À propos de Pierre Vallières et de « Nègres blancs d’Amérique »

2019/01/08 | Par L’aut’journal

Quand Pierre Valllières fait paraître dans Le Devoir des 13 et 14 décembre 1971 de larges extraits de L’Urgence de choisir, il s’agit d’une véritable bombe politique. L’auteur de Nègres blancs d’Amérique effectue un tournant majeur. Tirant les leçons de la Crise d’Octobre, mais également des revers du mouvement révolutionnaire américain et latino-américain, Vallières condamne le recours à la théorie de la « violence révolutionnaire ». Prenant également acte du développement fulgurant du Parti québécois, créé trois ans auparavant, il propose à la gauche d’y voir une force potentiellement révolutionnaire et d’en joindre les rangs. Tout un revirement pour quelqu’un qui avait jusque-là dénoncé l’électoralisme et voyait dans le développement du nationalisme « petit-bourgeois » québécois poindre l’ombre du fascisme.

Pierre Vallières s’était rendu célèbre avec la publication de Nègres blancs d’Amérique – Autobiographie précoce d’un « terroriste » québécois. Ce livre synthétisait la colère et les idées de toute cette génération de jeunes révoltés de la fin des années 1950 qui allaient, au cours de la décennie suivante, s’identifier au mouvement révolutionnaire de décolonisation – plus particulièrement à la révolution cubaine – et promouvoir une solution révolutionnaire à la question du Québec. On retrouve dans Nègres blancs l’interprétation que se faisait cette génération de l’histoire du Québec, perçue comme une colonie de porteurs d’eau et de scieurs de bois. S’y élabore également le projet d’un Québec socialiste, encore rudimentaire et fragmentaire, dont curieusement les références ne sont pas Marx ou Lénine, mais les économistes Baran, Sweezy et André Gunder Frank de la revue américaine Monthly Review qui avaient, à cette époque, beaucoup d’influence sur la gauche québécoise.

Cependant, les plus belles pages de Nègres blancs sont sans conteste celles dans lesquelles Vallières relate son enfance à Ville Jacques-Cartier, dans ce bidonville de Coteau Rouge où les maisons étaient en tôles et les égouts à ciel ouvert.  Tout le génie de Vallières est d’avoir brillamment résumé notre histoire et notre condition de Québécois dans ce si beau titre de Nègres blancs d’Amérique. C’était l’envers, dans un effet miroir, du discours de l’oppresseur anglophone et de son arrogant « Speak White ». Vallières avait saisi l’essence même de notre « américanité », dirions-nous pour employer une expression à la mode. Une américanité bien différente du mythe, que certains essaient de propager, du Québécois, émule du colon américain de la Frontier.

Les conditions de la rédaction de Nègres blancs ne sont pas étrangères à cette perspective. Le manuscrit a été rédigé en prison, au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention for men où la très grande majorité de la population carcérale était composée de Noirs. Pierre Vallières et Charles Gagnon y ont été incarcérés à la fin de 1966 et au début de 1967. Le livre a été écrit après une grève de la faim de 29 jours. 

Vallières et Gagnon y ont été emprisonnés pour avoir manifesté devant les Nations unies les 25 et 26 septembre 1966 pour réclamer le statut de prisonniers politiques pour leurs camarades incarcérés à Montréal et faire connaître au monde entier la lutte de libération nationale du peuple québécois. Vallières et Gagnon s’étaient réfugiés à New York auprès de groupes de militants des Black Panthers après la dislocation par les forces policières du réseau felquiste qu’ils venaient de mettre en place.

Vallières et Gagnon s’étaient connus à l’Université de Montréal au début des années 1960. Ils avaient tous les deux participé à la revue Cité Libre animée par Gérard Pelletier et Pierre Elliott Trudeau. En 1964, les deux rompent avec Cité Libre et créent la revue Révolution québécoise où ils prônent l’indépendance du Québec, mais critiquent le nationalisme et mettent de l’avant les luttes ouvrières.  À l’automne 1965, ils optent pour le FLQ et la clandestinité.

Après une série d’actions violentes dont le dépôt de bombes à l’usine Lagrenade et à la Dominion Textiles lors de conflits de travail, le réseau est démantelé par la police; Vallières et Gagnon se réfugient à New York.

