Oléoduc et tarifs douaniers : Un virage majeur de la politique économique canadienne

2018/06/05 | Par Pierre Dubuc

Dans un important document de stratégie géopolitique, intitulé « Un Canada ouvert : Stratégie de positionnement mondial à l’ère des réseaux », publié en juin 2010 par le Conseil international du Canada (CIC), un think tank parrainé par l’élite économique du Canada, on remettait en question le libre-échange avec les États-Unis comme fondement de la politique économique du Canada. Le CIC prônait, comme principales alternatives, une plus grande ouverture vers les marchés asiatiques.

Les auteurs du rapport justifiaient leur position en invoquant le déclin économique relatif des États-Unis et la possibilité d’une situation catastrophique si les États-Unis décidaient de fermer la frontière en cas d’attentat terroriste. Il n’y a pas eu de nouvel attentat terroriste, mais l’élection de Donald Trump ! Pas d’attentat terroriste, mais un président qui invoque tout de même la « sécurité nationale » pour imposer au Canada des tarifs sur l’acier et l’aluminium!
 

La stratégie du fou… de Kissinger

Contrairement à la plupart des commentateurs politiques québécois, qui qualifient les politiques de Trump d’« illogiques », de « stupides » ou d’« idiotes », le journaliste Arnaud Leparmentier du journal français Le Monde les associe plutôt à la « stratégie du fou », théorisée par Henry Kissinger, soit de « perturber le jeu, être imprévisible, brandir sans cesse de nouvelles revendications pour déstabiliser ses adversaires et les pousser à faire des concessions ».

Au-delà de la volonté bien réelle de vouloir rassurer sa base électorale, Trump réagit au déclin industriel des États-Unis dans un contexte mondial où s’intensifie la concurrence économique entre les grandes puissances. La guerre commerciale en est l’excroissance naturelle avec son risque d’escalade. D’ailleurs, le président français Emmanuel Macron a raison de convoquer la mémoire des années 1930, en rappelant que les guerres commerciales « peuvent rapidement dégénérer en guerres tout court ».

La presse internationale fourmille d’articles sur la « menace » chinoise avec sa stratégie économique de la nouvelle Route de la Soie et l’augmentation de ses dépenses militaires. Rien de plus logique, dans ces circonstances, que les États-Unis s’assurent de la présence sur leur territoire d’aciéries, d’alumineries et d’autres infrastructures essentielles en cas de conflits militaires.

Une façon d’y parvenir est d’attirer de nouveaux investissements en sol américain dans ces domaines névralgiques en fragilisant ou rompant les accords internationaux. Justin Trudeau ne s’y est pas trompé. Dans des entrevues accordées aux médias états-uniens, il a déclaré qu’il n’était pas question que le Canada accepte la demande de l’administration Trump d’inclure une « clause crépusculaire » dans l’ALENA. « Quelle entreprise voudra investir au Canada s’il y a le risque d’un nouvel accord commercial avec les États-Unis cinq ans plus tard? », a-t-il fait valoir.
 

Trump appuyé par l’élite des affaires états-unienne

Malgré les protestations de certains secteurs du milieu des affaires états-uniens spécifiquement touchés par les politiques de Trump, qui bénéficient d’un large écho au Canada, l’ensemble de l’élite des affaires états-unienne se réjouit de la baisse des impôts, de la déréglementation et des concessions commerciales arrachées à la Chine, selon le magazine britannique The Economist. (The affair. Why corporate America loves Donald Trump, 26 mai 2018). Depuis l’élection de Trump, les revenus des principales entreprises ont augmenté de 22% et, d’après la bible de la classe dirigeante internationale, les investissements ont progressé de 19% aux États-Unis. Cependant, cette augmentation provient surtout, pour le moment, du secteur de la nouvelle économie (Google, Amazon, etc.) plutôt que du secteur manufacturier.

