France : les Gilets jaunes, un mouvement des périphéries

2019/01/08 | Par Pierre Dubuc

En ce début d’année 2019, après un fléchissement en fin d’année 2018, la mobilisation des gilets jaunes en France se maintient. Aux revendications économiques liées au pouvoir d’achat a succédé une revendication politique unique : le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Elle permet que chacun des membres d’un mouvement aux mille revendications y trouve son compte. Un référendum pour le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), un référendum pour obtenir la démission de Macron, etc.

De son côté le Président Macron, qui partageait, depuis son élection il y a dix-huit mois, paradoxalement la même méfiance que les gilets jaunes à l’égard de tous les corps intermédiaires (parlement, partis politiques, syndicats, maires, etc.) au point de croire pouvoir s’en passer, redécouvre aujourd’hui leur utilité.

Pour tenter de désamorcer la crise, le président Macron organise pour le début 2019, dans la plus grande improvisation, un « Grand débat national », dont il confie l’organisation aux maires, la seule instance qui, à cause de sa proximité avec les citoyens, conserve une certaine légitimité auprès des gilets jaunes.  

Au cours des prochains mois, voire des prochaines années, on est en droit de s’attendre – l’intelligentsia française étant ce qu’elle est – à de nombreux articles, revues, livres d’analyses de ce mouvement sans nul autre pareil. Cependant, l’analyse du géographe Christophe Guilluy se démarquera toujours pour avoir été publiée AVANT les événements dans son livre No Society. La fin de la classe moyenne occidentale (Flammarion, 2018).

 

Le monde des périphéries

Christophe Guilluy développe le concept du « monde des périphéries », soit celui des villes moyennes, petites villes et zones rurales, qui accueillent 60% de la population de la France et la majorité des catégories qui constituaient le socle de la classe moyenne. C’est de là d’où provient le mouvement des gilets jaunes. Selon lui, dans divers pays, c’est à partir de ces territoires et de cette base sociale que la vague populiste qui traverse l’Occident depuis vingt ans n’a cessé de se renforcer. Il ajoute que « ce puissant mouvement culturel révèle aussi le grand secret de la mondialisation : la disparition de la classe moyenne occidentale ».

Cette classe moyenne qui, en France, a fui les quartiers où se concentre l’immigration est frappée d’une double insécurité. Économique, en subissant les effets du néolibéralisme (délocalisation des entreprises, chômage, précarité du travail, paupérisation, etc.), mais également culturels avec le multiculturalisme.

Guilluy documente cette précarisation et le développement des inégalités économiques en France. Entre 1980 et 2007, le salaire français moyen n’a progressé que de 0,82% par an, alors qu’il a explosé pour les 0,01% les mieux payés (+ 340%). Le taux de chômage réel avoisinerait les 18% si on tient compte des emplois à temps partiel. La situation est semblable dans des pays où le taux de chômage « officiel » est faible comme en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis.

Le géographe met en relief la nouvelle répartition géographique des types d’emplois apparue entre les métropoles et les régions périphériques. À Paris, la part des cadres et des professions intellectuelles est passée de 24,7% de la population active en 1982 à 46,4% en 2013.

Il insiste sur la relégation culturelle, qui accompagne cette ségrégation géographique et qui façonne les nouvelles classes sociales populaires. « L’appartenance à une classe sociale ne se réduit pas à une question d’argent », rappelle Guilluy.

Le concept de classe moyenne, affirme-t-il, est avant tout culturel. « Le sentiment d’appartenance à la classe moyenne ne repose pas seulement sur un seuil de revenus ou sur des catégories professionnelles, mais d’abord sur le sentiment de porter des valeurs majoritaires et d’être partie prenante d’un mouvement économique, social et culturel initié par les classes dominantes ».

Mais la mondialisation, la désindustrialisation, la relégation sociale, l’instabilité démographique ont fait exploser ce statut de référent culturel. Le scepticisme des ouvriers face à la mondialisation et à la déréglementation est stigmatisé par les médias comme étant un manque d’éducation, les craintes exprimées face à l’immigration massive comme étant de la xénophobie et du racisme. La classe moyenne est devenue synonyme de « petits Blancs » qui refusent le « vivre-ensemble ».

Christophe Guilluy en tire une conséquence particulièrement intéressante sur l’intégration des immigrants. Historiquement, soutient-il, l’assimilation des nouveaux arrivants s’est toujours réalisée par l’identification à la classe moyenne majoritaire, et singulièrement aux fractions populaires de cette catégorie. Ces classes populaires représentaient le groupe auquel on voulait ressembler, se fondre (par le mariage, l’adhésion à des associations et syndicats).