Dans la revue clandestine L’Avant-garde, publiée en 1966, Vallières et Gagnon avaient jeté les fondements idéologiques de cette nouvelle vague du FLQ au contenu plus social que la première nettement plus nationaliste. Dans Le FLQ : un projet révolutionnaire, Lettes et écrits felquistes (1963-1982),  sont reproduits les principaux écrits de cette époque. S’inspirant de la Guerre de guérilla de Che Guevara et de Révolution dans la révolution de Régis Debray, Vallières et Gagnon proposent une véritable guerre de libération. Dans un texte intitulé « Le combat du FLQ, son but, ses moyens », Vallières écrit qu’il s’agit de « fournir au peuple l’occasion, les motifs et les moyens matériels a) de se soulever contre l’autorité établie, b) de conquérir le pouvoir de l’État et, finalement, c) de substituer un « ordre nouveau » aux anciennes structures, la conquête du pouvoir ou l’indépendance ne devant être qu’une étape sur la voie de la transformation politique, économique, sociale et culturelle du pays. »

Plus loin, dans le même texte, il résume ainsi les buts tactiques de cette guerre de partisans : « 1) affaiblir l’infrastructure coloniale, son système de communications, son économie, son gouvernement, ses institutions; 2) désorienter les forces de répression, les diviser, les disperser, les démoraliser et les désorganiser complètement; 3) enfin, gagner le soutien de la population, obtenir sa confiance en lui prouvant qu’on est une force sur laquelle elle peut compter pour remplacer l’ordre établi et se libérer efficacement ».

Vallières identifie trois phases à cette lutte de libération : « 1) conquête d’un soutien populaire suffisamment étendu à l’idée d’indépendance; 2) ouverture d’une période d’actions directes dans le but de provoquer une première brèche dans l’ordre établi, d’exalter les passions populaires, d’obliger le régime à se révéler publiquement tel qu’il est et de saper le moral des adversaires; 3) enfin, l’offensive générale ».

Vallières et Gagnon considéraient que la situation au Québec commandait l’ouverture de la deuxième phase.

De plus, « pour intégrer les masses à la lutte de libération nationale », les deux auteurs donnent au FLQ le mandat de susciter la création de « comités populaires de libération » sur l’ensemble du territoire. Vallières donne des exemples possibles de l’activité de ces comités : s’emparer d’une scierie fermée et la faire fonctionner sans l’assentiment de ses propriétaires; regrouper les éléments les plus dégourdis de la population d’un quartier populaire comme Saint-Henri et les amener à aller saisir les équipements scolaires et sportifs de Westmount; voler un camion de Steinberg pour assurer la distribution de vivres à des travailleurs en grève; pour régler le problème du logement, rénover et « exproprier » les logements rénovés. Ces actions devaient se faire sous la protection armée du FLQ. Toutes ces formes d’action étaient inspirées par celles mises de l’avant par les Black Panthers aux États-Unis.

Vallières résumera dans Les Héritiers de Papineau la perspective qui était alors la leur : « Comme les radicaux du mouvement noir américain (SNCC, Black Panthers), nous avions le sentiment de participer par notre action à la construction d’une avant-garde continentale et multiraciale ». 

Ce bref résumé nous aide à comprendre l’orientation générale du FLQ de Vallières et Gagnon. Soulignons, au passage, que les cellules Libération et Chénier en 1970 partageaient les mêmes visées.

Difficile aujourd’hui de relire ces textes sans s’étonner de la naïveté de leurs auteurs. Mais, il faut se replacer dans le contexte de l’époque où régnait une grande agitation sociale et politique, au Québec mais également aux États-Unis, en Amérique latine et dans l’ensemble du monde. « Il était doux, en ce temps-là, écrit Vallières dans Les Héritiers de Papineau, de se raconter des histoires, de croire la révolution socialiste « imminente » un peu partout dans le monde et de penser que l’empire américain, embourbé au Viêt-nam, était sur le point de s’effondrer ».

Difficile également d’imaginer aujourd’hui l’influence considérable de la révolution cubaine et encore plus du mythe de cette révolution. Une douzaine de barbudos menés par Fidel Castro avaient débarqué à Cuba et quelques trois années plus tard ils prenaient le pouvoir. Le mythe passait évidemment sous silence qu’ils avaient eu le soutien du Parti communiste cubain et avaient bénéficié de circonstances exceptionnelles.

