Journée de dialogue à l’édifice Lester B. Pearson

2018/04/26 | Par Pierre Jasmin

L’auteur est Artiste pour la paix

Le 20 avril, à l’édifice Lester B. Pearson à Ottawa, une journée entière appelée dialogue sur la non-prolifération, le contrôle des armements et le désarmement a confronté pacifiquement divers points de vue. Même si l’imposition de la règle du Chatham House m’interdit de rapporter exactement les échanges tenus à 99% en langue anglaise ou en tout cas de les attribuer aux protagonistes[1], il serait négatif de qualifier la journée de dialogue de sourds, puisqu’elle a amené quelques éclaircissements intéressants.
 

Une politique étrangère féministe?

Nous avons félicité la ministre des Affaires extérieures Chrystia Freeland (non présente) pour son intention d’imprimer une tendance féministe aux efforts de son ministère. Il faut porter au crédit de cette idée la participation le 20 avril de femmes déterminées et articulées telles Angela Veicht et Rosemary McCarney du côté gouvernemental, Erin Hunt (Mines Action–Canada) oeuvrant contre les mines anti-personnel (Traité d’Ottawa dont le 20e anniversaire n’a été souligné ni par le Premier ministre ni par la présence, autrement que sur vidéo, de la ministre Freeland), des bombes à fragmentation (Convention d’Oslo) et des robots autonomes armés, ainsi que Jessica West (Project Ploughshares) dénonçant l’intention du vice-président américain Pence, exprimée à Denver le 16 avril, d’assurer une domination guerrière américaine dans l’espace, ce qui représenterait une brèche dans sa situation actuelle de non-armement. Les idées exprimées avec clarté par ces quatre jeunes femmes augurent bien d’une politique étrangère canadienne assise sur des principes féministes, à la condition toutefois qu’on ait le courage de vraiment les appliquer.

Car il y a loin de la coupe aux lèvres. Peggy Mason de l’Institut Rideau, avec son franc parler étonnant de la part d’une ancienne ambassadrice (au désarmement), a dénoncé des confrères aux positions reflétant une « toxicité masculine » hantant divers forums tels les sommets de l’OTAN et celui du G-7, dont les ministres des Affaires étrangères sont à Ottawa en fin de semaine.

Dans mon document pré-rencontre[2], je déplorais qu’on voie peu interagir madame Freeland avec la ministre du Développement international Marie-France Bibeau, la Secrétaire générale de la Francophonie, Michaëlle Jean et la ministre des Affaires autochtones Carolyn Bennett, amicalement confrontée par la championne du mouvement Idle no more, la cinéaste Alanis Obomsawim. Pourquoi donc la ministre Freeland consacre-t-elle la grande majorité de ses rencontres avec des Américains mâles et semble éviter Elayne Whyte-Gomez du Costa-Rica, Sinam Mohamed, déléguée Kurde de la Rojava, Rigoberta Manchu au Guatemala, Malala Yousafzaï du Pakistan, Arundhati Roy à New Delhi, Ahed Tamimi en Palestine et les représentantes des communautés yéménites, rohingyas, catalanes etc? Et à la veille de l'envoi d'un contingent à participation féminine de Casques Bleus canadiens au Mali, le gouvernement ne doit-il pas contrebalancer l’accent mis jusqu’à présent sur l’OTAN (envoi de troupes en Ukraine, Lettonie mais Dieu merci, le Canada ne s’est pas joint aux frappes en Syrie) et calmer les inquiétudes légitimes[3] face à cet envoi de militaires en Afrique en veillant à ce que les objectifs et modalités propres aux opérations de paix de l’ONU soient respectés? Car il y a danger de voir la France militairement impliquée au Mali plaider pour des opérations agressives, puisque des pressions transparaissent hélas en ce sens de la rencontre Trudeau-Macron du 16 avril.

À mon premier reproche, on a répondu que c’étaient les médias qui donnaient cette impression par leurs choix éditoriaux, car en réalité, la ministre avait bel et bien rencontré la « ministre culturelle » des Kurdes (même si on n’a pas spécifié s’il s’agissait bien de madame Sinam Mohamed en visite depuis une semaine et demie au Canada) et l’ambassadrice du Costa-Rica, qu’elle a, dans le cadre de l’affirmation de sa politique étrangère féministe, la ferme intention de rencontrer à nouveau dans un futur rapproché, information qu’on a pris soin de venir privément me chuchoter à l’oreille (sic!).

Pierre Jasmin (APLP, MPQ et Pugwash Canada), Debbie Grisdale (Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire) et Steven Staples (Institut Rideau et ceasefire.ca) encadrent Elayne Whyte ambassadrice du Costa Rica le 25 septembre 2017, après la signature symbolique d’une copie du traité par une sénatrice, une douzaine de députés NPD et la chef du parti Vert devant le Parlement d’Ottawa.
 

