Bilan syndical de la campagne électorale

2018/11/01 | Par Pierre Dubuc

« Les gens voulaient du changement. » C’est le message que tous les dirigeants syndicaux rencontrés retiennent des résultats de la dernière élection. Difficile de savoir, cependant, pour quel changement la population a voté, comme le révèle cette anecdote de Jacques Létourneau. « Au père de mon voisin qui m’incitait à être candidat, j’ai demandé : Pour quel parti ? Il m’a répondu : Ben, pour la CAQ ! »

Concernant l’attitude appréhendée de la CAQ à l’égard du monde du travail, Serge Cadieux et Jacques Létourneau, rencontrés avant la formation du Cabinet, étaient à moitié rassurés par l’engagement de François Legault, exprimé lors de rencontres avec la FTQ et la CSN, qu’il « ne toucherait pas au Code du travail… dans un premier mandat ».

La nomination de l’avocat patronal Jean Boulet au poste de ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale a eu l’effet d’une douche froide. Le directeur d’Unifor-Québec, Renaud Gagné, s’est empressé de rappeler que Jean Boulet avait représenté les intérêts de l’entreprise Delastek, lors d’un conflit qui a duré trois ans et au cours duquel l’entreprise a été reconnue coupable d’avoir employé des briseurs de grèves et de ne pas avoir négocié de bonne foi. « Ce n’était pas le gars le plus prompt à trouver un règlement. Au contraire. Là, il devient ministre du Travail. Quel message ça envoie ! »

Le ministre ayant déclaré, par la suite, vouloir « assurer l’équilibre entre les parties » et « avoir le mandat de représenter tous les Québécois », Renaud Gagné l’invite à mettre en œuvre son engagement en bonifiant les dispositions anti-briseurs de grève afin qu’elles aient plus de mordant. « Sans la présence de scabs chez Delastek, jamais cette grève n’aurait pu durer aussi longtemps. Ce conflit illustre parfaitement le déséquilibre dans le rapport de force entre les parties lors de conflits de travail. Quelques jours après le jugement qui concluait que l’employeur utilisait des scabs et qui ordonnait une visite de l’usine par jour pour les représentants syndicaux, on a pu s’entendre sur le recours à l’arbitrage et mettre fin au conflit. C’est tout dire », constate Renaud Gagné.

Denis Bolduc s’étonne également de la nomination au poste de ministre du Travail d’un procureur patronal avec « un œil au beurre noir dans le dossier Delastek ». Si le ministre tenait alors ses mandats du patronat, « il faut qu’il sache qu’il y a maintenant deux parties au mandat : le patronat… et les syndicats ». Le président du SCFP n’a pas manqué de constater, sourire en coin, la présence d’une double parité au cabinet : la parité hommes/femmes, dont on a beaucoup parlé, mais aussi « la parité gens d’affaires et les autres ministres ».


Emplois

L’autre grande inquiétude du monde syndical est la promesse de François Legault de supprimer 5 000 emplois dans la fonction publique. Christian Daigle, le président du SFPQ, relativise cet engagement. « Legault a d’abord parlé de la suppression de 20 000 emplois, puis de 10 000 et, enfin, de 5 000 dans les trois réseaux de la santé, de l’éducation et de la fonction publique. Donc, on parle de 1 % des 525 000 emplois des trois secteurs. »

Il rappelle au Premier ministre que le Conseil du trésor a identifié un déficit de 15 000 emplois dans la fonction publique. « Seulement pour le secteur de l’informatique, 800 postes ne sont pas comblés, des emplois non pas d’informaticiens, mais d’employés chargés de l’entretien du réseau. »

« Il manque aussi, enchaîne-t-il, des techniciens en génie civil. Il est difficile d’en recruter parce qu’ils sont payés beaucoup plus cher dans le secteur privé et même dans les municipalités où les salaires sont supérieurs de 30 à 40 %. Ils viennent prendre de l’expérience dans la fonction publique québécoise, puis ils s’en vont dans les municipalités ou le secteur privé. »

« Il y a aussi pénurie d’ouvriers. Par exemple, à la suite de l’embouteillage monstre de l’autoroute 13, il y a quelques années, le ministère a acheté vingt camions pour le déneigement. Pour qu’ils soient fonctionnels, il faudrait embaucher 50 chauffeurs, mais on en a trouvé seulement cinq à date. »

