Solidariser les solidaires avec le nationalisme politique

2018/03/02 | Par Simon Rainville

Avec un discours plus affirmé sur l’indépendance et l’incorporation du groupuscule d’Option nationale, la gauche solidaire changerait-elle enfin d’avis sur la question nationale et les droits collectifs en admettant la limite inhérente à toutes visions « postmodernes », qui glorifient les extrémités au détriment du centre, les particularités sans les généralités ?

Le nouvel essai d’Éric Martin intitulé Un pays en commun : socialisme et indépendance au Québec permet d’espérer que la gauche se renouvelle et se rassemble. Il doit se lire comme un petit guide à l’intention des militants solidaires pour qui l’indépendance nationale rime avec xénophobie rétrograde.

L’argumentaire de Martin est simple et n’a rien de nouveau pour qui connaît l’Histoire du Québec, mais il semblera hérétique pour plusieurs : la gauche doit être socialiste, décolonisatrice et indépendantiste en même temps qu’elle est féministe, écologiste et anti-impérialiste puisque les uns ne vont pas sans les autres. En d’autres mots, il rappelle qu’il est urgent de fusionner les gains de la pensée « moderne » axée sur les droits collectifs et la pensée « postmoderne » guidée par les droits individuels.

Pour celles et ceux qui disent être des citoyen(ne)s du monde déraciné(e)s, libres de toute attache et qui se croient quittes envers le passé, Martin dresse un panorama partiel de l’histoire récente du socialisme québécois, en s’attardant particulièrement aux années 1960-1970, retour obligé, nous dit-il, pour toute réflexion sur le Québec actuel.

D’Hubert Aquin, Martin retient la nécessité de combattre notre atavique fatigue culturelle; à Parti pris, il emprunte l’exigence de lier indépendance, socialisme et laïcité, bien qu’il soit peu loquace sur cette dernière; du Front de libération des femmes (FLF), il reprend l’idée que le féminisme et l’indépendantisme ne sont pas incompatibles; Fernand Dumont et Marcel Rioux lui servent à penser l’urgence de créer un « socialisme d’ici », dans lequel la culture aura la part du lion et de voir la « question du Québec » comme une incontournable voie à emprunter; avec Pierre Vadeboncoeur, il rappelle que l’humain doit être enraciné et redevable à ses prédécesseurs et à la culture de laquelle il émerge s’il souhaite réellement être libre et s’éloigner du relativisme qui nivelle tout.

Armé de ces idées, Martin attaque les positions postmodernes (les droits individuels érigés en intouchables, l’exacerbation des identités minoritaires, la solidarité internationale avant l’accomplissement national, etc.) et montre qu’une partie des insuffisances et des torts de ces positions peut être corrigée par un retour à des idées de la philosophie moderne comme la reconnaissance des droits collectifs et de l’État-nation et la recherche d’un certain monde commun qui accepte l’existence d’une certaine vérité (à l’opposé du relativisme) et d’une légitime autorité.

Le multiculturalisme, argumente Martin à juste titre, est un prolongement du capitalisme libéral par son insistance sur les droits individuels et une négation de l’autodétermination des peuples québécois et autochtones par sa contestation des particularités nationales et son refus d’accepter une réelle pluralité.

S’inspirant de Zizek et de Freitag, il rappelle que la « culturalisation de la politique » où tout devient une question de « tolérance » de toutes les différences individuelles a remplacé les luttes collectives et nationales proprement civiques. « Le multiculturalisme, affirme-t-il avec raison, célèbre la diversité tant qu’elle demeure folklorique et individuelle », ce qui en fait un « racisme indirect ».

À la révolte individuelle, il faut substituer une réflexion politique globale. Martin a ainsi raison d’affirmer que « le fondement de nos problèmes (…) loge dans les formes, structures ou médiations sociales qui organisent les rapports sociaux », qui sont des institutions beaucoup plus délétères que les politiciens qui se disputent notre maigre vote. C’est donc un nouveau projet politique qu’il faut instituer.

