Des pilules empoisonnées dans le nouvel ALENA rebaptisé AEUMC

2018/10/23 | Par Jacques B. Gélinas

«Nous avons placé une pilule empoisonnée dans l’accord signé avec le Canada et le Mexique. Et nous pourrons faire de même dans d’autres accords.» (Agence Reuters, le 6 octobre 2018)

C’est le secrétaire au Commerce des États-Unis, Wilbur Ross, qui émet cette candide, mais brutale remarque à propos de l’accord paraphé le 30 septembre dernier. Et il se félicite d’avoir créé un précédent… avec la collaboration du Canada et du Mexique.

Dans le langage financier anglo-saxon, une pilule empoisonnée – poison pill – est une mesure de blocage qu’une compagnie applique pour éviter d’être avalée par une rivale en mal d’expansion. Dans le cas qui nous occupe, les États-Unis veulent se protéger contre le dragon chinois qui menace leur hégémonie mondiale.

Cette pilule aurait été glissée dans l’accord par les États-Unis, à la toute fin des négociations. Depuis que le texte a été rendu public, les analystes y découvrent d’autres granules empoisonnés.  

En acceptant d’avaler ces dragées toxiques, le gouvernement Trudeau a cédé un pan important de la souveraineté du Canada. «Nous avons sacrifié notre indépendance commerciale – et peut-être diplomatique – sur l’autel de l’AEUMC», s’indigne le chroniqueur du Globe and Mail, Hugh Stephens (le 3 octobre 2018).

 

Une pilule empoisonnée pour contrer la montée en puissance de la Chine

L’article 32.10 du nouvel accord vise à encadrer les éventuels accords commerciaux du Canada et du Mexique avec «un pays qui n’est pas une économie de marché». À cet égard, ledit article, qui vise évidemment la Chine, impose deux obligations aux pays membres de l’AEUMC :

  1. Trois mois avant le début des négociations, en aviser les deux autres pays;
     
  2. 30 jours avant la signature de l’accord, permettre aux deux autres pays d’en réviser le texte intégral («to review the ful text of the agreement»), y compris ses clauses les plus confidentielles.
     

Le pays qui ne remplira pas ces deux conditions sera bouté hors de l’AEUMC et les deux autres pays, après un avis de six mois, se retireront de l’AEUMC pour conclure entre eux un accord bilatéral.

Le but est de freiner la montée en puissance de la Chine contre laquelle Donald Trump a engagé une guerre commerciale. Il veut empêcher que le Canada et le Mexique ne penchent de l’autre côté de la Grande Muraille. Le Canada court donc le risque de se voir entraîné par les États-Unis dans un conflit majeur avec la Chine en passe de devenir – faut-il le rappeler? – la première puissance économique mondiale.

Les États-Unis refusent de reconnaître la Chine comme une économie de marché. Et pourtant…

Pressé par les lobbies d’affaires, le président Clinton signe, en octobre 2000, la Loi accordant à la Chine le statut de Relations commerciales normales permanentes (Permanent Normal Trade Relations). Le but est d’ouvrir la porte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à la Chine. Les compagnies transnationales trépignaient d’envie de délocaliser leurs activités dans ce pays pour profiter de sa main-d’œuvre bon marché et partir à la conquête d’un immense marché. On ignorait ou on feignait d’ignorer que la Chine est une «économie socialiste de marché».

Le 11 décembre 2001, la Chine fait son entrée solennelle à l’OMC. On avait fait miroiter l’idée que la Chine, une fois admise dans l’organisation, se plierait à ses règles. C’est le contraire qui s’est produit. Le dragon chinois a plié les règles de l’OMC à ses intérêts, en les contournant de toutes les façons possibles. L’État chinois contrôle, par exemple, toutes les banques et les grandes entreprises du pays.  

