Nous vivons toujours au temps des bouffons

2018/03/29 | Par Simon Rainville

Il y a des livres que je suis heureux d’avoir reçus par le service de presse. Je n’ai ainsi pas eu à sortir une tête de reine de mes poches pour engraisser ses valets. Dirigé par Alex Tremblay Lamarche et Serge Jaumain, le collectif Les élites et le biculturalisme. Québec-Canada-Belgique XIXe-XXe siècles est un panégyrique désolant, un autre de ces livres universitaires « objectifs ». De grands savants y font des analyses pointues, à n’en point douter. Mais quelle vision politique se cache derrière cette « neutralité » ?

À l’heure où les sociétés occidentales s’interrogent sur le manque de représentativité démocratique, où les élites mondiales concentrent entre leurs mains une part toujours plus grande de la richesse grâce à la « gouvernance » et où l’élite canadienne nie comme jamais la nation québécoise, ces universitaires n’ont trouvé rien de mieux à faire que de célébrer les « élites biculturelles ». L’analyse des élites a une légitimité scientifique, mais le choix d’un sujet d’étude n’est jamais neutre.

Dans l’introduction, les directeurs affirment qu’ils ont « peu d’espoir de voir le paradigme historique dominant, basé sur le principe d’oppression nationale, disparaître de la perception que les jeunes Québécois francophones ont de leur passé ». Et ils ajoutent que pour parvenir à éradiquer cette vision, il faudra notamment « porter une attention particulière à la formation des futurs enseignants ».

Cette idée est aussi martelée en long et large par le toujours très « neutre » Jocelyn Létourneau, qui nous casse encore les oreilles avec sa « mythistoire » nationaliste qui empêche cette révision. J’aimerais entendre ceux et celles, qui déchirent leur chemise lorsque la Fondation Lionel-Groulx appelle les universitaires à ne pas perdre de vue l’étude de la spécificité québécoise, décrier ce type d’ouvrage.

Il est possible d’écrire un livre entier sur le biculturalisme sans jamais mentionner la Conquête, la dynamique du « speak white », le Serment du test, etc. Pas un mot sur les analyses de Fanon, Césaire ou Miron. Et dire que l’on a décrié Le temps des bouffons de Falardeau comme un film grossier et démagogique !

On nous parle cependant abondamment de « collaboration », de « partenariat », « d’entente » entre élites biculturelles, comme si les groupes nationaux étaient de force égale, comme si le Canada avait vraiment été créé main dans la main par les « deux peuples fondateurs ».

Ces « élites » sont pour la plupart des ennemis objectifs de la nation québécoise et de la démocratie. À la mort de Jacqueline Desmarais, « la grande philanthrope » de Power Corporation, personne n’a mentionné que sa famille fait tout pour nier la nation québécoise depuis si longtemps. Mais Robert Lepage a fait l’éloge de cette grande dame qui avait « un certain favoritisme pour les artistes canadiens-français ».

Armé de creux concepts tels que « la composition démotique », Dave Guénette nous étale pour sa part les « enseignements » (oui, rien de moins de la part d’un « scientifique ») du « consociationalisme », « principe selon lequel les processus décisionnels d’une telle société [biculturelle fragmentée] devraient éviter les mécanismes de démocratie populaire pour plutôt recourir à une démocratie représentative ». Pourquoi ? Parce que le petit peuple agit émotivement. Les élites, évidemment, ont la rationalité de leur côté et, nous dit Guénette, laissent « une empreinte durable » et « écri[vent] l’Histoire ». On croirait lire un discours du 19e siècle !

C’est que, dans cette colonie aristocratique, la division du pouvoir est inutile. Les religieux, les politiciens et les juges de la famille Taschereau (celle du politicien ultra corrompu Louis-Alexandre Taschereau qui peut fièrement siéger à côté de Duplessis), nous apprend Brian Young, ont fabriqué le droit canadien afin de faire entrer la coutume française dans le rang de la common law. Pour remercier la famille, nous dit fièrement Young, Jean-Thomas Taschereau « a été le seul Canadien français à siéger au comité pour l’érection d’un monument commémoratif à Wolfe et Montcalm ». Un monument Wolfe-Montcalm, que demander de mieux pour célébrer le biculturalisme ?

