Vers un désaccord de libre-échange nord-américain

2018/09/28 | Par Jacques B. Gélinas

À peine a-t-il franchi le seuil de la Maison Blanche, le 20 janvier 2017, que Donald Trump signe un décret présidentiel signifiant sa décision de renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), à l’avantage - encore plus !- des États-Unis.

Après un temps d’incrédulité et d’incertitude, le gouvernement Trudeau se prépare pour une renégociation qui s’annonce ardue. Il confie cette lourde tâche à la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland  qui, depuis plus d’un an, y consacre la plus grande partie de son temps.

Lancés officiellement le 16 août 2017, les pourparlers vont prendre, à certains moments, des allures rocambolesques : insultes, menaces, tweets intempestifs de Trump, guerre tarifaire en plein milieu des négociations. Et coups fourrés entre partenaires ci-devant alliés.

 

Pourquoi et comment et le Mexique a lâché son allié canadien

Dans les semaines précédant l’ouverture des négociations, le Canada et le Mexique s’étaient entendus pour que ni l’un ni l’autre ne négocie un accord séparé avec l’ambitieux géant d’en face. Et pourtant…

Le 27 août 2018, stupéfaction côté canadien! Après un an de négociations tripartites, le Mexique et les États-Unis annoncent qu’ils ont conclu un accord bilatéral pour un nouvel ALENA.

On apprend alors que le Mexique a fait toutes les concessions : il ouvre grand son marché aux produits agroalimentaires états-uniens; laisse tomber le tribunal indépendant pour le règlement des conflits entre les parties (le chapitre 19); accepte la prolongation des brevets sur les médicaments, etc. Et pas question d’exception culturelle.

Pour les dirigeants mexicains, c’est le Canada qui le premier a trahi la parole donnée. À la mi-mai, ils apprennent que le gouvernement canadien s’est entendu avec les États-Unis sur une question névralgique à leurs yeux : l’imposition d’un salaire minimum à 16$ l’heure pour les ouvriers de l’auto dans les trois pays.

Selon le Globe & Mail, - édition du 8 septembre 2018 -, c’est la question du 16$ horaire qui aurait fâché les dirigeants mexicains. Cette entente à leur insu leur est apparue comme une trahison de la part du gouvernement canadien.

Le salaire à 16 $/heure représente quatre fois de salaire actuel moyen, dans le secteur de l’auto. Ce bond salarial ferait perdre au Mexique son seul «avantage comparatif» : les bas salaires. Sans l’aubaine du cheap labor, les multinationales trouveront moins attrayantes les délocalisations dans les zones franches du Mexique. Cela se traduira par un peu plus d’emplois aux États-Unis et en Ontario.

Précisons que les travailleurs de l’auto représentent moins de 1% de la force de travail mexicaine. Mais les patrons craignent la contagion. Ce précédent pourrait aiguiser l’appétit des syndicats dans d’autres secteurs où le salaire moyen est de 90 cents l’heure.

Au-delà de ce litige, il faut comprendre que la classe dirigeante mexicaine, très inféodée aux intérêts états-uniens, veut à tout prix s’entendre avec le grand frère du Nord. Enrique Peña Nieto, le président le plus impopulaire de l’histoire du Mexique, souhaite signer le nouvel accord avant de quitter son poste, le 1er décembre prochain.

Celui qui va le remplacer, Manuel Andrés Lopez Obrador, élu le 1er juillet, s’avère plus progressiste. Il aurait des réserves quant aux concessions consenties par Peña Nieto.

 

Ce que Trudeau s’apprête à céder

Lâché par son allié mexicain, le Canada se retrouve face à une sorte d’ultimatum. Le gouvernement Trump l’enjoint de se rallier, dès le 30 septembre au plus tard, à l’accord bilatéral conclu avec le Mexique. Sinon, il risque de rester sur le carreau.

On connaît la foi inébranlable du gouvernement Trudeau dans le néolibre-échange, censé enrichir les classes moyennes. Pas question de baisser les bras.

Mais voilà que, sur l’entrefaite, Donald Trump jette un énorme pavé dans la marre des négociations. Il souffle à l’oreille d’un journaliste de Bloomberg News, qu’il ne fera aucune concession à ses amis canadiens : un accord avec le Canada ne pourra être conclu, confie-t-il, que «totally on our terms» (totalement selon nos conditions). Et d’ajouter : je ne peux pas dire ça publiquement, « car les Canadiens vont se sentir tellement insultés qu’ils ne voudront plus conclure aucun accord ». Comme les murs ont des oreilles, un reporter du Toronto Star a ouï la confidence et l’a rendue publique, le 31 août 2018.