Jacques Létourneau reconnaît les besoins. « Quand je prends la route pour Québec, je vois plein d’affiches : ‘‘Nous embauchons’’. Aussi, sur la question de l’immigration, on va être en opposition carrée à Legault. L’accent doit être mis sur plus de francisation, une meilleure intégration. » À ce sujet, Christian Daigle se désole qu’il n’y ait « pas de suivi des cours de francisation. Le ministère de l’Immigration n’existe plus en régions. »

Le président du SFPQ met en garde Legault contre une campagne de dévalorisation de la fonction publique pour justifier des coupures de postes.  « Il faut, au contraire, revaloriser la fonction publique. On est là pour aider les gens de leur naissance à leur décès. Pendant trop longtemps, on nous a tassés, pointés du doigt.  Le gouvernement est le seul employeur qui gagne en popularité en dénigrant ses employés. Imaginer si Bombardier disait que ses employés vissaient mal les boulons ! »


Investissements

Pour Sonia Éthier, la présidente nouvellement élue de la CSQ, « la priorité est claire : un réinvestissement massif dans les services publics. C’est le message que la population a envoyé au nouveau gouvernement en votant pour le changement ».

Même son de cloche du côté de l’APTS et de la FIQ. Carolle Dubé de l’APTS croit que « les Québécois s’attendent à un virage significatif pour améliorer la qualité et l’accessibilité des soins et des services destinés aux usagers ». Nancy Bédard, la présidente de la FIQ, ne veut cependant pas d’une nouvelle réforme de structures. « On se met à genoux pour demander de ne pas changer de structures. Les réformes du Dr Barrette nous ont fait tellement mal. Cependant, il est possible de décentraliser la prise de décision sans toucher aux structures. Les gestionnaires n’ont plus de pouvoirs. Ils sont continuellement sur la route, en-dehors des établissements. »

La CSN, la CSQ et le SCFP voient aussi d’un mauvais œil la promesse de transformer les commissions scolaires en centres de services pour les écoles. « On va abolir une structure pour en créer une nouvelle ? Où sont les économies ? On parle de décentralisation vers les écoles. Dans ce cas, qui va répartir les ressources pour combattre les inégalités? Qui va s’occuper de l’équité entre les écoles ? » Denis Bolduc, dont le syndicat représente des employés de soutien scolaire, ne veut pas revivre le scénario des votes obligatoires sur les accréditations syndicales, comme ce fut le cas dans la santé.


Éducation

La promesse phare de Legault en éducation – les maternelles 4 ans pour tous les enfants – apparait irréaliste pour Denis Bolduc et Sonia Éthier, faute d’espaces physiques et de personnel enseignant disponible. La présidente de la CSQ ajoute : « Ce serait mettre de côté l’expertise des intervenantes des CPE. Il y actuellement une belle complémentarité entre les maternelles 4 ans existantes et les CPE. De plus, les chercheurs ont dit que la maternelle 4 ans pour tous n’était pas LA solution ».

Même rejet pour le dada du nouveau ministre de l’Éducation : la création d’un ordre professionnel. « Il a déclaré que ça ne se ferait pas sans les enseignants. Il connaît pourtant leur réponse. Ils se sont prononcés très majoritairement contre. »

Du côté de la FNEEQ-CSN, on déplore l’absence de nomination d’un ministre pour l’éducation supérieure. « On est déçue, mais pas étonnée », nous confie la présidente Caroline Quesnel.  « Il n’y a pas grand-chose dans le programme de la CAQ pour l’enseignement supérieur. La seule intention formulée est de rapprocher les cégeps et les universités du marché du travail avec plus de formations sur mesure », précise-t-elle en soulignant que son syndicat favorise plutôt une formation plus générale et plus critique. « La force du collégial, c’est de former les jeunes à faire face à un marché du travail très fluctuant, leur donner la possibilité de s’y adapter ». Interpellé pendant la campagne électorale sur la vacuité du programme de la CAQ sur l’enseignement supérieur, Jean-François Roberge a répondu : « On va consulter ».


Santé

Tout le monde syndical va suivre avec attention l’attitude de Legault à l’égard des médecins spécialistes, dont il a promis de revoir la rémunération, et celle de l’ensemble de la profession médicale avec l’introduction promise de la rémunération par capitation, soit l’octroi d’un montant forfaitaire au médecin en fonction du nombre de ses patients, sans égard au nombre d’actes réalisés.