Heureusement, certains collaborateurs sont plus pertinents. Guillaume Durou, par exemple, explique que le gouvernement ontarien a « favorisé une véritable assimilation » des francophones au tournant du 20e siècle. Cela ne l’empêche pas de conclure son texte ainsi : « La dualité culturelle aura été une idée maîtresse pour transformer la société et parvenir à une égalité entre les groupes nationaux ». Comme si l’idée d’acculturer les Québécois était chose du passé et que le biculturalisme égalitaire était une réalité !

Dans le meilleur texte du recueil, Jean-Philippe Warren montre bien que les échanges de lettres ouvertes entre francophones et anglophones depuis les années 1960 ne mènent à aucun rapprochement concret et que même les fédéralistes des deux solitudes ne s’entendent pas sur leur vision du Canada.

La dernière lettre ouverte recensée a été écrite en 2007, et un seul des collaborateurs de l’ouvrage est un anglophone (dans un texte… traduit de l’anglais), par ailleurs bien intégré à la communauté universitaire québécoise. Ne sont-ce pas des signes clairs du désintérêt pour la particularité québécoise au sein des « élites » canadiennes? Mais est-ce si surprenant alors que la déliquescence de la nation québécoise et de sa combativité est à son comble?

Il est par ailleurs étrange que les auteurs cherchent à étudier le biculturalisme alors que les Canadiens n’y croient plus, au moins depuis Trudeau père. Au mieux, ils sont en faveur du multiculturalisme qui aplanit toutes les différences et n’admet que les particularités folklorisées des peuples formant cette « multiculture ». Au pis, ils perçoivent le Canada comme un pays anglo-saxon. La réalité est que le biculturalisme est le nom de façade pour la tolérance agaçante, mais pour l’instant nécessaire, du français au Canada.

Le sociologue français Pierre Bourdieu a expliqué que chaque champ de la vie sociale est le théâtre d’une lutte afin de dicter ce qui est légitime de penser et de discuter. Les médias et la joute politique actuels mettent à mal la légitimité de l’idée d’indépendance et de son corollaire, la défense de la société québécoise. Elles sont présentées comme ridicules et dépassées.

La prolifération des études canadiennes et des ouvrages glorifiant le Canada et le multiculturalisme, de même que l’hégémonie des théories anglo-saxonnes et l’embauche préférentielle de professeurs venant de l’extérieur du Québec, accentuent cet inintérêt pour l’étude de la culture québécoise dans les départements de sciences sociales et humaines.

Parallèlement, le PLQ vient de financer un groupe de recherche intitulé Centre d’analyse politique : constitution et fédéralisme alors même qu’il étouffe les études québécoises depuis des années, notamment en sabrant 40 % du budget de l’Association internationale des études québécoises (AIEQ). Avec l’obsolescence programmée des études québécoises, c’est le Québec qui disparaît des radars nationaux et internationaux.

Avec la volonté grandissante de rejouer le jeu du Canada en acceptant de redevenir une simple « province pas comme les autres » (Bourgault), c’est aussi la légitimité de lutter pour la culture québécoise qui est remise en cause. Il faut y voir la négation de ce que les Québécois cherchent à devenir depuis les années 1960. L’oubli du projet d’indépendance signifie la fin de l’idée même du Québec comme « société distincte ».

Par conséquent, il est de plus en plus légitime d’attaquer l’indépendantisme et la culture québécoise dans l’espace public. Ainsi, Luc Lavoie peut affirmer sur les ondes de LCN qu’il aimerait pouvoir « chasser des séparatisses » et, Couillard, qu’il haït les péquistes, sans que cela choque réellement.

Les ouvrages sur le biculturalisme canadien peuvent se succéder, ils seront bientôt inutiles. Car nous verrons que l’oasis que nous croyions percevoir au bout du désert était un mirage unilingue anglais. Ce jour-là, nous n’aurons même plus besoin de financer des études montrant que notre existence est tolérée et que nos « élites » sont prêtes à toutes les compromissions pour conserver leur pouvoir. En paraphrasant Louis Cornellier, permettez-moi de rappeler que l’avenir canadien du Québec est un cimetière bilingue… si ce n’est unilingue anglais.

Alex Tremblay Lamarche et Serge Jaumain (dir.), Les élites et le biculturalisme. Québec-Canada-Belgique XIXe-XXe siècles, Québec, Septentrion, 2017, 304 p.