Devant un tel aveu de négociation déloyale, le Canada va-t-il avoir un sursaut de dignité ou d’indignation? Il passe l’éponge. Et le 5 septembre, Chrystia Freeland remet ses troupes sur un pied d’alerte pour un sprint de négociation de la dernière chance.  Elle se démène dans un va-et-vient continu entre Washington, Mexico et Ottawa.

Le 13 septembre, elle fait un saut à Saskatoon où se trouve Justin Trudeau, qui préside un caucus du Parti libéral. Flanquée de son négociateur en chef, Steve Verheul, et de l’ambassadeur du Canada à Washington, David MacNaughton, elle vient prendre des instructions du grand chef. Au point crucial où en sont les négociations, elle a besoin de balises claires sur les points que son gouvernement est disposé à céder.  

En avril 2017, voyant venir les difficultés de la renégociation, Trudeau nomme Brian Mulroney conseiller spécial du gouvernement canadien ès relations avec les États-Unis de Trump. Tous saluent cette nomination comme un choix judicieux. Donald et Brian sont de vieux amis de 25 ans. Ce dernier possède une maison à Palm Beach, en Floride, dans le voisinage de Trump. Fort de cette inspirante amitié et, sans doute, avec l’agrément de celui qui le paie, Mulroney va répétant, depuis sa nomination, que le Canada doit manifester de la souplesse, surtout en ce qui concerne le système de la gestion de l’offre. En clair, il suggère son abolition.

Engagé sur la pente glissante des concessions, le gouvernement Trudeau pourra aussi céder sur l’exception culturelle, qu’il va soutenir… partiellement. La dimension numérique de la culture, devenue si importante pour les artistes québécois, sera probablement sacrifiée. Le chapitre 19 sera maintenu, mais assoupli.

Quant au secteur automobile, bien ancré en Ontario, il devra être protégé bec et ongles. Les élections approchent, il faut ménager l’électorat ontarien.

 

Ce que le Québec se prépare à perdre

C’est donc le Québec qui va souffrir le plus des concessions faites à l’Oncle Sam. Il va apprendre ce qu’il en coûte d’avoir arrimé son wagon à la locomotive fédérale du néolibre-échange et du néolibéralisme. On se souvient de l’appui essentiel que la classe politique québécoise a apporté à Brian Mulroney à cette époque. Les précepteurs du Parti québécois, Parizeau et Landry, auront été les premiers à faire tourner le vent en faveur de l’Accord de libre-échange Canada-US (ALECUS) d’abord, puis de l’ALENA. Ils ont ainsi contribué à l’affaiblissement de l’État québécois qu’ils voulaient souverain.

Aujourd’hui, nos producteurs laitiers, mais aussi les artisans de la culture, se demandent «à quelle sauce ils seront mangés», observe avec sagacité Louise Beaudoin dans sa chronique intitulée : «Trump, l’ALENA et nous». (Le Devoir, 5 septembre 2018).

 

Quelles leçons tirer de ce grand chamaillage ?

«La raison du plus fort est toujours la meilleure.» C’est le prologue d’une fable de la Fontaine que beaucoup d’entre nous avons apprise à l’école : Le Loup et l’Agneau. On peut dire ce même prologue sous-tend la renégociation de l’ALENA.

L’exécrable dans cette célèbre métaphore, c’est non seulement que le Loup s’apprête à manger l’Agneau, mais qu’il clame avoir le droit à le faire. La force justifie ce droit et lui tient lieu de raison. La même tragédie se déroule aujourd’hui sous nos yeux.

Mais les peuples ne se laisseront pas dévorés. Au mois de mai 2017, avant que ne débutent les négociations, les organisations sociales du Canada, des États-Unis, du Québec et du Mexique, se sont réunies à Mexico pour remettre en cause le modèle de libre-échange inauguré par l’ALENA, en 1994.

À l’issue de cette rencontre, les participants ont proposé une alternative réaliste et réalisable. La Déclaration politique trinationale de Mexico appelle à construire un nouveau modèle socio-économique «sur la base de la coopération internationale et de la souveraineté de chaque pays». C’est un plaidoyer pour «la construction de chaînes de production nationales, régionales et locales, dans le respect des droits humains, politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux».

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