La fatigue culturelle des intellectuels québécois

2018/11/09 | Par Pierre Dubuc

« Mon peuple m’attriste », de me faire part un candidat du Parti Québécois défait aux dernières élections. « Déprime indépendantiste », titre un chroniqueur du Devoir en citant les mémoires d’intellectuels québécois qui se demandaient déjà, après le référendum de 1980, si le Québec n’était pas « voué à se dissoudre ».

Rien de vraiment neuf sous le ciel du Québec. La simple lecture des titres de récents ouvrages a de quoi attrister et déprimer les esprits les plus volontaristes : « Le pays qui ne se fait pas », « Le nous absent », « Le Québec n’existe pas », « Québec, un requiem ? ».

Déjà, en 2008, le philosophe Daniel Jacques avait sonné la charge avec son opuscule « La fatigue politique du Québec français », un titre qui se référait frauduleusement au célèbre texte d’Hubert Aquin, « La fatigue culturelle du Canada français », publié en 1962 dans la revue Liberté.

Le texte d’Aquin était une réponse polémique à « La trahison des clercs » de Pierre-Elliot Trudeau qui était, à la fois, une attaque en règle contre le nationalisme québécois et une invitation aux Canadiens français à se rendre « indispensables à la poursuite de la destinée » du Canada. Aquin repoussait cette invitation à « devenir indispensable à la destinée de l’Autre », jugeant qu’elle ne pouvait mener qu’à la dépolitisation de la culture et à une fatigue croissante aux multiples formes : « l’autopunition, le masochisme, l’autodévaluation, la dépression, le manque d’enthousiasme et de vigueur ».

Il écrivait : « Aujourd'hui, j'incline à penser que notre existence culturelle peut être autre chose qu'un défi permanent et que la fatigue peut cesser. Cette fatigue culturelle est un fait, une actualité troublante et douloureuse; mais c'est peut-être aussi le chemin de l'immanence. Un jour, nous sortirons de cette lutte, vainqueurs ou vaincus ».

Daniel Jacques, lui, a décidé que nous en étions sortis vaincus. Il faut, écrit-il, « en finir avec l’indépendance » et il propose « un retour progressif et réfléchi de notre collectivité dans l'espace canadien » en évoquant la possibilité de « redevenir des Canadiens français, qui accompagneraient les autres Canadiens de toute appartenance linguistique dans l'aventure commune que représente l'établissement d'une société démocratique plus juste dans cette partie de l'Amérique ». Autrement dit, être la dixième roue du carrosse canadien, « de la destinée de l’Autre », sans même avoir l’illusion de pouvoir jouer un rôle « indispensable », car Stephen Harper a prouvé qu’il était possible de former un gouvernement majoritaire sans représentation significative au Québec.

La voie de la capitulation proposée par Daniel Jacques ne peut que perpétuer la « fatigue culturelle du Québec français ». C’est la voie du renoncement, du retour au statut de « Canadien français » qui, pour se réaliser, doit s’accompagner d’une négation du caractère révolutionnaire de la Révolution tranquille, de la Grandeur noirceur qui l’a précédée et d’une réhabilitation du duplessisme, à laquelle s’emploient, subtilement ou ouvertement, bon nombre d’intellectuels québécois.

 

Le « home rule » intellectuel

Dans la gouvernance de son empire, la Couronne britannique s’est toujours assurée de conserver la mainmise sur les fonctions régaliennes de l’État (la politique étrangère, la défense, l’armée, la justice, la politique économique, la monnaie), et de ne confier aux gouvernements de niveau inférieur que les pouvoirs de proximité (santé, éducation, aide sociale), soit le « home rule ».

Cette répartition des pouvoirs est inscrite dans la Constitution canadienne et, à l’heure de la mondialisation, les pouvoirs régaliens du gouvernement fédéral ont pris une signification particulière avec les traités de libre-échange de deuxième génération qui touchent aux différents aspects de la vie sociale et fixent le cadre dans lequel vont s’exercer les pouvoirs provinciaux.