 

+++

Après quatre mois de détention au Tombs, Vallières et Gagnon sont libérés pour être aussitôt kidnappés par les autorités canadiennes et incarcérés à la prison de Bordeaux.  Après une année d’attente, Vallières subit finalement son procès sous l’accusation d’homicide involontaire de Thérèse Morin, secrétaire à l’usine Lagrenade, tuée lors de l’explosion de la bombe placée par le FLQ. Son attitude, ses paroles et ses écrits lui valent une condamnation à perpétuité le 5 avril 1968.

Soulignons que des accusations de sédition furent alors portées contre Vallières pour la publication de Nègres blancs d’Amérique. Sur l’ordre du ministère de la Justice, la police saisit tous les exemplaires du livre en librairie et en stock, y compris l’exemplaire déposé par l’éditeur à la Bibliothèque nationale. Furent également poursuivi pour sédition Gérald Godin, Claire Dupond et les Éditions Parti Pris pour avoir publié le livre et Jacques Larue-Langlois pour avoir contribué à sa diffusion.

Un an plus tard, la Cour d’appel ordonne la tenue d’un nouveau procès, au terme duquel la sentence est commuée à trente mois de prison. Le 26 mai 1970, Vallières obtient sa remise en liberté provisoire après quarante-quatre mois de prison.

 

+++

L’itinéraire militant de Vallières nous aide à comprendre le formidable changement de cap prôné dans L’Urgence de choisir. Dans ce texte, il tire les leçons des Événements d’Octobre 1970, évalue le rapport de forces et prend ses distances avec le volontarisme guévariste. « On ne provoque pas, écrit-il, au nom du peuple l’armée du pouvoir en place quand on ne possède pas soi-même une armée dans laquelle un peuple peut se reconnaître, s’intégrer consciemment, et par un combat politique, s’acheminer vers la conquête du pouvoir politique et la réalisation de ses objectifs sociaux ». Et Vallières sait pertinemment que le FLQ ne constitue pas et n’a jamais constitué une telle armée. « Il n’y avait au Québec ni organisation révolutionnaire ni véritable mouvement de libération nationale », écrira-t-il plus tard dans Les Héritiers de Papineau.

On ne provoque pas le pouvoir sans raison d’autant plus si celui-ci, écrit Vallières dans L’Urgence,  « recherche un affrontement qui, espère-t-il, lui fournira l’occasion d’écraser par la force le peuple québécois en détruisant les organisations qu’il s’est données pour s’affranchir : le PQ, les centrales syndicales, les comités de citoyens. La crise d’octobre 1970 a fourni au pouvoir l’occasion d’une « répétition générale » de ce scénario classique ».

La conjoncture internationale des dernières années amène Vallières à réévaluation de la stratégie à déployer. Dès 1967, rappellera-t-il dans Les Héritiers, l’assassinat à Oakland de Bobby Hutton, l’arrestation de Huey P. Newton et l’exil algérien d’Elridge Cleaver, personnalités marquantes des Black Panthers, annonçaient l’effondrement et l’échec du mouvement révolutionnaire américain. Dans le même ouvrage, Vallières ajoute que « la mort du Che en 1967 marquait de façon spectaculaire et tragique l’échec de la lutte armée révolutionnaire coupée des masses et uniquement fondée sur le radicalisme impatient d’une avant-garde en colère ».

L’analyse proposée dans L’Urgence est beaucoup plus fine et complexe que ce simple constat du véritable rapport de forces entre l’impérialisme et les forces révolutionnaires. Vallières y va d’une analyse fort pénétrante de l’impérialisme américain et de ses relations avec le Canada et le Québec sur la question de l’indépendance du Québec. « Il faut se garder, dit-il, de l’illusion d’une indépendance facile. La bourgeoisie canadian, l’impérialisme américain et leurs valets autochtones vont résister avec la dernière énergie à notre volonté d’indépendance ».

Il poursuit : « Trop d’illusions sont encore véhiculées au sujet des avantages que les États-Unis pourraient trouver à l’indépendance du Québec comme si le Canada tel qu’il est constitué présentement ne servait pas au maximum leurs intérêts impérialistes ».

