SLAV : Les beautiful losers

2018/07/06 | Par Jean-François Thibaud

J’étais pas loin du centre-ville de Montréal, par une journée d’été. À quelques kilomètres sur la gauche, Leonard Cohen, avec son chapeau enfoncé sur le crâne, dans toute la splendeur de sa murale de cinq étages, me regardait de biais.  

Je pensais à son roman des années soixante, très cru avec ses personnages sexuellement tordus, son histoire parallèle sur le masochisme de Kateri Tekakwitha. Et cette finale érotique avec son amoureuse francophone en pleine manif politique. Et ce titre pour nous nommer, nous, les Québécois , les « beautiful losers ». Ce sacré Leonard !!  Un fichu de bon roman qui me hante encore. Mais je me demandais quand même pourquoi ce n’était pas Félix Leclerc qui se trouvait là,  à sa place et puis… presqu’immédiatement, ma mauvaise conscience d’homme blanc qui murmurait à l’intérieur de moi : et, pourquoi c’est pas un chef améridien ? Mais aucun nom ne me venait en tête… Fait que c’est ce cher Léonard qui est l’emblème de Montréal maintenant. On ne  peut pas dire que ce n’est pas mérité.  Hallelujah est jouée jusque dans les CHSLD francophones et le texte est d’un qualité qu’on ne rencontre pas dans dix milles chansons populaires.

Mais pareil, il nous a qualifié de beautiful losers… et même si ça colle probablement très bien, c’est quand même dur à prendre. Losers, ça y’a pas de doute. Mais beautiful… Je sais pas. Ces temps-ci, je « nous » trouve plutôt assez ordinaire et même franchement laitte. Mais bon, y’a peut-être pas de « nous » finalement. Je ne sais plus. C’est peut-être une vue de l’esprit, le peuple québécois. Ce que je sais c’est que j’ai le cœur qui saigne depuis trois jours à cause d’une histoire d’appropriation culturelle. Et j’ai beau essayé de me raisonner, ce que je perçois comme la lente agonie culturelle de mon peuple elle me fait encore plus mal que la perspective d’une destruction imminente de la vie humaine sur terre. Peut-être que c’est aussi la lente agonie de ma civilisation que je pleure.

Jeudi dernier,  c’était la première d’un spectacle présenté dans le cadre du festival de Jazz au Théâtre du Nouveau Monde et qui portait sur les chants d’esclaves noirs. Un show que la chanteuse Betty Bonifassi cogite depuis quinze ans dans son sous-sol et que le grand Robert Lepage a mis en scène en donnant à cette topique une portée plus large et contemporaine.

Ce soir-là, des activistes sont venus avec des pancartes devant le Théâtre du Nouveau Monde pour demander l’annulation pure et simple du spectacle pour cause d’appropriation culturelle. Il y’avait des Noirs, mais aussi pas mal de jeunes blancs. Qui scandait « Pintal, maîtresse de plantation ! » Pintal c’est la directrice du théâtre.

Moi, j’y étais pas. Mais le lendemain matin, je me suis fait conter l’épisode par un ami ouvrier et artiste qui s’en venait rafistoler un bout de mur de brique chez moi. On lui avait donné des billets. Il avait été encadré par la police et s’était retrouvé à l’intérieur du théâtre, entouré d’un public blanc face à une scène majoritairement blanche, mais qui incluait deux choristes noires. Il jugeait que les manifestants n’avaient pas eu totalement tort de s’en prendre à cette production très blanche de peau sur un sujet si sensible, mais que le ton était quand même très hostile. Moi, je ressentais tout un  malaise parce que ce concept d’appropriation culturelle, j’en ai eu raz le bol dès la première minute où j’en ai entendu parler. Je pensais à Frank Zappa qui se retournait dans sa tombe.

Tout récemment, une pianiste brésilienne, qui accompagnait une chorale d’un de mes amis, a refusé nette de jouer une pièce du répertoire Gospel sur scène à cause de ce concept foireux.

Dans les reportages à la télé, un des leaders des manifestants, un jeune trans black français affichait son arrogante et abyssale stupidité tout en sourire pepsodent. Dans les jours qui ont suivi, un choc générationnel s’est manifesté sur les réseaux sociaux entre les « inclusifs » à tout crin qui défendaient les manifestants et les autres qui exprimaient leur étonnement avec dépit. Comme il fallait s’y attendre, Radio-Cadenas et le Devoir ont donné la parole avec la condescendance qu’on leur connaît aux « experts » de « l’appropriation culturelle » et le journal de Montréal a campé la posture réactionnaire dans une flopée de chroniques. Lepage s’est tenu coi, sans doute conseillé sagement par ses avocats et Bonifassi s’est cassée une cheville entrainant l’annulation de deux  concerts. Le chanteur noir californien Moses Sumney, qui a décidément les reins financiers très solides, vient d’annuler son concert au Festival de Jazz en signe de protestation pour se produire dans ce temple de « l’inclusion » que représente la Sala Rosa.

On en est là pour le moment, dans ce climat vraiment pourri. L’étoile de Lepage aura pâli pour la première fois. Tant qu’à Bonifassi, dont la carrière est à la frontière de la marginalité, il va falloir qu’elle soit plus que solide pour passer à travers cette avalanche de mauvaises nouvelles.

