcontinental possède à lui seul 93 titres ! En général, ils campent sur la même ligne éditoriale, en plus d'être souvent acoquinés avec les pouvoirs locaux et nationaux. Il va sans dire qu’il peut être difficile de critiquer les élus ou les gestionnaires municipaux, si le résultat est de priver le journal de la publication des avis publics des municipalités, qui peuvent représenter des centaines de milliers de dollars en revenus.

Si on veut que la presse réponde aux critères avancés par l’OCDE, il faut profiter du fait que les médias sont en demande de soutien financier pour exiger que toute aide gouvernementale impose des conditions de pratiques plus démocratiques aux médias récipiendaires de cette aide.

Prenons l’exemple des hebdos régionaux. À une époque, il y avait deux ou trois hebdos par région. Il n’en reste généralement plus qu’un et, souvent, ce dernier survit en équilibre précaire. La salle de presse se résume souvent à un ou deux journalistes, qui n’ont évidemment plus le temps d’éplucher des dossiers complexes et de faire du journalisme d’enquête. Ils sont au bord de l’épuisement ou deviennent des courroies de transmission pour les communiqués de presse des pouvoirs en place. Les journaux devraient tous avoir une teinte particulière et exprimer des points de vue différents. C’est la diversité qui souffre lorsqu’il n’en subsiste qu’un seul et qu’il peine à survivre faute de revenus publicitaires.

Les journaux locaux doivent devenir ou redevenir le reflet des communautés régionales. Si les hebdos disparaissent, ils emporteront avec eux une partie essentielle de la vie démocratique, ce qui constituerait un recul très inquiétant. Les hebdos régionaux doivent jouer en quelque sorte le rôle du parvis de l’église d’autrefois. L’avenir des communautés s’y construit à partir de leurs débats publics. Ces entreprises ne doivent pas être des chaînes de montage. Elles ont une mission envers leur communauté. Toujours faut-il qu’elles en aient les moyens !

Le droit du public à l’information est un droit fondamental. Maintenant, de quelle façon va-t-il se réaliser si le manque de vision de Mélanie Joly remet les clés de la démocratie et les contrats de publicités gouvernementales entre les mains des géants américains du Web, installés dans des paradis fiscaux?

C’est la raison pour laquelle j’ai à nouveau interpellé le gouvernement Trudeau à la Chambre des communes pour exiger qu’il arrête de récompenser l’évitement fiscal. Un minimum serait que le fédéral réévalue son attitude à l’égard des médias qui produisent de l’information et qui ont la décence de payer leurs impôts.

Nous devons exiger, en échange d’un soutien financier gouvernemental, un engagement des médias à la production de contenus originaux, fiables et de qualité, de même qu’à la présence d’une diversité des points de vue.

Cependant, ne nous faisons pas d’illusions quant à la réponse du gouvernement Trudeau. Il répondra probablement favorablement en partie aux demandes des grands médias – ce qui aurait au moins pour effet de sauvegarder des emplois – mais il ne leur imposera pas des conditions pour une presse plus démocratique et encore moins reflétant les aspirations du Québec.

L’auteure est députée du Bloc Québécois.