La FIQ et l’APTS souhaitent que ces remises en question s’accompagnent d’une plus grande place laissée à l’expertise de leurs membres. « Il faut réduire la place indue qu’occupent les médecins dans le système », estime Carolle Dubé. Cependant, tout comme le SCFP et la CSN, elles craignent la poursuite d’une dérive vers le privé. « Là-dessus, comme sur les finances publiques, on se demande s’ils vont aller ailleurs que les libéraux. Après tout, ils partagent la même idéologie », constate, perplexe, Jacques Létourneau. Serge Cadieux a les mêmes appréhensions. « Au début de leur mandat, on a accusé les Libéraux d’avoir volé à la CAQ son programme. Maintenant, on a l’original ! »

Pour sa part, Lise Lapointe, la présidente de l’AREQ, trouve intéressante la nomination de Marguerite Blais, la nouvelle ministre des Aînés et des Proches aidants. « Je comprends son intérêt pour les proches aidants – elle en a fait l’expérience avec son conjoint – mais il n’y a pas que cela ! », indique-t-elle.

Lise Lapointe trouve digne d’intérêt le concept de Maison des Aînés, mais « il ne faudrait pas qu’elle soit construite en PPP, l’expérience ayant prouvé qu’on n’obtient pas toujours ce qu’on souhaite ». Elle propose plutôt de s’occuper rapidement des maisons existantes, les CHSLD. « Leur état physique est souvent désastreux. De plus, il y a pénurie de personnel qualifié et de personnel, tout court! Pour recruter des préposés, il va falloir leur donner de bonnes conditions de travail et de la formation. » La présidente de l’AREQ insiste également sur la nécessité fondamentale « d’injecter plus d’argent dans les soins à domicile ».


Étonnement, déception et adhésion

Nos interlocuteurs ont été étonnés de la rapidité avec laquelle la CAQ, à peine élue, a ressorti la question des signes religieux. Jacques Létourneau est le plus volubile. « Lors du débat sur la Charte du Parti Québécois, nous avons tenu un très long débat à la CSN. Nous avons adopté une position pour l’interdiction des signes religieux pour les juges, les policiers, les gardiens de prison, mais aussi pour le personnel enseignant du primaire et des CPE, et nous avons été les premiers à mettre de l’avant une clause grand-père. C’est sûr que nous allons refaire le débat. Et qu’on va protéger nos membres. Si on veut promouvoir la laïcité, que le gouvernement mette fin aux subventions publiques aux écoles confessionnelles. Et qu’on enlève le crucifix à l’Assemblée nationale ! »

La grande déception est l’absence de propositions sur l’environnement dans le programme de la CAQ. « Le GIEC vient de nous rappeler son importance », souligne Serge Cadieux en soulignant le succès de Québec Solidaire auprès des jeunes avec ce thème. Denis Bolduc opine : « L’environnement est la plus grande source d’iniquité intergénérationnelle », en s’attristant que la CAQ veuille relancer l’exploration pétrolière sur l’île d’Anticosti.

Serge Cadieux ne comprend pas le désintérêt de la CAQ. « Ce n’est pas une question associée uniquement à un groupe dans la société. On s’est réuni avec le patronat, les chambres de commerce et plein d’autres groupes. Tout le monde était d’accord pour dire qu’il fallait aller vers une transition énergétique. Il ne suffit pas de définir des cibles. Il faut que les politiques suivent. Il faut un pilote dans l’avion. »

Par contre, il y a au moins un élément du programme de la CAQ qui suscite l’adhésion de tous : sa volonté de procéder à une réforme du mode de scrutin pour y intégrer des éléments de proportionnelle. Cependant, tous prenaient conscience que la perspective que le prochain scrutin se déroule selon un nouveau mode de scrutin ne va pas favoriser la convergence entre le Parti Québécois et Québec Solidaire. Au contraire. Avec un scrutin proportionnel, les partis politiques ont plutôt intérêt à mettre en évidence leur spécificité, à se singulariser les uns des autres, pour recueillir le maximum de votes, étant donné que chaque vote compte. Ce n’est qu’après l’élection que les alliances seront à l’ordre du jour.