 

Une p’tite granule empoisonnée contre le système de gestion de l’offre

L’AEUMC comporte une pièce jointe intitulée : «Annexe bilatérale Canada-USA sur l’Agriculture». Cette annexe s’attaque à la question du lait diafiltré, un hyperconcentré liquide de protéine laitière. Ce produit remplace de plus en plus le lait frais dans la fabrication des fromages industriels et des yogourts. Le processus d’ultrafiltration du lait a été inventé par l’industrie laitière états-unienne pour contrer le système canadien de gestion de l’offre, profitant du fait que l’Agence canadienne des services frontaliers ne considère pas ce produit comme du lait, mais comme un simple concentré de protéines.

En 2015, les producteurs laitiers canadiens contre-attaquent en fabriquant, eux aussi, du lait diafiltré. Ils le font reconnaître comme une nouvelle classe de lait : la classe 7. Ils s’entendent avec les grands transformateurs, comme Saputo et Parmalat, pour que ceux-ci accordent une préférence au lait diafiltré canadien moyennant un prix préétabli, compétitif avec celui des États-Unis.  

L’annexe sur l’Agriculture impose au Canada trois obligations: 1) éliminer la classe 7 de lait ; 2) éliminer le prix préétabli du lait diafiltré canadien, lequel devra être fixé par le marché; 3) comptabiliser ses exportations internationales globales de lait diafiltré et transmettre la totalité des données recueillies aux autorités états-uniennes.

Ces exigences font en sorte que le lait diafiltré n’est plus considéré comme du lait, et ne tombe plus, par conséquent, sous la gestion de l’offre.

En obligeant le Canada à informer les États-Unis du volume total de ses exportations de lait diafiltré à l’étranger, les États-Unis se donnent un droit de riposte : ils vont augmenter leurs exportations au Canada de lait frais en proportion des ventes internationales du Canada.

Il appert que les mêmes règles s’appliqueront pour le dindon.

À noter, par ailleurs, que l’AEUMC oblige le Canada à consentir aux États-Unis une augmentation de 3,6% de ses exportations dans toutes les denrées agroalimentaires sous la gestion de l’offre : les produits laitiers, les œufs et la volaille. C’est une brèche de plus qui s’ajoute à celles ouvertes par l’Accord de libre-échange global Canada-Union européenne et par l’Accord de partenariat transpacifique. Une ouverture totale de 9%.

 

Une p’tite granule empoisonnée contre la souveraineté monétaire du Canada

Le chapitre 33 de l’AEUMC porte sur «Les politiques macroéconomiques et les taux de change». Un autre précédent : c’est la première fois qu’un accord de néolibre-échange s’immisce dans la question des devises et des taux de change.

En vertu de ce chapitre, chacun des trois signataires s’engage à : 1) laisser le marché libre fixer les taux de change; 2) ne pas manipuler les taux de change de sa devise en vue de rendre le pays plus compétitif dans ses exportations; 3) transmettre aux deux autres parties un rapport trimestriel sur sa balance des paiements.

Un comité tripartite de surveillance mutuelle veillera à la bonne exécution de ces nouvelles règles.

 

Les leçons de cette acrimonieuse négociation

Le 15 octobre dernier, Justin Trudeau, devant un parterre de gens d’affaires à Toronto, explique avoir appris quelque chose de cette périlleuse aventure : «La leçon qu’il faut tirer de cette longue et acrimonieuse négociation pour sauver l’accord de libre-échange nord-américain, c’est que le Canada est trop dépendant des États-Unis pour ses exportations.» (Le Globe and Mail, le 16 octobre 2018).

Tiens, tiens! C’est exactement ce que les organisations de la société civile du Québec et du Canada tentent de faire comprendre à nos décideurs économiques et politiques, depuis 30 ans : Il n’est pas bon pour le Canada de mettre trop de ses œufs dans le même panier d’exportation.

            Le temps n’est-il pas venu de désacraliser ces accords de néolibre-échange aujourd’hui mis en cause par les peuples, non seulement en Amérique du Nord, mais partout en Europe? Non seulement par la société civile, mais par le gouvernement du pays qui en a été le principal protagoniste : les États-Unis de Ronald Reagan devenu le pays de Donald Trump.

À la place, les organisations de la société civile appellent à construire un nouveau modèle socio-économique, sur le socle de la coopération internationale et de la souveraineté de chaque nation.

 

jacquesbgelinas.com