Cela est particulièrement important au plan culturel. Aussi, au moment où les nations se définissent aujourd’hui par la culture, comme l’affirmait Monsieur Parizeau dans son livre La Souveraineté du Québec, le Québec voit progressivement lui échapper les principaux leviers d’intervention.

En vertu de son pouvoir de dépenser, le gouvernement fédéral est déjà le principal groupe subventionnaire (Téléfilm Canada, Conseil des Arts, Patrimoine Canada). De plus, la clause des compétences résiduaires stipule que tout ce qui n’est pas prévu dans la Constitution de 1867, notamment la radio, la télévision et les télécommunications, relève de l’État canadien.

S’ajoutent à cela le traité Transpacifique, négocié par Ottawa, qui accorde des avantages exorbitants aux grandes entreprises du Web (Amazon, Google, Facebook, Microsoft, Netflix, etc.), permettant de juger « discriminatoires » les exigences de contenu national et le nouvel Accord États-Unis–Mexique–Canada (AEUMC), qui contient une clause de représailles qui mine les intentions du Canada de protéger sa culture.

De quoi prolonger la « fatigue culturelle » de nos intellectuels qui se nourrissent des miettes quêtées auprès d’Ottawa. Déjà, en 1962, Hubert Aquin avait évoqué cette avenue. « Il serait, sans aucun doute, écrivait-il, beaucoup plus reposant de cesser d'exister en tant que culture spécifique et de vendre une fois pour toutes notre âme au Canada anglais pour une bourse du Conseil des Arts ». Mais il s’empressait d’ajouter que « cette assomption culturelle n'est sans doute pas possible étant donné l'imprévisible vouloir-vivre qui surgit épisodiquement, avec une puissance inégale, en chacun de nous ».

 

Maintenant, que faire ?

Cet « imprévisible vouloir-vivre », cette soif d’indépendance, ce désir d’émancipation surgira à nouveau inévitablement, mais il ne pourra se transformer en conscience politique sans l’apport des intellectuels, à la condition que ceux-ci cessent de se morfondre dans un funeste repli identitaire. Il leur faut plutôt tourner le regard vers Ottawa et exposer sur la place publique les ressorts de notre oppression nationale et sociale. Il faut effectuer des études, des recherches et en propager les résultats au moyen de révélations basées sur l’expérience de la vie politique.

Donnons un exemple à partir du sujet de l’heure : l’environnement. Anne-Marie Saint-Cerny a effectué un travail de recherche admirable dans son livre « Mégantic : une tragédie annoncée ». Nous en avons fait un résumé exhaustif dans un dossier publié dans notre édition du mois de septembre. Nous sommes revenus à la charge en publiant, dans l’édition du mois d’octobre, une lettre ouverte de Mme Saint-Cerny, qui lançait lançant un ultimatum au ministre fédéral des Transports Marc Garneau pour la tenue d’une enquête publique sur les événements de Mégantic.

Depuis, la députée Monique Pauzé du Bloc Québécois a interpellé à plusieurs reprises le ministre Garneau à la Chambre des communes. Et, dans ce numéro-ci, nous publions la pétition d’un groupe de citoyens de Mégantic réclamant cette commission d’enquête. Aux militantes et militants sur le terrain d’utiliser cette pétition, les articles de l’aut’journal et le livre d’Anne-Marie Saint-Cerny pour conscientiser les citoyennes et les citoyens en leur faisant réaliser que le pipeline d’Énergie Est auxquels ils s’opposaient a été remplacé par des pipelines roulants, à raison de plus d’une centaine de wagons par convois à une fréquence deux fois plus grande que lors de la tragédie de Mégantic.

Bien entendu, tout cela demande du travail. Beaucoup de travail. C’est fatigant. Mais, comme on dit, c’est de la bonne fatigue!

 

Pour la pétition des citoyens de Mégantic réclamant une commission d’enquête, cliquez ici.