Un selfie avec Justin Trudeau, un regard critique de Jocelyn Coulon

2018/05/23 | Par Pierre Jasmin

Sous-titré Regard critique sur la diplomatie du Premier ministre, cet ouvrage de Jocelyn Coulon publié par Québec-Amérique connaît un excellent succès de librairie, bien mérité vu l’habileté de son auteur à aborder de vivante façon un sujet peu « populaire ». Sur la couverture, la caricature de Chapleau, digne de son doctorat à l’Université Concordia, attire des acheteurs qui seront sans doute déçus de voir l’aspect caricatural de Trudeau très peu exploité (L’ouvrage fut complété avant le pittoresque voyage familial en Inde de notre Premier ministre, amplement commenté sur les réseaux sociaux). L’ouvrage profite de la longue expérience au Parti Libéral de son auteur, davantage que de son appartenance à diverses institutions prônant la paix, quoiqu’on apprécie ses nombreuses et pertinentes références à l’ONU, parsemant tout l’ouvrage. On se souvient avec nostalgie que le Parti Libéral a été un parti d’idées, avec Pierre Elliott Trudeau et Gérard Pelletier.

La première partie qui compte une trentaine de pages s’intitule « Itinéraire intellectuel » [de Trudeau], le titre expliquant pourquoi elle est de loin la plus courte de l’ouvrage. Mais elle fait à juste titre l’éloge « de son esprit de tolérance, d’ouverture et de générosité dans un monde rongé par le racisme, la méfiance envers l’autre, l’oppression des minorités et des immigrants ». On constate aujourd’hui que l’exercice marketing, trop souvent ressassé de ces qualités indéniables, a hélas ! pu leurrer des milliers de réfugiés, qui seront forcés de retourner chez eux après un examen impitoyable et le rejet de leur demande.

Le pouvoir oublie Africains, Palestiniens, Kurdes…

La deuxième partie de cent treize pages porte le titre intelligent de « L’exercice du pouvoir ». D’abord membre du groupe des conseillers sur les affaires internationales de Justin Trudeau en 2014-2015, Jocelyn Coulon y fut amené par son mentor Stéphane Dion, dont il devint conseiller en 2016-2017. Il lui porte une fidèle admiration, qu’il pousse un peu loin quand il approuve, par un prétexte argumentaire juridique de « conviction responsable », le tristement célèbre contrat à quinze milliards de $ des véhicules blindés ontariens vendus à l’Arabie saoudite (qu’un tribunal vient hélas de « justifier » à nouveau).

Mais on respecte les deux hommes pour avoir essayé sans succès de convaincre Justin Trudeau de cesser d’appliquer la politique anti-palestinienne et pro-Nétanyahou de Harper que les Libéraux poursuivent comme étant « pro-Israël ». Leurs efforts courageux par principe de droits de la personne semblent avoir à la fois mis le doigt sur la cause de la non-élection du Canada au Conseil de sécurité de l’ONU et provoqué l’éjection de Dion comme ministre des Affaires étrangères, deux effets liés avec pertinence au chapitre 7, qui critique les hésitations de Trudeau à revenir aux missions diplomatiques et à l’aide internationale favorisées jadis par Jean Chrétien, en particulier en Afrique.

Devant l’indigence de l’aide canadienne tombée à 0,27 % du Revenu national brut sous Trudeau en 2017, Coulon n’hésite pas à se faire le champion de ce continent défavorisé et à dénoncer, en contrepartie, l’annonce de juin 2017 par Trudeau d’une scandaleuse augmentation de 73 % du budget militaire au cours des dix prochaines années ! Quant au chapitre 8, consacré aux Casques bleus canadiens, Coulon aurait gagné à ajouter à sa bibliographie riche de 69 sources les deux ouvrages modernes sur la question par Walter Dorn, professeur au Collège Militaire Royal de Toronto (qui fut mon président à Pugwash Canada).