Trente ans et deux référendums plus tard, cette analyse tient toujours la route. Que les États-Unis aient exprimé à l’occasion un certain soutien aux revendications nationalistes du Québec – comme la fameuse déclaration d’un membre de la famille Rockefeller en faveur du français au cours des années 1970 – pour obliger le gouvernement Trudeau à mettre en sourdine ses velléités nationalistes, cela ne constituait certes pas un soutien à l’indépendance du Québec. Que Washington se soit servi de la déception des nationalistes québécois au lendemain du référendum de 1980 pour faire adopter le libre-échange – l’appui du gouvernement Lévesque au « beau risque » du Parti conservateur de Brian Mulroney – n’est pas non plus synonyme d’un appui à la souveraineté du Québec.

La réflexion de Vallières va beaucoup plus loin que le jeu politique à trois entre le Québec, le Canada et les États-Unis. Il aborde ce qui constitue l’essence même de l’impérialisme, c’est-à-dire la division entre nations oppressives et nations opprimées où le Québec est bien évidemment dans le camp des nations opprimées.

Pour lui, la domination impérialiste s’exerce principalement sur les secteurs-clés de l’économie et suffit « pour influencer directement l’ensemble d’une collectivité, surtout d’une collectivité colonisée ». Il en tire la conclusion capitale que, dans le cadre d’un tel système, « l’édification d’un capitalisme national par une société comme le Québec, même avec l’aide d’un État souverain, est une impossibilité économique et politique ».  Il prend alors le contre-pied des « marxistes » de l’époque qui attribuaient au PQ le noir dessein « de faire accéder la moyenne bourgeoisie à position de bourgeoisie nationale ».

Cette question soulevée par Vallières est fondamentale à l’établissement de toute stratégie politique. Malheureusement, elle a été complètement escamotée au cours des dernières décennies. En fait, fort curieusement, fédéralistes et souverainistes partagent aujourd’hui la même conception d’une économie québécoise « moderne et normale », exempte d’oppression économique.

Que les fédéralistes tiennent ce discours n’a rien de surprenant. Ils ont toujours nié l’oppression nationale. Le retard économique du Québec s’explique, selon eux, historiquement par la présence de l’Église et de forces obscurantistes. La Conquête britannique est toujours présentée comme un facteur de progrès, de la même façon que les impérialistes soutiennent aujourd’hui que la voie de l’émancipation des pays du tiers-monde réside dans leur ouverture au marché mondial et l’adoption des mesures prônées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale.

Au cours des années 1960, les souverainistes – et de façon plus large les nationalistes – reconnaissaient l’infériorité économique du Québec et en faisaient reposer la responsabilité sur la domination du Canada anglais et des États-Unis. À défaut de la présence d’une bourgeoisie nationale signifiante, l’État québécois était perçu comme l’instrument privilégié pour redresser la situation. C’est à cette fin que furent créées une multitude de sociétés d’État comme Hydro-Québec, la Caisse de dépôt, la SGF, Rexfor (forêt), Sidbec (sidérurgie), Soquia (agriculture), Soquip (pétrole) et autres.

Plusieurs des initiatives prises en ce domaine par le gouvernement du Québec se sont butées à l’opposition des monopoles et des milieux d’affaires étrangers et n’ont pu être menées à terme. Puis, les dirigeants souverainistes se sont convertis au cours des années 1980 au discours ambiant favorable aux privatisations. Plusieurs sociétés d’État ont été privatisées au profit d’amis du régime ou sont passées carrément en des mains étrangères. Aujourd’hui, les ténors souverainistes ne jurent plus que par la mondialisation. Jacques Parizeau prononce des conférences dans les départements d’économie des universités québécoises dans lesquelles il célèbre la mort des économies nationales ! En fait, les souverainistes ont adopté le discours des fédéralistes et des impérialistes.

Le problème est qu’aucune étude sérieuse sur l’économie du Québec n’a été produite depuis belle lurette. Les historiens, les économistes et les autres chercheurs potentiels ont tous adopté le discours libre-échangiste et néolibéral dominant selon lequel le Québec est une société « normale » d’où a disparu toute référence à l’oppression nationale. Chaque semaine, nous voyons des entreprises québécoises passer sous contrôle étranger, mais cela ne semble avoir aucune importance aux yeux des nationalistes québécois. Curieusement, au Canada anglais, nous ne comptons plus les volumes publiés pour dénoncer la vente aux enchères du Canada et la mainmise américaine sur l’économie du pays. Tout cela témoigne de l’état lamentable de nos sciences sociales où sont produites très peu de recherches indépendantes, mais où il y a toujours de généreuses subventions pour d’inoffensives recherches de « modélisation ».

