Élections américaines : la véritable opposition à Trump réside dans les États-membres plutôt qu’au Congrès

2018/11/08 | Par Pierre Dubuc

Le Parti démocrate a conquis la majorité à la Chambre des représentants, mais le résultat le plus significatif pour l’avenir des États-Unis est sans aucun doute la consolidation de la majorité républicaine au Sénat avec des gains dans quatre États, l’Indiana, le Missouri, le Dakota du Nord et la Floride. Cet état de fait démontre la faille grandissante entre le système de représentation électorale des États-Unis et l’évolution démographique du pays.

C’est la thèse que soutient Jonathan Taplin dans un article publié dans l’édition du mois de novembre 2018 du magazine états-unien Harper‘s, sous le titre « Rebirth of a Nation ». Taplin cible d’abord l’institution du Collège électoral, qui permet l’élection d’un président avec trois millions de votes de moins que son adversaire, comme ce fut le cas avec l’élection de Trump.  Mais l’essentiel de son propos concerne surtout la représentation au Sénat.

La Constitution américaine prévoit l’élection de deux sénateurs par État membre, peu importe la population des États. L’évolution démographique des États-Unis, avec le mouvement des populations du monde rural vers les grandes villes, fait en sorte qu’en 2040, 70 % des Américains vivront dans 15 des 51 États. Cela signifie que 30 % des électeurs, plus vieux, plus blancs, plus ruraux et plus mâles que l’ensemble de la population américaine, choisiront 70 % des sénateurs. À moins de changements constitutionnels, le Sud rural et le Midwest détiendront un droit de veto sur toute législation fédérale progressiste appuyée par la majorité urbaine des États-Unis, soutient Jonathan Taplin.

Le président pouvant être élu avec une minorité de voix et le Sénat jouant un rôle clef dans la nomination des juges de la Cour suprême, la désignation de juges conservateurs et réactionnaires comme Brett Kavanaugh risque de se répéter. Rappelons que Brett Kavanaugh a été nommé par Trump à cause de son opposition au droit à l’avortement, alors que, selon un récent sondage, 71 % de la population est contre la remise en question du jugement Roe v Wade de 1973 de la Cour suprême qui garantit aux femmes ce droit.

 

La fronde anti-Trump des États américains

Depuis l’élection de Donald Trump, l’opposition s’est déplacée vers les États membres. Au cours des deux dernières années, trente-deux procureurs généraux d’États démocrates ont intenté des recours juridiques contre l’administration Trump. Dix-neuf d’entre eux ont demandé l’invalidation de la décision de Trump de mettre fin à certains subsides de l’assurance maladie (Obamacare). Dix-huit veulent rendre inopérante l’abolition par Trump de protections environnementales. Seize demandent aux tribunaux de maintenir en vigueur les protections pour les jeunes immigrants.

L’administration Trump a déjà subi plusieurs défaites devant les tribunaux inférieurs. Au mois d’août 2017, par exemple, un juge de la Californie a ordonné à l’EPA, l’Agence de protection de l’environnement, de faire fi des décisions de la présidence et de mettre en vigueur ses standards pour la qualité de l’air.

Jusqu’ici, rapporte Taplin, vingt-quatre États ont adopté des législations pour freiner l’augmentation du coût des médicaments. Dix-huit États ont déposé des recours en justice contre la secrétaire à l’Éducation Betsy DeVos pour son sabotage des moyens mis en place par des États pour mettre la bride au cou des collecteurs de remboursements de prêts étudiants. Huit États et le District de Columbia ont déposé devant les tribunaux une requête pour bloquer le projet de l’administration Trump de permettre à une compagnie texane de publier sur Internet le mode d’emploi de la fabrication d’une arme de poing avec une imprimante 3-D.

L’attorney général de la Californie, Xavier Becerra, a déposé trente-huit recours en justice contre l’administration Trump et en a gagné douze. Plusieurs de ces causes vont éventuellement se retrouver devant la Cour suprême. Et c’est là que cela devient intéressant.

 

Le 10e Amendement

Le processus d’adoption de la Constitution américaine a donné lieu à d’intenses débats pendant les deux années (1787-1789) qui ont mené à sa ratification. Le projet initial devait être adopté par chaque État successivement au cours de ces deux ans. Il n’était pas question d’en modifier le texte, car cela aurait signifié recommencer sans fin l’exercice.

Mais il est apparu, en cours de route, que le texte original ne serait pas adopté par certaines législatures sans amendement. Thomas Jefferson, le père de la Déclaration d’indépendance de 1776, a rapidement identifié une omission importante dans le texte constitutionnel, soit l’absence d’un « Bill of Rights ». Finalement, les auteurs de la Constitution durent se résoudre à l’accompagner d’une série d’amendements. On connaît bien le 1er Amendement, qui garantit la liberté de parole et de presse, ainsi que le 2e Amendement, qui protège le droit du peuple de posséder et porter des armes.

Le 10e Amendement est moins connu. Jefferson s’en était fait le promoteur. Il limite les pouvoirs du gouvernement fédéral à ceux qui lui sont délégués par la Constitution.  Ce 10e Amendement a longtemps eu mauvaise réputation parce qu’il a été invoqué par les États sudistes, lors du déclenchement de la Guerre de Sécession (1861-1865) et, par la suite, pour justifier la ségrégation raciale.

Au cours des années 1960 et 1970, le gouvernement central a épaulé la lutte du mouvement des droits civiques et a utilisé les pouvoirs fédéraux pour faire adopter le Civil Rights Act. Mais, souligne Taplin, l’époque où le gouvernement central était progressiste est révolue.