Premier point d’achoppement nucléaire de la rencontre

Rappelons qu’Elayne Whyte-Gomez avait, le 22 juillet à l’ONU, rassemblé 122 pays autour de son Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires. Or, elle avait été complètement ignorée par le ministère lors de sa visite à Ottawa à notre invitation en septembre dernier (voir photo). La ministre a réagi mollement à l’attribution du Prix Nobel de la Paix à la canadienne Setsuko Thurlow[4]. Un sommet de haut-niveau de l’ONU de deux jours avec 140 pays des Nations-Unies énonçant une politique humanitaire anti-nucléaire a été boycotté par 30  pays dont les 27 de l’OTAN, y compris le Canada.

La rencontre de vendredi a donc vu un affrontement (paisible) entre une vingtaine d’organismes de paix croyant au désarmement nucléaire via le TIAN et une trentaine de fonctionnaires contraints de défendre la ligne suivie par le gouvernement. Bev Delong, présidente du Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire, avait pris soin de réunir ses troupes toute la journée du 19 avril ayant débuté par un brillant discours de l’ex-sénateur Douglas Roche, celui-là même qui avait dirigé avec quatre autres commissaires, l’Enquête populaire sur la Paix et la Sécurité de 1992[5] ignorée par l’actuel ministre libéral de la Défense. Seize pacifistes, dont Murray Thomson O.C., Metta Spencer, éditrice du trimestriel Peace Magazine et membre exécutive de Science for Peace, Robin Collins et Earl Turcotte du groupe 78 et l’auteur de ces lignes ont participé à la rencontre du 19 à l’hôpital Bruyère, de 8h 45 à 17 heures, afin d’assurer de futures lignes d’action commune.

Une douzaine d’entre nous avons aussi participé à la journée du 20 avec pour mot d’ordre de rappeler constamment l’illogisme nucléaire du gouvernement Trudeau. Il est vrai que 85% des discussions du jour ont été enrichissantes : saluons en particulier le travail accompli internationalement par les vérifications canadiennes (Vishal Kapur, Angela Veitch) sur les essais nucléaires. Ceux de la Corée du Nord ont été trahis par des relevés sismographiques (d’ailleurs, peu d’intervenants pacifistes croient que Kim Jong-un sabordera ses armes nucléaires). Mais il est surprenant que le sujet majeur suivant n’étant pas à l’ordre du jour, ce fut mon initiative de l’aborder quinze minutes avant la fin de la rencontre : il s’agit de la déclaration par l’Agence internationale d’énergie atomique que l’Iran respecte totalement les conditions sévères de non-enrichissement nucléaire selon l’entente signée en 2015, remise en question par Israël, l’Arabie saoudite et Donald Trump, heureusement confrontés à ce sujet par Emmanuel Macron. C’était en partie le sujet d’une conférence adroitement organisée par le Groupe 78 le 19 au soir dont l’invité était l’ambassadeur iranien Hossein Massouvian qui a livré une leçon d’histoire démontant tous les arguments (sauf celui de l’anti-féminisme) sur la prétendue agressivité de son pays, constamment assiégé depuis la guerre appuyée par les puissances occidentales et conduite au prix de centaines de milliers de morts par Saddam Hussein et les soldats d’Irak.

On m’a permis de faire audacieusement la toute dernière intervention vers 17 heures que j’ai axée sur la position pro-nucléaire du Canada. Le gouvernement Trudeau dénonce le TIAN sous prétexte qu’aucun des neuf pays armés de bombes nucléaires n’y a adhéré. J’ai rappelé qu’en décembre nous étions parmi la centaine et plus de manifestants, auxquels s’étaient joints la mairesse de Montréal Valérie Plante et Sophie Grégoire Trudeau venue d’Ottawa, honorant sur le Mont-Royal la mémoire des treize polytechniciennes assassinées. On appuyait tous une interdiction de vente de mitraillettes et autres armes de destruction massive à petite échelle. Personne au gouvernement n’est alors intervenu contre une telle loi sous prétexte qu’aucun membre de la NRA ne s’y était joint…


D’autres points majeurs de friction

Le fait que le ministère des Affaires étrangères tergiverse face à la ratification du Traité onusien de commerce des armes a suscité bien des critiques, commençant par la honteuse exportation vers l’Arabie Saoudite de véhicules blindés à 15 milliards de $ et les autres inacceptables exemptions que le Canada cherche hélas à inscrire au TCA, critiquées par Earl Turcotte[6] du Groupe 78 et Cesar Jaramillo et Jessica West de Project Ploughshares. Un membre de la direction des politiques et opérations des contrôles à l’exportation a pris soigneusement en note ma référence au reportage du 16 avril, critique avec raison de la position du ministère, par Marc Godbout[7] (Téléjournal - Radio-Canada).