Il y a quelques mois, c’est le mouvement « Me too » qui a provoqué une série de chute de grandes stars dans le show-biz québécois. Très mérité semble le sort du grand bonze du Festival Juste pour Rire, Gilbert Lauzon, un harceleur et violeur notoire, mafiosi et despote de la culture. Déjà plus douteux celui d’Éric Salvail, la star de la télé homosexuelle qui n’a jamais caché sa nature excessive de grand folle insistante et vulgaire, qui lui permettait de faire recette et qui a vu son mini- empire s’écrouler en vingt-quatre heures à cause de « comportements déplacés ». Carrément dégueulasse, le renvoi du directeur du conservatoire, Gilbert Sicotte, pour « harcèlement psychologique ». Sa méthode dure n’étant plus au goût du jour des milléniaux habitués au respect de leur « safe space », on lui a montré la porte manu-militari après trente ans de loyaux services.

Toujours est-il que le Festival Juste pour Rire, mine de rien, est passé aux mains d’une compagnie américaine ICPM Partners, dirigé par un Ontarien, Howie Mandel, qui a déclaré que « (he) love(s) Montreal and the french culture » dans un  anglais respectueux et impeccable. Éric Salvail s’est enfui en Floride et son équipe s’est retrouvée sur la paille. Quant à Gilbert Sicotte, un de nos meilleurs acteurs, je l’ai entendu en interview, essayé de faire semblant d’être encouragé par de nouveaux projets qui seront financé par le géant Netflix au Québec grâce à la nouvelle politique anti-culturelle de notre ministre de l’inculture fédérale, Mélanie Jolie.

Il faudrait bien sûr rajouter quelques paragraphes sur le contexte politico-économique général dans lequel le Québec se trouve pour mesurer l’ampleur du désastre.

Après une vingtaine d’année quasi-ininterrompue de régime libéral corrompu, la liste des entreprises québécoises majeures vendues à des intérêts étrangers s’est allongée sans arrêt. Les chroniqueurs économiques jovialistes des médias nous citent invariablement le méga succès de Couche-tard, cette entreprise de dépanneurs qui croît rapidement aux Etats-Unis, comme le contre-exemple encourageant de cette situation. Un empire de dépanneurs ! Méchante métaphore ! Quant à notre fleuron des fleurons, la  compagnie Bombardier, elle vient de céder gratuitement sa ligne d’avion C-Série de Bombardier à la française Airbus pour se protéger des attaques de Boeing après que les contribuables eurent financé à coup de milliards le développement de ce modèle.

Québec Solidaire, qui se veut l’alternative de gauche politique, ne cesse d’enfoncer le clou de l’Identity politic et tourne autour de 10% des intentions de vote tandis que le PQ, devenu centre droit et ayant abandonné de se battre pour l’indépendance du Québec menace de disparaître. La CAQ, le parti le plus à droite depuis Duplessis a de fortes chances de rentrer au pouvoir. Nos voisins en Ontario viennent d’élire Doug Ford, un hurluberlu d’extrême-droite dans le genre de Trump.

L’Otan, dirige, avec l’argent de l’Arabie Saoudite et l’expertise de la CIA les exactions d’Al Qu’aida au Moyen-Orient. Sous la férule de Donald Trump, l’Occident au grand complet roule les mécaniques face à la Russie, qui vient de lui infliger une défaite militaire retentissante en Syrie, et à la Chine, qui s’apprête à lui infliger le coup de grâce économique qui menace les fondements de sa civilisation. Pendant ce temps, en Libye, détruite tout dernièrement par nos bombes, des dizaines de milliers d’affamés, quand ils réussissent à s’extirper des marchés d’esclaves des djihadistes traverse la Méditerranée pour se cogner aux portes closes d’une Europe épuisée.

Mais qu’à cela ne tienne. Des profs-militants des facultés des sciences humaines des universités, galvanisés par des milléniaux en colère, se concentrent sur la défense des transgenres, du port du voile et de la Burqa dans l’espace publique, et encouragent leurs étudiants  à descendre dans la rue pour dénoncer le manque de sensibilité des artistes blancs qui rendent hommage aux chants d’esclaves noirs pour un public de bourgeois blancs et « exiger » l’annulation du dit spectacle.

Tout ceci n’est pas exclusif à la société des « beautiful losers » que nous sommes. La rectitude politique est un fléau venu des États-Unis et on peut spéculer que certaines tactiques sur le terrain, originent, d’une manière ou d’une autre, des bureaux des innombrables organismes de défense des droits financés par les fondation américaines chapeauté par la National Endowment for Democracy ou carrément, du quartier général de la CIA en Virginie. Tout ceci dans le but de diviser toutes les forces qui pourraient s’unir et résister à l’Empire du bien pour citer l’auteur Philipp Murray.

Dans ce contexte, se cracher dans la main comme le préconisait Félix Leclerc, ça n’est plus suffisant. Vaut mieux rester assis à rien dire et regarder le vaisseau sombrer. Car essayer d’argumenter sur le terrain miné de la concurrence victimaire entraine dès la première syllabe prononcée un torrent de syllogismes mortifères assuré d’entrainer les camps opposés dans une destruction mutuelle. On m’a bien averti, je n’ai plus le droit de chanter « We shall overcome » sans demander la permission à la communauté noire désormais, même si  c’est encore assez nébuleux de savoir qui aura exactement, dans cette communauté,  la légitimité nécessaire pour me permettre de la chanter ou, le cas échéant, appliquer des sanctions contre moi. C’est Leonard Cohen, plus contemporain, qui a très bien exprimé le fait que « everybody knows » that the good guys lost.

Un beautiful loser

 

Photo : Radio-Canada