Il mentionne que le 10e Amendement a aussi été utilisé au cours de l’histoire à des fins progressistes. Par exemple, avant l’abolition de l’esclavage, les États nordistes s’en sont prévalus pour s’opposer au Fugitive Slave Act du Congrès, qui statuait sur les modalités de capture des esclaves évadés et de leur retour à leur propriétaire.

Aujourd’hui, Taplin propose aux progressistes d’adopter une stratégie politique basée sur les droits des États pour faire contrepoids aux trois branches du gouvernement (Présidence, Congrès et Cour suprême). Selon lui, la question va se poser : Où est-il écrit dans la Constitution que le Président ou le gouvernement central doive contrôler l’immigration ou les émissions de CO2 ? Et se posera également la question de Jefferson : Où réside le pouvoir de gouverner?

 

L’impact sur le Canada et le Québec

Les Pères de la fédération canadienne, horrifiés par l’exemple de la guerre civile américaine, ont pris le contrepied de la Constitution américaine en confiant les compétences résiduaires, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas prévu dans la Constitution de 1867, au gouvernement central plutôt qu’aux provinces.  

Mais la conception de John A. Macdonald, le premier à occuper la fonction de Premier ministre du Canada, d’une fédération tenant plus du modèle d’un État unitaire – les provinces étaient reléguées au statut de « grosses municipalités » – a rapidement été contestée.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’initiative de la contestation de l’étendue des pouvoirs du gouvernement central n’est pas venue du Québec, mais du gouvernement ontarien du premier ministre Oliver Mowat (1872 à 1896). Dans une cause qui l’opposait au gouvernement central de John A. Macdonald, Mowat a obtenu un jugement du Comité judiciaire du Conseil privé à Londres affirmant que les provinces ne sont pas subordonnées au gouvernement central.

Peu de temps après, en 1887, Mowat s’est empressé d’accepter l’invitation du premier ministre du Québec Honoré Mercier à participer à une conférence interprovinciale pour discuter de questions relatives à l’autonomie provinciale.

En fait, le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, qui faisait office de Cour suprême pour le Canada, a rendu plusieurs jugements favorables aux provinces concernant la répartition des pouvoirs. Si la Grande-Bretagne avait favorisé la création du Canada pour contrer l’expansion américaine vers l’Ouest, elle ne désirait pas que le nouveau pays devienne puissant au point de lui porter ombrage sur la scène internationale. Une façon de l’empêcher était d’affaiblir le gouvernement central en favorisant les droits des provinces.

Au cours des années, la Cour suprême s’est appuyé sur la notion de pouvoir résiduaire pour octroyer au gouvernement central la juridiction sur des pouvoirs nouveaux la radio, la télévision et les télécommunications. Cependant, il lui est aussi arrivé de couper la poire en deux. C’est ainsi que la Cour suprême a décidé en 1976, dans le Renvoi anti-inflation, que certains sujets inconnus en 1867 étaient trop vastes pour être attribués à l’un ou l’autre ordre de gouvernement, car cela créerait un déséquilibre trop important. Des exemples sont la lutte contre l’inflation (à l’époque), la langue et la culture, et la protection de l’environnement.

 

Washington, champion des droits des provinces

Les provinces ont également bénéficié de l’appui des États-Unis concernant la reconnaissance de leurs champs de juridiction. De façon générale, Washington désirait, tout comme Londres, affaiblir le Canada. De façon plus spécifique, les multinationales américaines se sont faites les défenderesses du contrôle des ressources naturelles par les gouvernements provinciaux, jugeant qu’il leur serait plus facile ainsi de mettre la main sur le fer du Québec, le pétrole de l’Alberta et les autres ressources naturelles du Canada.

Aujourd’hui, se développe aux États-Unis un mouvement progressiste de défense des droits des États membres, invoquant le 10e Amendement de la Constitution. Jonathan Taplin y voit même la solution à une seconde guerre civile (« Can state’s rights save us from a second civil war? », est le sous-titre de son article).

Ce mouvement politique pourrait stimuler les partisans des revendications en faveur des droits des provinces au Canada. Déjà, plusieurs provinces canadiennes (la Saskatchewan, l’Ontario, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick) contestent le droit du gouvernement fédéral d’imposer une taxe sur le carbone. Le gouvernement de la Saskatchewan a porté la cause devant les tribunaux en plaidant que « la taxe carbone est anticonstitutionnelle parce que le gouvernement fédéral applique de façon inégale une taxe sur l’ensemble du pays basée sur son évaluation des plans des provinces concernant les changements climatiques ». Ottawa réplique en invoquant l’article 91 de la Constitution de 1867, qui octroie au Parlement du Canada le pouvoir « de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces ».

Le mouvement souverainiste a intérêt à suivre ces développements de très près et y voir, éventuellement, l’occasion d’en tirer profit.

Pour établir une stratégie indépendantiste, il faut une connaissance approfondie des différentes classes et nationalités du Canada et de leurs rapports réciproques, mais également de la place du Canada dans le monde.

Ce dernier aspect est particulièrement important. Le Québec, petite nation du point de vue démographique, a toujours été influencé par les grands courants politiques internationaux. Par exemple, la lutte des Patriotes s’inscrivait dans le Printemps des peuples en Europe et les indépendances des pays des Amériques. La Révolution tranquille s’est inspirée du mouvement de décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, de la Révolution cubaine et du mouvement des droits civiques aux États-Unis.

Maintenant que s’annonce une période de grands bouleversements sur la scène mondiale et chez nos voisins du Sud, le Québec doit être à l’affût de toute fenêtre d’émancipation qui pourrait s’ouvrir.