Yuja Wang, artiste à messages

2018/05/18 | Par Pierre Jasmin

Photo: Kirk Edwards

L’auteur est pianiste et artiste pour la paix

Mardi le 15 mai à Montréal, un récital de la pianiste Yuja Wang se produisait dans une salle comble de mélomanes à la Maison symphonique. M’y avaient attiré non seulement la réputation de celle qui, attachée à l’exclusive Universal/Deutsche Grammophon Gesellschaft, fut proclamée « Artiste de l’année 2017 » par le magazine Musical America, mais aussi son programme d’une rare exigence, annoncé par l’avisé critique du Devoir, Christophe Huss, qui a titré son compte-rendu enthousiaste du lendemain, Wonderwoman, montrant à quel point cette artiste se distingue du « bling-bling » étince-lant-Lang-Lang.

Difficile de rater le message dominant de la soirée par cette artiste y ayant programmé des œuvres annonciatrices de crépuscules de civilisation. Drapée d’une robe longue émeraude scintillante qui masquait jusqu’à terre son efficace jeu de pédale, la pianiste avait effectué un pertinent changement dans les sept Sergueï Rachmaninov qui ouvrirent la soirée en confiant à l’introduction la marche interprétée sur un mode peu martial du prélude en sol mineur, y procédant ensuite par paires de tonalités : deux dramatiques do mineur, suivies de la lugubre « tonalité de la mort » du si mineur, sorte de trou noir d’expression désespérée, pour finir par l’étude-tableau en mi bémol majeur (relative de do mineur), assombrie en finale par une autre en mi bémol mineur, se terminant par un adoucissement amer pour en calmer le tumulte révolutionnaire. Car les études-tableaux opus 39 de Rachmaninov furent ses dernières œuvres composées en Russie en 1917, avant son exil en Amérique et en Suisse, où ses dernières compositions pianistiques, à l’exception du quatrième concerto maintes fois remanié, allaient, privés de la sève originale slave, s’inspirer de thèmes de Corelli ou de Paganini. Le succès pianistique sans pareil (si ce n’est de Vladimir Horowitz) du compositeur-interprète, venu souvent à Montréal à l’invitation du pianiste montréalais Alfred Laliberté, réussissait à masquer le désarroi du créateur privé de sa patrie nourricière.

D’Alexandre Scriabine, autre ami de Laliberté, Yuja Wang avait naturellement choisi la dernière sonate opus 70, dont la composition avait suivi de près la neuvième, intitulée «messe noire». La dixième et mystique sonate, proche de la sonate d’Alban Berg par son traitement motivique de fragments oniriques traversés par des obus de lumières éclatantes en trilles, met en scène un langage épuré à l’extrême, qui allait s’épuiser en ses préludes opus 74 de sa fin de vie, suivie par la mort par noyade de son génial fils, compositeur aussi (que me raconta à Los Angeles celui qui repêcha son corps). Mes études à Moscou avec le pianiste Stanislav Neuhaus, héritier artistique de Boris Pasternak (l’auteur du Docteur Jivago fut d’abord compositeur en sa jeunesse, étudiant auprès de Scriabine) et une photo couleur de Scriabine qui orne mon salon, reçue des propres mains du compositeur à New York par Laliberté (merci à feue madame Jarry), m’autorisent, je crois, à porter le jugement de « fabuleuse » interprétation par la pianiste chinoise.

Huss a bien raconté le défi extrême posé par les trois études qu’elle a choisies de György Ligeti, la première évoquant par moments son compatriote Bartók au langage d’une vitalité rythmique sans égal, alors qu’il avait fui les Nazis en Amérique, désargenté, déprimé et foncièrement pessimiste et qu’il mourut un mois après les explosions atomiques de Hiroshima-Nagasaki. Vitalité rythmique sans égal? Ce serait injuste pour Harlem, où il assista probablement à des improvisations de jazz. La troisième étude qui a clos la première partie du récital vit l’interprète, domiciliée à New York, dans un sommet pianistique, se jouant des syncopes multipliées par le compositeur hongrois, qui composa pour et non contre le piano, comme plusieurs de ses contemporains desséchés par le langage sériel.

La deuxième partie du récital renforça sa thématique unique de fin de civilisation, grâce à une interprétation visionnaire de la troisième des sonates dites de guerre de Sergueï Prokofiev. J’ai longtemps travaillé cette œuvre, censée selon les musicologues soviétiques représenter dans le triptyque la victoire russe sur les hordes hitlériennes. Yuja Wang a intuitivement saisi la lucidité d’un humaniste devant la destruction de son pays par la guerre, sa première femme espagnole exilée en Sibérie et sa deuxième compagne, juive, constamment menacée par Staline. Sa mort en 1957 fut hélas simultanée à la sienne,  précédée par un accident vasculaire dont on constate les ravages dans son hélas peu convaincante neuvième sonate. Et la difficulté extrême pour l’interprète de créer un bloc cohérent avec les trois mouvements de la redoutable huitième sonate pour piano de Prokofiev, redoutable par le sens aiguisé requis pour dompter sa complexe structure de forme-sonate, non seulement fut résolue par la pianiste de trente-et-un ans qui, au-delà de ce premier défi, proposa une interprétation étonnante de maturité concentrée, contrastant avec la mini-jupe jaune qu’elle arborait désormais.

Cette tenue provocante à souhait, soulignée par une démarche chaloupée imposée par ses talons hauts, allait lui faciliter l’aisance corporelle requise par les nombreux rappels dont elle gratifia, remplie d’indulgence, SON public qui attendait ces bonbons. Car dans la lignée des virtuoses russes Pletnyev et Matsuev, Yuja Wang a développé des improvisations diablement enjouées qu’on trouve sur youtube, comme ses variations séductrices sur Carmen de Bizet ou celles délicieusement bigarrées sur la Marche turque de Mozart. Quel immense plaisir pianistique, dont j’ai goûté les moindres nuances, même juché au quatrième balcon.

La musicienne qui prime toujours sur la virtuose sut encadrer cet étalage par deux pièces à la sobre simplicité musicale, d’abord un des Lieder ohne Worte, en fa dièse mineur op. 67 no 2 de Mendelssohn, puis, en fin de récital, pour souligner encore la thématique profonde du récital, la mélodie d’Orphée et Eurydice de Gluck, arrangement de Sgambati que Wilhelm Kempff avait immortalisée sur un enregistrement Deutsche Grammophon.

Notre crainte qu’on jugera superstitieuse, alimentée par une démarche voisine qui me fait retravailler deux Köchel 500 de Mozart, la 4e ballade de Chopin et l’opus 111 de Beethoven, est de voir cette soirée-testament visionnaire justifiée par quelque événement fatal, mondial ou personnel à Yuja Wang.