Ailleurs, dans ce numéro de L’Apostrophe, nous publions une première étude de Gaétan Breton sur l’origine ethnique de la propriété des entreprises au Québec qui réduit en poussière le mythe selon lequel les francophones contrôleraient l’économie du Québec. D’autres suivront.

Vallières proposait une toute autre perspective que le continentalisme et la mondialisation. « Il ne fait aucun doute, affirme-t-il, que pour tirer la société québécoise du sous-développement et du marasme, il faut que l’État québécois s’approprie, entre autres, le marché intérieur et l’élargisse par un bouleversement radical des formes d’appropriation, par la substitution de la propriété collective à la propriété privée (dans les secteurs-clés), seul moyen non seulement de libérer le pouvoir d’achat des masses ainsi que leur bien être social et culturel en fonction de leurs besoins et de leurs aspirations, en tenant toujours compte cependant du potentiel réel de production et des débouchés qui lui sont offerts. »

Sur la base de cette analyse économique de la domination impérialistes sur le Québec, Vallières développe ses nouvelles conceptions politiques. Il reproche à la gauche de ne pas apprécier à sa juste valeur la « portée politique stratégique fondamentale » de la question de l’indépendance du Québec et de donner l’impression « de considérer le droit à l’autodétermination seulement comme un droit juridique abstrait et sa revendication, comme un soutien au nationalisme « bourgeois » ». Il invite la gauche à considérer le PQ « comme un instrument de libération, forgé par des Québécois pour les Québécois ».

Mais quelle appréciation portée sur les dirigeants du Parti québécois ? « Ils seront contraints, écrit Vallières, d’adopter un comportement plus révolutionnaire, à cause d’une part, de l’hostilité des milieux d’affaires (anglo-américains et assimilés) au projet indépendantiste et surtout à toute politique québécoise de développement économique autonome (ne fût-ce que sur la base d’une « intervention » mitigée de l’État dans le système économique actuel) et, d’autre part, de l’ampleur des transformations sociales exigées par la population dans son ensemble ».

Mais, encore faudra-t-il que la gauche appelle et apporte son soutien à ces « transformations sociales » profitables à la population. Nous verrons plus loin qu’elle les a plutôt dénoncées !

Vallières appuie son analyse du rôle appréhendé des dirigeants péquistes sur l’exemple de la Révolution tranquille. « À la fois au plan politique, au plan économique, au plan social et au plan culturel, la révolution tranquille provoqua des transformations dont la réalisation, même sous la forme mitigée qu’elles ont parfois revêtue, révéla et exacerba des antagonismes dont même les promoteurs les plus nationalistes ne soupçonnèrent pas, au début, la profondeur et les potentialités. »

Mais Vallières sait que toutes ces considérations politiques stratégiques échappent ou n’intéressent tout simplement pas une bonne partie de ses interlocuteurs, affairés sur le terrain des luttes sociales et économiques, et qui confondent lutte politique et lutte économique. Aussi, dénonce-t-il l’économisme, le trade-unionisme, d’une certaine gauche qui « réduit la lutte politique à une suite de revendications économiques et sociales sans portée politique stratégique ».

Puis, sachant que ces mêmes personnes « opposent au nationalisme québécois, l’unité abstraite des travailleurs québécois et des travailleurs ontariens et/ou américains », il rétorque que « la « pure conscience » que peuvent avoir des socialistes de la nécessité de cette unité ne la fait pas exister pour autant ».

