La Presse, l’aut’journal et le droit à l’information

2018/02/27 | Par Pierre Dubuc

Dans l’édition du mois de février du journal français Le Monde diplomatique, l’ex-président progressiste de l’Équateur, Rafaël Correa, raconte la difficulté qui a été la sienne de « gouverner sous les bombes médiatiques » des grands groupes de presse. Son analyse dépasse le cadre de son pays pour englober toute l’Amérique latine. Il démontre comment les huit principaux pays d’Amérique latine, qui étaient gouvernés par la gauche, ont basculé à droite sous les coups de butoirs de grands médias, devenus une arme politique au service de la contre-offensive des partis conservateurs.

En Amérique du Nord, nous assistons à un tout autre phénomène. Il n’y a pas eu de gouvernements de gauche au pouvoir, grâce en bonne partie à la « vigilance » des grands médias traditionnels de la classe dirigeante.  Cependant, ces mêmes médias voient aujourd’hui leur modèle économique mis à mal par des sites spécialisés sur le web et, plus particulièrement, le GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

 

Pour une aide conditionnelle

Au Canada et au Québec, les grands médias écrits, qui voient leur principale source de revenu (la publicité) migré vers Facebook et Google, supplient les gouvernements de leur venir en aide. Au nom de la « diversité de l’information », ils critiquent, certes avec raison, la manipulation de l’information par les algorithmes de Facebook, qui n’alimentent ses lecteurs qu’avec des articles confortant leur point de vue. Mais est-ce à dire que nos grands médias présentent une « information diversifiée »? Est-ce à dire que la défense du « droit à l’information » se limite à remplir avec de l’argent public les coffres de La Presse de Power Corporation et des médias régionaux de Capitales Médias de Martin Cauchon? Des médias, faut-il le rappeler, avec une longue tradition antisyndicale, néolibérale et fédéraliste!

Entendons-nous bien, nous ne souhaitons pas la disparition de ces médias. Mais l’aide gouvernementale devrait être assortie de conditions assurant une plus grande variété de points de vue et non pas constituer une aide inconditionnelle comme le récent prêt de 10 millions $ à Capitales Médias par le gouvernement Couillard.

Au nombre de ces conditions, on peut penser, à titre d’exemples, à la présence d’un éditorialiste indépendantiste dans les journaux de Power Corp. et de Capitales Médias, comme Bernard Landry l’avait jadis demandé – sans succès – à Paul Desmarais. Une autre exigence serait la présence d’un journaliste attitré à la couverture des activités syndicales. Le dernier ayant eu pour mandat le « beat » syndical dans les médias traditionnels a été Pierre Vennat de La Presse… qui a pris sa retraite en 2002!

 

Les mamours de La Presse

De toute évidence, dans le but de s’assurer l’appui du public à ses demandes pressantes d’aide à un gouvernement Trudeau, sous influence du lobby GAFA, La Presse offre, depuis quelques temps, un plus large éventail de points de vue. C’est facile dans le contexte politique actuel. Les libéraux fédéraux dominent outrageusement les sondages avec plus de 50% des intentions de vote. Au Québec, La Presse peut se permettre de critiquer le gouvernement Couillard, l’alternative étant la CAQ,  et le PQ a renoncé à la tenue d’un référendum! Que demander de plus ! Au plan social et syndical, c’est le calme plat. Et le projet de pipeline d’Énergie Est est abandonné!

Quand des enjeux importants surgiront, nous verrons les chiens de garde du système sortir du chenil, prêts à mordre syndicalistes, environnementalistes et indépendantistes… y compris ceux qui avaient rallié leur campagne à la « défense du droit à l’information »!

 

Opération « blanchiment de l’information »

Au cours de ses 34 ans d’existence, l’aut’journal a connu des périodes d’effervescence et des creux de vague. De toute évidence, nous sommes présentement de plain-pied dans la deuxième catégorie. En précisant, toutefois, que nous n’avons jamais connu, au cours des années, d’épisode de « blanchiment de l’information » par les grands médias, comme c’est le cas actuellement.

L’opération est si habilement menée qu’elle envoûte des défenseurs du droit à l’information au point qu’ils en oublient la nature véritable des grands médias traditionnels et négligent le soutien qu’ils apportaient et qu’ils devraient continuer à apporter à l’aut’journal.

Pendant ce temps, l’aut’journal doit faire face à des augmentations de coûts (par exemple, 3 000 $ de plus par année pour l’impression de ses 20 000 exemplaires mensuellement).

De plus, nous sommes, nous aussi, affectés par le développement des nouvelles technologies de l’information. Non pas par la migration de la publicité commerciale – nos pages en sont exemptes – mais par la présence de deux publics bien distincts, sur une base en grande partie générationnelle, mais pas uniquement. Ainsi, nous rejoignons par le biais de notre site Internet celles et ceux qui ont abandonné la lecture d’un journal papier, avec le travail et les coûts supplémentaires que cela occasionne par rapport à l’époque antérieure  où seul le format papier existait.

Nous avons lancé l’aut’journal, le 1er mai 1984, pour apporter un aut’point de vue, un point de vue progressiste, pro-syndical et indépendantiste, sur les différents enjeux de la société. Un point de vue différent de celui, à l’époque, des trois conglomérats – Power Corp des Desmarais, Québecor de Péladeau et Unimédia de Conrad Black – qui dominaient les médias écrits. Depuis, la concentration s’est accentuée avec, en prime, la convergence des médias écrits, télévisuels et électroniques.

Nous croyons toujours à la pertinence de l’aut’journal, encore plus en ces temps déprimants où le discours d’extrême droite fait paraître « progressiste » le discours de droite. Et nous devons être conscients que nous n’échapperons pas, nous non plus, lorsque les choses se corseront, aux « bombes médiatiques », dont parle Raphaël Correa.

Les grands médias traditionnels claironnent, maintenant qu’ils ont perdu leurs revenus publicitaires, que l’information n’est pas gratuite. Nous partageons ce constat. Mais il faut savoir qui la finance et quels intérêts, elle sert !

Dans notre cas, la réponse est claire. Notre financement provient de notre lectorat et notre orientation est claire.

La liberté de presse a un prix !

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Pierre Dubuc

Directeur et rédacteur en chef.