La fin prévisible de l’anglais international

2018/06/22 | Par Pierre Dubuc

Dans les pages de ce journal, nous avons abondamment documenté, statistiques à l’appui, le recul du français au Canada et au Québec, si bien que certains, surtout parmi la jeune génération, se demandent si le combat n’est pas perdu d’avance et s’il ne vaudrait pas mieux jeter l'éponge.

À intervalles réguliers, les chantres de la francophonie nous rappellent que 274 millions de personnes parlent le français dans le monde, que le français vient au cinquième rang des langues le plus parlées au monde, qu’il est l’une des langues officielles de 57 États dans 29 pays, qu’il est la quatrième langue d’Internet, etc. Mais, devant la domination monstrueuse de l’anglais à laquelle nous devons faire face quotidiennement, il est difficile de nous rassurer.

 

Les principales langues classées par l’importance relative de leur population de locuteurs de lingua-franca

 

Pour élargir nos perspectives, il n’est pas sans intérêt d’examiner la dynamique des langues à l’échelle mondiale. C’est l’objet du livre de Nicholas Ostler, The Last Lingua Franca. English Until the Return of Babel (Walker & Company, 2010) (La dernière lingua franca. L’anglais jusqu’au retour de Babel). Sa thèse est que l’anglais, confronté aux nationalismes linguistiques et au développement des nouvelles technologies électroniques de traduction, est la dernière lingua franca, la dernière langue internationale de l’histoire.

Dans son analyse historique, Ostler montre que des lingua franca comme le persan et le latin ont été utilisées pendant des millénaires parce qu’elles étaient la langue du commerce international, d’empires militaires ou d’évangélisations religieuses. Ainsi, le latin se maintient après la chute de l’Empire romain, au Ve siècle, à cause de son association avec l’Église catholique. À partir du XIVe siècle, le latin devient la langue de la « République des lettres » en Europe et permet qu’elle constitue une seule communauté scientifique. Copernic, Érasme, Kepler, Galilée, Newton et Descartes publient leurs ouvrages en latin.

L’invention de l’imprimerie assure une plus grande diffusion du latin, mais elle amorce aussi son déclin. La Réforme protestante, qui prône la lecture individuelle de la Bible, et les besoins de l’éducation bourgeoise favorisent le développement des langues maternelles ou vernaculaires.

En 1539, la France adopte l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, qui prescrit la rédaction en français des documents gouvernementaux. Paris jouera un rôle marquant pour la propagation du français comme lingua franca. Richelieu crée l’Académie française en 1635 et il impose le français comme langue de la diplomatie. Jusqu’au milieu du 20e siècle, le français sera la langue de l’élite européenne.

L’anglais prévaudra comme lingua franca à partir de la conquête de la Nouvelle-France, au terme de la Guerre de Sept Ans. La victoire de l’anglais est consacrée officiellement sur le plan diplomatique avec la signature en 1919 du Traité de Versailles. Pour la première fois, depuis le Traité de Rastatt en 1712, un traité international était rédigé dans une autre langue que le français. Depuis, à la faveur de la domination des empires britannique et états-unien, l’anglais a le statut dominant que nous lui connaissons bien aujourd’hui.

Cependant, la question se pose quant à son avenir. Va-t-il demeurer une langue cohérente ou se fractionner et se développer dans une famille de langues, qui deviendront graduellement de plus en plus distinctes les unes des autres, comme ce fut le cas pour le latin?

Cela est peu probable, selon Ostler, qui signale que l’anglais lingua franca ne s’est pas mué en langue maternelle dans les pays où il n’était pas déjà présent, contrairement à l’espagnol et le portugais qui ont été adoptés par les populations des empires coloniaux de ces deux pays. L’anglais n’est pas devenu, non plus, la langue des nouvelles communautés évangélisées par les protestants en Afrique, en Asie et dans les Amériques.

L’anglais international se bute, à notre époque, au nationalisme linguistique, comme c’est le cas au Québec. Ostler cite un exemple extrême, celui des Pays-Bas. L’anglais y est enseigné à tous les niveaux et les médias mettent régulièrement à l’horaire des émissions en anglais non doublées et non sous-titrées, sans susciter de protestation. Mais, en 1990, lorsque le ministre de l’Éducation a voulu faire de l’anglais la seule langue officielle des universités, une vive réaction l’a obligé à revenir sur sa décision. Récemment, le gouvernement a été contraint de préparer un encadrement plus strict de l’anglais et du flux d’étudiants internationaux dans les universités du pays, en réponse aux accusations de « linguicide » de la langue néerlandaise, portées par les syndicats de l’enseignement supérieur. L’anglais est accepté comme ami de la famille, mais jamais comme membre de la famille, en déduit Ostler.

Une lingua franca peut disparaître si son utilisation est interdite ou son statut officiel supprimé. Ostler donne l’exemple du persan en Inde, qui a disparu après avoir été banni d’un coup de baguette par les Anglais après huit siècles de domination incontestée. Des défaites militaires peuvent aussi mener à la disparition d’une lingua franca. Après l’unification de l’Allemagne en 1871, l’allemand est devenu une langue importante dans les communications pour la physique et les sciences au sein du monde universitaire européen. L’Allemagne était alors le centre des innovations scientifiques avec la création de compagnies comme Siemens, Bosch, Thyssen-Krupp, Bayer, Hoechst, BASF, Mercedez-Benz et BMW. Au lendemain de la défaite du nazisme, l’allemand a disparu des publications scientifiques et a été remplacé par l’anglais.

D’autres langues pourraient-elles contester le rôle de lingua franca de l’anglais ? se demande Ostler. Peu probable, bien que certaines d’entre elles soient déjà parlées par un plus grand nombre de locuteurs que l’anglais, comme le montre le tableau ci-contre des langues classées par l’importance relative de leur population de locuteurs de lingua franca. L’anglais vient au troisième rang après le swahili et le malais. Le français ne se classe qu’au 7e rang. Mais, tout comme l’anglais, il a l’avantage sur le swahili, le malais et le mandarin de ne pas être une langue régionale. Le français a une forte présence au Maghreb, en Afrique de l’Ouest et au Canada. Son rayonnement géographique demeure important. L’Alliance française, créée en 1883, administre toujours 1 071 écoles présentes dans 133 pays.

Selon Ostler, la véritable contestation de l’anglais comme lingua franca provient du développement des nouvelles technologies avec les logiciels de traduction verbaux et écrits. Au départ, sur Google, toutes les langues étaient traduites de l’anglais ou vers l’anglais. Ce n’est plus le cas. Ostler notait, au moment de la rédaction de son livre, la présence de traductions possibles de plus de 2 500 couples de langues.

Le vieil adage, selon lequel une langue est un dialecte appuyé par une armée et une marine, est remplacé par : Une langue est un dialecte avec un dictionnaire, une grammaire, un analyseur syntaxique et un corpus de textes de plusieurs millions de mots. Tout cela pourra, éventuellement, être accessible aux quelque 7 000 langues existantes.

Dernièrement, le député Roméo Saganash réclamait la reconnaissance par le Parlement canadien des 25 langues autochtones. Spontanément, on a repoussé sa requête en invoquant les coûts astronomiques en termes d’interprètes et de traducteurs. Mais, comme le prédit Nicholas Ostler, avec les nouvelles technologies, « ultimement et peut-être avant trop longtemps – disons vers le milieu du 21e siècle –  chaque individu pourra exprimer une opinion dans sa langue, verbalement ou par écrit, et tout le monde le comprendra ».

S’agit de tenir jusque-là !