Poursuivant son analyse de l’impérialisme, il rappelle avec raison que « la classe ouvrière de la nation dominante est intégrée au système monopoliste qui l’a associée à ses bénéfices dans une proportion suffisante pour qu’elle ait intérêt à le soutenir et à le défendre ». Comme le « pauvre blanc » du Sud revendique l’asservissement du « Nègre », le pauvre anglophone exige qu’Ottawa mette les « french pea soup » à leur place, écrit-il avant de mettre de l’avant la seule véritable base d’unité entre les travailleurs anglophones et québécois : « La reconnaissance par les travailleurs anglophones du Canada (et du Québec) du droit pour la société québécoise de constituer un État national indépendant est la condition sine qua non de leur unité avec les travailleurs québécois »

Mettant au rancart ses critiques passées sur l’électoralisme, Vallières réalise que la lutte de masse au Québec emprunte la voie électorale et il prône l’entrée de la gauche dans un Parti québécois en plein développement où est en train de se cristalliser l’alliance entre les souverainistes, le mouvement syndical et les membres des comités de citoyen, au grand désespoir des forces fédéralistes. Vallières affirme que « le mouvement indépendantiste québécois a un contenu objectivement progressiste et révolutionnaire » et que « le PQ constitue la principale force politique stratégique de ce mouvement indépendantiste ».

 

Chapitre 2 – Vallières se défile

Cependant, l’appel de Vallières ne sera pas entendu. La gauche radicale boudera le mouvement de libération nationale. Elle prendra une voie sans issue, se marginalisera avant de se faire hara-kiri. La responsabilité première de l’échec de cette stratégie retombe sur les épaules de Pierre Vallières qui s’est défilé sans chercher à mettre en pratique ce qu’il prônait. Dans Les Héritiers de Papineau, il raconte qu’une semaine avant la parution de L’urgence de choisir, il écrivait à René Lévesque pour le rassurer en précisant qu’il « n’adhérait pas au PQ en tant que porte-parole d’une faction radicale, mais simplement en tant que citoyen parmi d’autres. »

En fait, Vallières a abandonné la lutte de libération nationale pour la contre-culture (l’alcool, les femmes, la drogue, la musique). Il va s’installer à Mont-Laurier pour travailler dans une coopérative, financée par des fonds du gouvernement fédéral, où il est complètement coupé de la vie politique.

Toujours dans Les Héritiers de Papineau, il écrit : « Il fallait CHOISIR. Choisir entre libération individuelle et libération collective, entre révolution culturelle et révolution politique, entre révolte et guérilla. J’avais, quant à moi, opté pour la lutte armée… sans pour autant renoncer au choix de ma liberté personnelle ni à l’affirmation de ma sensibilité singulière, de mes désirs « privés » et songes intimes. Même si je m’étais donné totalement à l’action, je poursuivais en secret autre chose, une sorte d’Ailleurs à la fois inaccessible et tout proche ».

En fait, Vallières avait déjà choisi « autre chose » que la lutte de libération nationale. Il avait choisi la libération individuelle, la contre-culture, le « Peace and Love ». Il abandonne la révolution sociale pour un « utopisme social qui rejoignait celui prêché par la revue Mainmise, née au début de 1970 » et dont « les auteurs plus ou moins anarchistes et libertaires favorisaient la formation à travers tout le territoire québécois d’unités de vie communautaires et non hiérarchisées, pluralistes et innovatrices ».

Bien entendu, la création d’un État national indépendant devenait beaucoup moins urgente, car, comme il le rappelle dans Les Héritiers, « la révolution culturelle n’avait pas de frontières. Elle pouvait affirmer partout ses valeurs positives, indépendamment des régimes politiques et des différences linguistiques. Elle n’avait pas besoin, pour être, du secours de l’État ».

Pourtant, dans L’Urgence de choisir, il avait de façon fort à propos critiqué cet esprit libertaire et ses effets sur le mouvement de libération nationale. « Les contestataires d’octobre 68 ne doivent pas oublier qu’après avoir sabordé les associations étudiantes (L’UGEQ, l’AGEUM, l’AGEL, l’AGEUS, etc.) au nom de l’utopie libertaire et de la révolution culturelle instantanée, ils ont favorisé la montée du « je m’en-foutisme » galopant en milieu étudiant plutôt que le développement de la conscience politique et la radicalisation de l’engagement politico-social ». Quelques mois plus tard, c’est Vallières lui-même qui « sabordera » le mouvement de libération nationale « au nom de l’utopie libertaire et de la révolution culturelle instantanée ».

Cependant Vallières avait bien perçu les transformations en cours. Dans Les Héritiers de Paineau, il écrit que, peu avant Octobre 1970, « je m’intéressai à deux phénomènes qui me frappaient alors beaucoup : 1) la profonde mutation des valeurs et des styles de vie en train de s’effectuer dans la société québécoise; 2) l’embourgeoisement rapide des « parvenus » de la Révolution tranquille (dont une majorité d’ex-socialistes et d’indépendantistes ».