Retour sur la campagne électorale

Les grandes centrales syndicales n’ont pas donné de consigne de vote lors de cette campagne électorale. La CSN a animé des discussions et des débats dans ses 13 conseils centraux à partir d’un manifeste. La FTQ a diffusé une plate-forme avec 24 propositions. La FNEEQ a organisé un débat sur l’éducation avec des candidats; la FIQ sur la santé. Pour ne citer que ces exemples.

Plusieurs soulignent que la loi électorale est extrêmement restrictive sur la participation de tiers aux campagnes électorales. Denis Bolduc cite l’exemple d’Équiterre, qui a reçu une mise en demeure du Directeur général des élections l’enjoignant, sous peine d’amende extrêmement salée, de retirer de son site Internet une compilation des programmes électoraux des partis politiques sur l’environnement. « Le DGE a déclaré qu’il reverrait les dispositions de la loi à la lumière d’une campagne électorale à date fixe. On va s’inviter dans le débat. Une plus grande marge de manœuvre pour l’intervention de tiers devrait être permise sans tomber dans une situation où des groupes peuvent influencer le résultat des élections à coups de millions de dollars, comme c’est le cas aux États-Unis. »

En fait, les organisations syndicales ont rencontré des obstacles juridiques avant même le déclenchement de la campagne électorale. Dans son bureau de l’édifice de la FTQ à Montréal, Denis Bolduc a conservé quelques pancartes « Libécaquiste Caquibérale. Élection 2018. On mérite mieux », avec les demi-figures de Couillard et Legault, qu’une coalition syndicale, dont faisait partie le SCFP, a posées dans une quinzaine de circonscriptions avant le déclenchement de l’élection.

« La Ville de Québec a déposé une requête pour faire enlever les affiches. Cela a l’effet de donner une visibilité médiatique à cette campagne qu’elle n’aurait pas eu autrement. Nous avons posé des pancartes dans seulement 15 comtés mais, selon un sondage CROP, 75 % des gens de ces comtés les ont vues. 85 % même dans certains comtés et 50 % dans l’ensemble du Québec.  Quant à la requête, nous la contestons : ou bien le règlement n’empêchait pas l’affichage, ou bien il est anticonstitutionnel ».

Caroline Quesnel, la présidente de la FNEEQ, s’interroge sur le rôle des médias pendant la campagne électorale. « Nous n’avons jamais été aussi actifs. Nous avons produit des communiqués et des lettres ouvertes, seuls ou avec la CSN, ou dans le cadre de coalitions dont nous faisons partie. Les médias ne les ont pas publiés. Ils ne sont pas intéressés par la parole syndicale. Ça mérite réflexion. »
 

La suite des choses

Les organisations syndicales ont rapidement annoncé leurs couleurs après l’élection de la CAQ. Le Collectif pour un Québec sans pauvreté a tenu une conférence de presse pour rappeler au gouvernement les objectifs de la campagne 5-10-15 (Connaître son horaire 5 jours à l’avance; bénéficier de 10 jours de congé payé pour cause de maladie ou de responsabilités familiales; un salaire minimum de 15 $ l’heure).

De son côté, la CSN est déjà en mode préparatoire pour la prochaine négociation du secteur public et parapublic. Lorsque nous l’avons rencontrée, Caroline Quesnel revenait justement d’une rencontre à Québec regroupant plus de 800 personnes déléguées des quatre fédérations de la CSN du secteur public. « La formule était inédite. L’ordre du jour et les sujets des ateliers étaient déterminés sur place par les participants à l’aide de leur téléphone intelligent. Les gens pouvaient ensuite choisir leur atelier parmi les thèmes retenus : Front commun, moyens de pression, mobilisation, communications, etc. »

Selon Caroline, l’atelier le plus populaire a été celui consacré au Front commun.  « On y a discuté de sa pertinence. Des alliances possibles. Ponctuelles ou structurelles ? Avec qui ? Dans quelle mesure ? » Une synthèse des discussions sera présentée lors d’une nouvelle rencontre au mois de février. Elle permettra d’orienter la consultation avec les membres avant la tenue d’une troisième rencontre en septembre 2019.

En terminant, certains de nos interlocuteurs ont tenu à donner quelques conseils à François Legault. Ainsi, Christian Daigle l’invite à « ne pas être brouillon, à prendre son temps avant de promettre ou décider quelques chose ».  Et à lui rappeler, comme l’a aussi fait Denis Bolduc, son engagement « à exercer le pouvoir avec ouverture et humanité ».