Martin se distancie d’ailleurs d’une partie de la gauche actuelle. Il ne ridiculise pas les régions et appelle à trouver des façons de parler aux gens tentés par la droite caquiste et l’extrême droite. Il rappelle aussi que les travailleurs, loin de Montréal, doivent être pris en compte, que le Québec ne se résume pas à sa frange militante. L’essayiste plaide même en faveur d’une réappropriation de notre histoire et de ses symboles et demande aux créateurs de réfléchir en fonction de leur culture nationale et non en tant qu’artistes individualistes. Et encore plus hérétique pour certains : il affirme qu’il ne faudrait pas voter NON lors d’un référendum tenu par la droite, car « il y a progrès historique quand un peuple se dote d’institutions plus rationnelles et mieux en mesure de servir son auto-institution ».

L’essayiste met aussi en lumière l’hégémonie des théories libérales et anarchistes anglo-américaines dans les départements de sciences sociales et humaines des universités québécoises, qui ne devraient pas être les seules enseignées, d’autant plus qu’elles répondent mal aux problèmes particuliers du Québec. Comment établir un « socialisme d’ici » si la pensée des gens instruits vient « d’ailleurs » et que cet ailleurs est précisément la pensée du colonisateur canado-américain ?

Malgré ses mérites cependant, l’essai a parfois les défauts du philosophe s’aventurant en histoire des idées par son manque de contextualisation et n’est pas exempt d’approximation ou de lectures partielles. Par exemple, Martin parle de « la naissance du féminisme au Québec (…) dans les années 1960 », alors que ce mouvement est beaucoup plus ancien. Ou encore, il ne mentionne pas les tensions grandissantes au sein de Parti pris entre ceux qui priorisaient l’indépendance et ceux qui croyaient que le socialisme était le but premier, tensions qui ont mené à la fin de la revue. Ceci n’est pas sans incidence puisque la question est encore d’actualité : à quoi doit-on accorder la priorité ?

Plus grave encore, l’auteur fait dialoguer des époques différentes en comparant notamment le Parti Québécois de 1976 et Québec Solidaire. Les indépendantistes, peut-on lire à plusieurs reprises, ont instrumentalisé le féminisme dans les années 1960-1970. Si l’indépendantisme n’a pas marché main dans la main avec le féminisme, parler d’instrumentalisation est un peu fort. Les deux combats étaient généralement perçus comme complémentaires par plusieurs.

Le propos frôle parfois l’anachronisme et le jugement sur l’Histoire, alors que celle-ci ne demande qu’à être connue. Juger l’Histoire est non seulement stérile, mais contreproductif. Demander à des gens qui souhaitent se débarrasser de la domination canadienne de rompre du même coup avec la domination masculine, n’est-ce pas un peu trop pour une même période, un même groupe?

Par ailleurs, laisser un trou béant – les années 1980 à 2010 - dans son panorama de la gauche et de l’indépendantisme est problématique, car cela empêche de réfléchir aux interrogations soulevées durant cette période au sujet de la jonction du socialisme et de l’indépendantisme. Certains, à l’instar de Gérald Godin, se sont éloignés de la gauche socialiste qu’ils estimaient irréaliste, déconnectée et incapable de compromis. Cette omission permet à Martin de négliger l’héritage du PQ en matière d’indépendantisme et de social-démocratie. Le PQ actuel n’est probablement plus le bon véhicule pour mener à l’indépendance, et encore moins au socialisme. Le PQ historique ne mérite pourtant pas le procès sommaire intenté dans son essai.

Il y a finalement quelque chose de tristement vrai pour plusieurs personnes de ma génération lorsque Martin mentionne dans le prologue qu’il a fallu qu’il voyage à l’extérieur du Québec pour prendre la pleine mesure de notre originalité, de notre état de colonisé et de la sournoise domination canadienne. Comment se fait-il que lui et moi ayons dû réapprendre à lire le néocolonialisme canadien? Comment se fait-il que parler du fédéralisme comme d’une domination soit pour la plupart des gens de notre génération une idée, au mieux, fâcheuse, au pire, rétrograde? Il y a là une question qui me tourmente depuis des années : où la transmission politique a-t-elle failli? Souhaitons que l’essai d’Éric Martin, néanmoins excellent, aide à rapiécer notre mémoire.