Il est difficile de savoir si l’imposition de taxes sur l’acier et l’aluminium en provenance du Canada et l’insertion d’une clause crépusculaire dans l’ALENA représentent une position ferme de l’administration Trump ou une tactique pour obtenir des concessions. L’argument de la « sécurité nationale » est bien évidemment non-pertinent, le Canada est intégré dans le complexe militaro-industriel états-unien et dans sa politique de défense avec le NORAD. L’objectif de Trump serait plutôt d’arracher des concessions dans la gestion de l’offre en agriculture en échange de l’abandon des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Le premier ministre Trudeau a déclaré aux médias états-uniens que le Canada pourrait se montrer « flexible » sur cette question, ce qui aurait pour effet de mettre en opposition les travailleurs de l’aluminium et les agriculteurs québécois.

Chose certaine, les récents événements viennent confirmer les hypothèses du Conseil international du Canada (CIC), évoquées précédemment sur une détérioration des relations économiques entre les États-Unis et le Canada. Déjà, en 2001, les auteurs du rapport notaient que « le libre-échange génère des rendements à la baisse ». Au cours des douze premières années du traité (1988 à 2000), les exportations (hors énergie) étaient passées de 100 à 360 milliards $, pour redescendre à 250 milliards au cours de la décennie suivante.


Quelles alternatives?

Comme alternatives au déclin des relations commerciales avec notre voisin du Sud, le CIC proposait que le Canada se tourne vers l’Asie, principalement en développant ses relations avec la Chine et l’Inde. Le gouvernement de l’époque, celui de Stephen Harper, était critiqué pour son attitude tiède à l’égard de la Chine et la présence trop importante accordée à la communauté sikhe. Justin Trudeau n’a pas amélioré les choses en revenant bredouille de la Chine, où il devait faire progresser un traité de libre-échange, et avec un voyage catastrophique en Inde.

Mais la principale avenue, dégagée par le CIC, était la construction d’oléoducs pour l’exportation du pétrole des sables bitumineux vers ces deux pays, en faisant valoir que son exploitation générait déjà des revenus équivalents à ceux de l’industrie automobile de l’Ontario. Aussi, il est intéressant de noter que le gouvernement Trudeau a décidé d’acheter l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan au cours de la même semaine que s’envenimaient les relations avec l’Oncle Sam avec l’imposition de tarifs douaniers.
 

Et le Québec dans tout cela?

La signature du traité de libre-échange avec les États-Unis, puis de l’ALENA, à la suite des travaux de la Commission Macdonald au début des années 1980, marquait un changement fondamental d’orientation de la politique canadienne, identifiée jusqu’alors au ministre nationaliste libéral Walter Gordon. Elle s’était caractérisée, au cours du gouvernement de Pierre Elliot Trudeau, par des mesures protectionnistes, comme la création de l’Agence de tamisage des investissements étrangers et la Nouvelle politique économique, qui obligeait l’Alberta à exporter à bas prix son pétrole dans l’est pour satisfaire les besoins de l’industrie manufacturière ontarienne et, dans une moindre mesure, québécoise.

Aujourd’hui, nous sommes peut-être à la veille d’un nouveau changement d’orientation majeur. Le secteur financier de Bay Street à Toronto, qui domine la politique canadienne, n’est plus associé de façon unilatérale à l’industrie manufacturière ontarienne, mais plutôt à l’industrie pétrolière albertaine et à l’exportation du pétrole des sables bitumineux. Dans la perspective d’une détérioration des relations commerciales avec les États-Unis, Bay Street et les pétrolières exerceront de fortes pressions sur le gouvernement canadien pour la réactivation de l’oléoduc Énergie Est, qui devait transporter le pétrole de l’Ouest jusqu’aux raffineries d’Irving à St-John au Nouveau-Brunswick.

Si le Québec a pu bénéficier des retombées secondaires de la politique nationaliste de Trudeau père, il n’en ira pas de même de la politique de Trudeau fils. Dans le rapport du CIC, tout axé sur le développement de l’ouest du pays. Il n’est jamais fait mention du Québec, sinon indirectement par l’invitation faite au gouvernement canadien de sacrifier la gestion de l’offre en agriculture pour adhérer à des traités de libre-échange avec les pays du Pacifique. Une fenêtre s’ouvre donc toute grande pour le développement d’une politique économique nationale québécoise.