Ma recommandation que le Canada quitte l’OTAN, recommandation appuyée la veille par Murray Thomson (Convention sur les armes nucléaires, signée par mille membres de l’Ordre du Canada), ainsi que par Judith Wouk et Phyllis Creighton, toutes deux de Voice of Women, a été accueillie par un silence glacial; elle me semble pourtant endossée par la grande majorité des pacifistes québécois et en 1969, elle avait été formulée par nul autre que le Premier Ministre Pierre Elliott Trudeau, avec ses ministres Éric Kierans et Gérard Pelletier, selon l’éditorialiste de l’Aut’Journal Pierre Dubuc [8].  

Le guêpier du Moyen-Orient et ses environs

La philosophe Hannah Arendt écrivait en 1975 : Quand tout le monde vous ment en permanence…, le résultat n’est pas que vous allez croire ces mensonges mais que plus personne ne croira plus rien. Un peuple qui ne peut plus croire est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et d’un tel peuple, vous ferez ce que vous voudrez…

Là où aucun consensus ne s’est dégagé ni semble prêt de se dégager, c’est la situation de guerre qui empoisonne tout le Moyen-Orient jusqu’à l’Iran (comme on l’a vu), le Bahrein, le Soudan et surtout le Yémen (agressés par l’Arabie saoudite), la Turquie agressant les Kurdes et jusqu’en Libye, où notre demande d’enquête sur les bombardements de l’OTAN par le général Charles Bouchard n’avance guère[9]. Il a été depuis promu PDG de Lockheed Martin Canada, dont la maison mère américaine produit bombes nucléaires, mines anti-personnel et avions furtifs F-35, alors que les Africains meurent par centaines chaque mois dans leur fuite en Méditerranée ou dans les camps de concentration libyens.

Le chancre purulent est évidemment la Syrie : notre réunion qui suivait de six jours le bombardement par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, a vu un de ses directeur accuser par un discours néo-colonialiste « le Brésil, l’Inde, l’Iran et les pays Africains d’échapper à leur responsabilité de dénoncer les actions russes », tandis qu’un autre s’indignait que l’usage de la force internationale soit davantage critiquée que l’attaque chimique « présumée » (j’ajoute cet adjectif) « attribuée » (j’ajoute ce participe passé) à la Syrie. N’est-ce pas normal, ai-je vivement rétorqué, qu’on condamne « l’exportation » illégale, reconnue par les trois nations coupables, de missiles à 3 millions de $ chacun explosant sur la Syrie et que nous réservions notre jugement sur les attaques chimiques, avant que l’ONU les prouve et en trouve les auteurs? Mon intervention a laissé les deux directeurs muets, sauf l’accusation « néo-colonialiste » qui passait fort mal.

Ajoutons qu’au moment de mon intervention, je n’avais pas en mains la dénonciation par Yves Engler que Global Affairs Canada a accordé 12 millions de $ à des groupes hostiles à la Syrie, tels les Casques Blancs. On comprendra pourquoi il est si difficile de parler de paix en Syrie, car un gouffre sépare les pacifistes qui s’appuient sur les positions par exemple de Mère Agnès-Mariam de la Croix, alliée de Mairead Maguire Corrigan, prix Nobel de la paix 1976, que la France et BHL ont accusées des pires intentions et dont le Canada ignore totalement les informations dignes de foi, pour plutôt appuyer des terroristes armés. Je conjure enfin les lecteurs d’avoir la patience de lire notre article nuancé du professeur titulaire de l’UQAM, Rachad Antonius, datant de plus d’un an, suivi en commentaire par un article en anglais du site américain FAIR.org que j’ai traduit en partie[10] : on en conclura que le mélange humanitaire/guerrier, défendu par la notion  Responsabilité de protéger (R2P) chère aux Libéraux, doit être combattue par les vrais amoureux de la paix.         

Pierre Jasmin
artiste pour la paix honoraire
membre de l’exécutif de Pugwash Canada
membre du steering committee du Canadian Network for the Abolition of Nuclear Weapons
co-président d’honneur du Mouvement Québécois pour la Paix
et professeur honoraire Université du Québec à Montréal

 

[1] Trois (l’an dernier, deux seulement!) Québécois y participaient : Martin Larose, du secteur de la non-prolifération et du désarmement, qui a principalement animé la rencontre alors qu’il débarquait d’avion de retour de Chine, Jocelyn Coulon qui n’a pas parlé, laissant son plus récent livre Un selfie avec Justin Trudeau qui obtient beaucoup de succès exprimer ses critiques acerbes de la politique extérieure, et l’auteur de ce compte-rendu.

[2] Intitulé Six recommandations par un pacifiste québécois, disponible sur demande

[6] Ses interventions ciblées ont fait mouche à de nombreuses reprises, vu sa connaissance pointue des dossiers, soulignée par le directeur général Richard Arbeiter.