« L’exercice du pouvoir » de Coulon a donc vu son terme le 10 février 2017, à peine un mois après l’éviction du ministre Dion, alors que le chef de cabinet de la nouvelle ministre Chrystia Freeland lui annonçait sans détour que sa présence n’était plus requise, vu la non-priorité aux yeux de la Ministre de ses dossiers traitant de l’Afrique, du multilatéralisme et du maintien de la paix !

Bombes nucléaires et sables bitumineux : What the Fuck !

L’auteur débute donc sa troisième partie « Le Canada et les grands » en illustrant, au chapitre neuf, la détérioration des relations du pays avec la Russie, désormais envisagées sous l’angle étroit et hostile de l’Ukraine nationaliste. C’est tout à l’honneur de Jocelyn Coulon de ne pas succomber à un esprit de vengeance envers la ministre de descendance ukrainienne qui l’a évincé et d’examiner la question objectivement, avec ses propres désaccords légitimes avec Dion. Il conclut à un échec diplomatique de Trudeau, coincé par les exigences militaristes teintées d’un anticommunisme démodé de sa nouvelle ministre et de l’OTAN, qui pourraient jusqu’à provoquer une guerre atomique. Coulon ne fait aucune mention de la question nucléaire, typique de l’ignorance volontaire des Libéraux et d’organismes tels le CÉRIUM ou ses vis-à-vis à l’UQAM : l’Institut d’Études internationales de Montréal ou la Chaire Raoul-Dandurand. Si les lecteurs de l’aut’journal ont pu lire mes multiples prises de position à ce sujet, jamais n’ont-elles été mentionnées dans les « grands » médias.

L’avant-dernier chapitre d’Un selfie avec Justin Trudeau accorde avec raison d’excellentes notes au premier ministre pour son approche de la Chine, ayant profité de l’aura de son père, qui avait audacieusement ouvert la voie, et de l’ouvrage aux éditions Boréal de son frère Alexandre, Un barbare en Chine nouvelle, dont les pages 104 à 112 constituent le plus brillant résumé non idéologique que je connaisse de l’histoire de la Chine, depuis la dynastie Qing au début du XXe siècle jusqu’à nos jours. Notons par contre, du côté négatif, le manque gênant de résultats commerciaux, le passe-droit accordé à la compagnie Nexen, déterminant davantage qu’on ne pense le combat féroce de Trudeau en faveur du projet désastreux de l’extension du pipeline Kinder Morgan, quitte à mettre en prison Elizabeth May et les protestataires des  Premières Nations (Coulon ne mentionne rien de cela).

Le dernier chapitre dresse un portrait flatteur de Chrystia Freeland, maîtresse du dossier Donald Trump, par sa souplesse et son intuition qui anticipent les détours imprévisibles de l’égo surdimensionné du président des États-Unis. Les selfies de Trudeau, dont on se moque, l’ont bien servi dans la conquête de la famille Trump en entier. On verra par contre si cela aura un effet durable et surtout positif (Alena).

Un épilogue de quatre pages et demie remet en scène celui qui a joué un rôle déterminant dans l’accession au pouvoir de Trudeau, l’énigmatique Roland Paris (cinq mentions bibliographiques), qui se demande « sur son blogue de l’Université d’Ottawa, à quel moment le Premier ministre convertira sa célébrité mondiale en action ». Coulon conclut par un résumé fort critique de la politique d’arrière-garde de Trudeau, dont les slogans de statu quo sur les prétendus bienfaits de l’ordre international parsèment les discours à l’ONU et finissent par décevoir même ses plus ardents partisans.

Idéaliste incorrigible, admirateur de son discours à l’ONU voulant réparer les injustices faites aux autochtones, je garde pour ma part l’espoir ténu que Trudeau revienne un jour à ses débuts flamboyants à la COP21 à Paris (décembre 2015) et qu’il se débarrasse de ses financiers torontois avides de pétrole pour entreprendre courageusement la lutte essentielle contre les deux plus grands ennemis de la planète, les changements climatiques et les bombes nucléaires.