Mais, aujourd’hui, lance-t-il, « qui pourrait avoir envie d’intégrer une catégorie sociale condamnée par l’histoire économique et présentée par les médias comme une sous-classe faible, raciste, aigrie et inculte? » (« Les Gaulois réfractaires au changement » ou le « basket of deplorables », d’Emmanuel Macron ou d’Hillary Clinton témoignent de ce mépris des dirigeants pour leur peuple).

C’est dans ce vide culturel que s’implantent le multiculturalisme, le relativisme culturel, le communautarisme ou l’islamisme, car les nouveaux arrivants préfèrent très logiquement préserver leur capital social et culturel protecteur plutôt que d’épouser des modèles en voie de décomposition. Par voie de conséquence, cela aboutit également à l’ethnicisation de l’ancienne classe moyenne occidentale, qui ne s’était pourtant jamais définie, en France, par ses origines.

Tout se passe, constate-t-il, comme si le système de représentation politique avait muté en un système de représentations culturelles, et donc d’intérêts communautaires dans lequel les groupes ne peuvent exister médiatiquement et politiquement s’ils ne mettent pas en scène leurs spécificités ethnoculturelles.

Sur le plan de l’historiographie, cela se traduit par la dénationalisation des histoires nationales et la multiplication des petites histoires identitaires. « Il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France et elle est diverse », affirmait d’ailleurs Emmanuel Macron en février 2017.

Au plan politique, jusqu’à la révolte des gilets jaunes, la régression sociale ne débouchait pas sur une révolte ou une contestation généralisée, mais sur la généralisation des revendications catégorielles, individuelles et/ou communautaires où le bien commun n’est plus un objectif.

 

La nouvelle classe bourgeoise

De son côté, soutient Guilluy, la classe dominante s’est habilement désolidarisée, à la fin du XXe siècle, des « heures sombres » de l’histoire occidentale sur le dos des classes populaires en leur accolant l’étiquette de xénophobes, racistes ou fascistes. Elle peut se présenter dans les habits neufs d’une bourgeoisie « positive et bienveillante » portée par les seules valeurs des droits de l’Homme et du marché. Elle n’a ni origine ni religion.

De leur côté, les nouvelles classes populaires européennes sont présentées comme les héritières de la colonisation et de la solution finale et ne peuvent trouver leur place dans la « société ouverte » du XXIe siècle.

La nouvelle classe bourgeoise des villes-cités n’exploite pas, bien sûr, les immigrants à son service (nounous, personnels d’entretien, cuisiniers, artisans). Non, elle vient « à la rencontre de l’Autre ». Et la classe politique, médiatique et académique produit une représentation sociale rassurante et politiquement correcte d’une majorité d’inclus et d’une minorité d’exclus qui, grâce à des politiques bienveillantes d’inclusion, profiteront demain d’un modèle nécessairement intégrateur. Les classes dominantes et supérieures ne cherchent plus à faire société, mais à faire sécession en se retranchant dans leurs villes-citadelles. « There is no society », en conclut Christophe Guilluy en reprenant les mots de Margaret Thatcher.

 

Préserver l’essentiel

Dans son livre publié quelques mois avant la révolte des gilets jaunes, Guilluy prédisait son irruption sur la scène politique : « Si la France périphérique n’a pas (encore) trouvé son représentant, les conditions du basculement sont réunies ».

Les ouvriers, les paysans, les petits artisans, avec une bonne représentation des femmes, ont occupé les ronds-points des villes et villages de la périphérie. La forte présence des retraités n’a pas surpris Guilluy. Dans son livre, il affirme que la précarisation des retraités est la dernière étape du processus d’effacement de la classe moyenne occidentale, les pensions de retraite constituant le premier poste de dépenses de protection sociale. Cependant, il a eu tort de croire que « la catégorie des retraités » était « peu revendicative et peu dangereuse » et qu’elle serait « naturellement une proie appétissante pour les États surendettés ».

Selon Guilluy, la vague populiste qui déferle sur la France, l’Angleterre (Brexit) ou encore aux États-Unis (Trump) n’est pas une poussée de fièvre irrationnelle, mais l’expression politique d’un processus économique, social et culturel de fond. Il traduit simplement la volonté des plus modestes de préserver l’essentiel, leur capital social et culturel.