Pourquoi ne pas changer de cap avec les Russes ?, demande Jean Chrétien à Justin Trudeau

2018/10/30 | Par Pierre Dubuc

À Paul Arcand qui lui demandait, lors d’une entrevue sur les ondes du 98,5, s’il lui arrivait de conseiller Justin Trudeau, Jean Chrétien a répondu par l’affirmative et qu’il leur arrivait de diverger d’opinion. Cependant, il n’a jamais voulu préciser à Paul Arcand les sujets de dissension.

Cependant, à la lecture du livre Mes Histoires (Les Éditions La Presse) de Jean Chrétien, il est facile de constater que l’attitude du gouvernement canadien à l’égard de la Russie est un sujet de discorde.

Alors que le gouvernement de Justin Trudeau a une attitude agressive à l’égard de Vladimir Poutine, Jean Chrétien l’encense : « Alors que tout le monde semble surpris de voir l’incroyable popularité de Vladimir Poutine dans son pays avec l’appui constant d’environ trois Russes sur quatre, moi, je ne le suis pas, car il réussit à faire vibrer la fierté du peuple russe ».

Pendant que le gouvernement Trudeau déploie des militaires canadiens en Lettonie, aux confins de la Russie, dans une mission de l’OTAN, jugée avec raison comme provocatrice par Moscou,  Jean Chrétien était plutôt favorable, lorsqu’il dirigeait le Canada, à l’intégration de la Russie dans le G7, puis dans l’OTAN.

Dans son livre, il consacre plusieurs pages à la Russie. Certaines sont anecdotiques, comme la description de ses beuveries avec des responsables russes en Sibérie, mais d’autres témoignent de considérations géopolitiques fondamentales.

En 1995, le Canada était l’hôte du G7, rappelle-t-il, « et j’avais convaincu mes collègues d’ouvrir notre réunion au Russe Boris Eltsine et, ce faisant, de convertir le G7 en G8. »


Pourquoi ne pas changer de cap avec les Russes

En fait, les propositions de Chrétien allaient beaucoup plus loin, comme en témoigne cette évocation d’une position étonnante de Lester B. Pearson.

 « À partir de 1950, la guerre froide se passait essentiellement entre l’URSS et les États-Unis. La prochaine fois, les Chinois en seront, car ils sont déjà beaucoup plus puissants que les Russes ne l’ont jamais été. Alors, pourquoi ne pas changer de cap avec les Russes ? », demande Jean Chrétien, une interpellation qui s’adresse de toute évidence au gouvernement de Justin Trudeau.

 « En 1955, enchaîne-t-il, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Lester B. Pearson, avait été le premier politicien de l’Ouest à être invité à rendre visite aux dirigeants soviétiques depuis le début de la guerre froide. Il faut lire les mémoires de monsieur Pearson qui décrivent ses longues discussions avec Khrouchtchev au sujet de l’OTAN. De façon surprenante, on y découvre ce que désirait le président de l’Union soviétique dans ses propres mots : ‘‘Vous devriez nous laisser entrer dans l’OTAN, où nous frappons à la porte depuis deux ans…’’»

Une fois premier ministre, Chrétien a lui-même repris à son compte cette approche à différentes reprises. D’abord à Rome :

« Alors que j’étais premier ministre, les pays membres de l’OTAN ont recommencé à parler de rapprochement avec les Russes, en 1995. Nous les avions acceptés au sommet du G7 à Halifax comme membres de ce qui devenait de facto un G8. Pourquoi ne pas continuer en les intégrant alors à l’OTAN? En avril 2002, à Rome, nous avions tenu un sommet spécial de l’OTAN incluant la Russie pour faire avancer la possibilité d’un plus grand rapprochement en l’acceptant dans notre orbite des pays de l’Ouest. »

Puis, à Saint-Pétersbourg :

« Lors de la célébration du tricentenaire de Saint-Pétersbourg, pendant une longue rencontre entre Vladimir Poutine, le chancelier allemand Gerhard Schroëder, le président français Jacques Chirac et moi-même avions discuté de la possibilité de voir la Russie devenir membre de l’Union européenne. (…) Au moment où nous assistions à l’émergence aussi constante qu’inévitable de la Chine sur la scène mondiale, l’intégration occidentale de la vaste Russie était pour moi une idée exaltante. »

Il y avait des considérations géopolitiques générales dans son approche, mais également plus spécifiquement canadiennes.

« Alors que j’approuvais la préoccupation du gouvernement Harper sur la souveraineté du Nord canadien, je trouvais qu’il était imprudent d’être aussi agressif à l’égard des Russes, car dans la lutte pour faire reconnaître nos droits sur les eaux de l’Arctique, ce sont nos principaux alliés. (…) Ils sont de facto nos plus puissants alliés dans cette bataille titanesque qui viendra nécessairement dans le futur. Dans l’élaboration de nos politiques vis-à-vis de la Russie, il nous faut donc tenir compte de cette réalité si nous voulons garder le contrôle des eaux de l’Arctique, et j’étais bien mal à l’aise lorsqu’un ministre canadien du gouvernement Harper a engueulé le ministre russe qui assistait à une conférence des pays nordiques à Iqaluit, il y a quelques années. »
 

La ministre Freeland et le lobby ukrainien

Les positions développées par Jean Chrétien dans son livre vont à l’encontre de la politique officielle du Canada carrément hostile à la Russie. Dans son livre Un selfie avec Justin Trudeau (Québec Amérique), Jocelyn Coulon, l’ancien conseiller politique du ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion, attribue la politique belliqueuse du Canada à l’endroit de la Russie au lobby ukrainien et, plus particulièrement à la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, elle-même d’origine ukrainienne.

Jocelyn Coulon raconte qu’« à l’époque où Dion est aux Affaires étrangères, Freeland occupe les fonctions de ministre du Commerce international. Elle est parmi les Canadiens interdits de séjour en Russie après l’adoption par Moscou de sanctions contre le pays en représailles aux sanctions canadiennes imposées après l’attaque russe contre l’Ukraine. Freeland dépense une énergie considérable à approfondir les relations avec l’Ukraine et à bloquer toutes les initiatives de son collègue en faveur d’une meilleure relation avec la Russie ».

Coulon relate que, lors d’une réunion entre Trudeau, Dion et Freeland pour déterminer la position du Canada à l’égard de la Russie « Freeland s’oppose à tout réchauffement avec la Russie » et que « Trudeau, hésitant et incapable de préciser sa pensée sur les relations canado-russes se range derrière elle ».

Bien plus, après le congédiement de Dion, la ministre Freeland, qui hérite de son ministère, prend, raconte Coulon, « un malin plaisir à décrire la Russie comme l’épouvantail numéro un sur la scène internationale », allant jusqu’à mettre « sur un pied d’égalité les terroristes de l’État islamique et la Russie ».

Jocelyn Coulon rapporte un fait fondamental à propos de l’Arctique. « Près de 50% du Nord se trouve en Russie et environ 25% au Canada. À nous deux, nous contrôlons 75% du Nord ».  De plus, un simple coup d’œil sur une carte géographique permet de constater que le Québec est la principale province arctique du Canada. La politique hostile de la ministre Freeland à l’égard de la Russie va donc à l’encontre des intérêts du Québec et des peuples autochtones.