Camille Laurin : le français sur la place publique

2018/05/16 | Par Nicolas Bourdon

L’auteur est professeur au collège de Bois-de-Boulogne

Dans un chapitre de son livre Revoir nos idées préconçues, Michel C. Auger estime que « [La loi 101] a été un immense succès dont tous les Québécois ont le droit d’être fiers. » Pour appuyer ses propos, il cite un pourcentage du dernier recensement de Statistique Canada : 94,5 % des Québécois peuvent soutenir une conversation en français. Il y a là matière à célébrer selon le journaliste. Qu’en aurait pensé le ministre responsable de l’adoption de la loi 101 Camille Laurin ?

Le journaliste Auger avance une statistique qui évoque une potentialité : 94,5 % des Québécois peuvent soutenir une conversation en français. Mais cette conversation la soutiennent-ils vraiment ? Et surtout la soutiennent-ils sur la place publique ? Il est évident que le but de la loi 101 était de faire du français la langue commune de l’espace public. Remarquons qu’au moment de l’adoption de la loi 101, une nette majorité de Québécois avaient pour langue maternelle le français, mais cette langue était peu présente ou carrément absente de l’affichage commercial, elle était la langue des emplois peu rémunérés et elle attirait peu les nouveaux arrivants qui inscrivaient massivement leurs enfants dans des écoles anglophones. Bref, c’était une langue qui avait peu de prestige et qui se cantonnait bien souvent au foyer.

La loi 101 vient changer la donne en 1977. On peut dire que l’État permet alors au français de sortir enfin de la sphère privée dans lequel il s’étiolait pour s’épanouir dans l’espace public. Des gains majeurs ont alors été réalisés. Depuis, certains de ces gains ont été annulés; d’autres sont fragiles et menacés.

 

Langue du travail

Les milieux de travail sont de plus en plus bilingues : la proportion des travailleurs qui parlent le français le plus souvent au travail est passée de 82 % en 2006 à 79,7% en 2016 selon Statistique Canada. À Montréal, l’usage du français comme principale langue de travail est passé de 72,2 % à 69,6 % pendant la même période. Autrement dit, environ un tiers des travailleurs à Montréal n’a actuellement pas le français comme langue principale de travail. N’en déplaise à Auger, il n’y a pas là de quoi pavoiser ! Plusieurs employeurs continuent d’ailleurs d’exiger le bilinguisme de leurs employés, même si leurs tâches ne le justifient pas, en se moquant des dispositions de la Charte de la langue française. Loin d’être un phénomène « cool » et libéral, la bilinguisation des milieux de travail s’accompagne donc de la négation du droit des travailleurs francophones à travailler dans leur langue maternelle. À ce propos, Camille Laurin aimait répéter que « c’est la liberté absolue qui opprime et le droit et l’intervention de notre État qui libère. »   

 

Éducation

Autre phénomène qui aurait inquiété le docteur Laurin : le bilinguisme institutionnel dans l’enseignement qui actuellement touche en particulier le niveau collégial. Le cégep de Sainte-Foy, le plus gros cégep de la région de Québec, a ainsi modifié en catimini, en juin 2017, sa politique de valorisation de la langue française : le français n’est désormais plus la seule langue d’enseignement de l’établissement, mais bien la langue « prépondérante ». Ce changement permet à l’établissement de créer deux DEC bilingues à l’intérieur même de ses murs. D’autre part, des DEC bilingues sont déjà solidement implantés dans les collèges privés : les collèges Mérici, O’Sullivan (Montréal et Québec), LaSalle, Sainte-Anne et Laflèche en offrent, tandis deux cégeps publics francophones offrent des DEC bilingues en partenariat avec des cégeps anglophones.

En ce qui a trait à l’éducation primaire et secondaire, Laurin déplorait « l’adoption par Ottawa du Bill of Rights qui imposait la clause Canada en matière d’éducation, au mépris de la juridiction jusqu’alors reconnue au Québec à cet effet. » Cette clause constitue une brèche majeure à la loi 101 et empêche le Québec de franciser convenablement ses immigrants provenant du Canada anglais. Cette brèche pourra être réparée sans doute uniquement si le Québec devient un pays indépendant.

 

Affichage

La loi 101 faisait du français la seule langue de l’affichage. La Cour Suprême jugea inconstitutionnelle l’interdiction de l’affichage de l’anglais. Le gouvernement Bourrassa, après quelques velléités de combat, finit par se soumettre au jugement de la Cour au grand dam de Camille Laurin : la loi 101 modifiée accorde une « place prépondérante » au français dans l’affichage, mais permet la présence de l’anglais. L’anglais est aujourd’hui bien présent dans l’affichage commercial, particulièrement à Montréal, où il occupe souvent un espace aussi important que le français : ce poids égal accordé aux deux langues dans l’affichage constitue d’ailleurs une sorte de « Bonjour-Hi » visuel.

 

Indépendance 

Camille Laurin a démissionné au moment du beau risque de René Lévesque et il est revenu en politique active dans l’équipe de Jacques Parizeau pour participer au référendum de 1995 : c’est dire à quel point l’indépendance nationale motivait son engagement politique ! Le député de Bourget savait que sa loi était menacée par le cadre constitutionnel canadien. Or, l’indépendance vient renforcer la Charte de la langue française en cassant la légitimité du bilinguisme institutionnel promu par le fédéral. Ce bilinguisme a percé des brèches importantes dans la loi 101, dans les domaines de l’éducation et de l’affichage.

Mais ces brèches n’ont pas été colmatées et l’indépendance n’est pas advenue. Entretemps, l’anglais s’est progressivement imposé sur le marché du travail, dans l’affichage et en éducation. Nous devons décider si nous voulons continuer à voir la langue française s’atrophier petit à petit entre les quatre murs de nos foyers ˗ un sort que connaît malheureusement le français au Canada anglais ˗ ou si nous voulons lui redonner toute sa vigueur en lui permettant de s’épanouir pleinement sur la place publique. Camille Laurin aurait porté un regard inquiet sur la situation présente et aurait agi; il n’aurait certainement pas partagé l’inaction et le jovialisme aveugle d’un Michel C. Auger.