Vallières savait pertinemment que ces deux phénomènes n’étaient pas particuliers à la société québécoise. Ils venaient directement du sud de la frontière et constituaient les réponses de la classe dirigeante américaine au puissant vent de contestation émanant du mouvement des Droits civiques des Noirs américains et du mouvement d’opposition à la guerre du Viêt-nam et dont la jonction risquait de créer une situation révolutionnaire.

Dans son Histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn écrit qu’un rapport confidentiel du FBI adressé au président Nixon en 1970 révélait que, selon un sondage, « près de 25 % de la population noire a un profond respect pour l’action du Black Panthers, et cela est particulièrement vrai pour 43 % des Noirs de moins de vingt ans ». Une situation qui ne manquait évidemment pas d’inquiéter les autorités américaines et appelait une réplique immédiate. Celle-ci emprunta une forme éprouvée : le bâton et la carotte.   

Ce fut d’abord la répression. Des dirigeants du Black Panthers Party furent froidement assassinés dans le cadre du COINTELPRO, le programme du FBI. Cela, nous l’avons vu précédemment, alimenta la réflexion de Vallières. Mais, plus significatif encore fut l’assassinat en 1968 de Martin Luther King au moment précis où celui-ci, radicalisant son discours, s’emportait contre la guerre du Viêt-nam et la discrimination basée sur les classes sociales. Dès lors, il était devenu une cible privilégiée du FBI. King planifiait une nouvelle grande manifestation à Washington, sous la forme d’un « campement des pauvres » mais cette fois-ci sans le consentement paternaliste du président comme cela avait le cas lors de son célèbre discours « I have a dream » de 1963.

Avec le bâton vint aussi la carotte. Dans le cadre du programme de la «Great Society » de L.B. Johnson, on tenta de faire avec les Noirs, ce qu’on avait fait de tout temps, avec les Blancs : intégrer un petit nombre d’entre eux dans le système en offrant des avantages économiques. Plus de Noirs eurent accès aux collèges et aux universités et on assista au développement d’une petite bourgeoisie noire.

Howard Zinn révèle dans son livre que la Chase Manhattan Bank et la famille Rockefeller qui la contrôlait s’attachèrent plus particulièrement au développement du « capitalisme noir ». Il rapporte les paroles de David Rockefeller qui tentait de persuader ses collègues capitalistes qu’il était nécessaire « de créer un environnement dans lequel ces entreprises pourraient continuer à faire des profits pour les quatre, cinq, voire dix années à venir ».

Aujourd’hui, bien qu’on note une plus grande stratification de la société noire, l’inégalité raciale demeure béante. Dans un livre récemment paru, The Anatomy of Racial Inequality, l’auteur Glenn Loury démontre l’ampleur de la discrimination à l’égard des Noirs avec des dizaines de pages de statistiques sur les salaires, les taux de chômage, les revenus, la richesse, la santé, l’emprisonnement. Par exemple, l’espérance de vie d’un homme blanc né en 1998 est de 74,5 ans contre 67,6 pour un homme noir. Il est de 80 ans pour une femme blanche, comparativement à 74,8 ans pour une femme noire. Le revenu médian des hommes blancs était en 1999 de 40 100 $ contre 30 900 $ pour les hommes noirs.

Les choses se passèrent sensiblement de la même façon au Québec. Les felquistes, comme les Black Panthers, bénéficiait d’un soutien populaire important comme les gouvernements furent surpris de le constater après la lecture du Manifeste du FLQ en octobre 1970. Le gouvernement fédéral réagira avec la Loi des mesures de guerre et cherchera à briser le mouvement de libération nationale. Cela se poursuivit par la suite avec les manœuvres d’infiltration et de diversion dans les mouvements de gauche et dans le Parti québécois.

Mais il y eut également la carotte. Le gouvernement Trudeau parlait de « Société juste » et n’hésitait pas à s’endetter massivement pour favoriser par différentes mesures le développement de la classe moyenne à laquelle fait allusion Vallières quand il parle de « l’embourgeoisement des parvenus de la Révolution tranquille ».

Progressivement, la société québécoise se stratifia elle aussi. Elle n’était plus la masse uniforme de la fin des années 1950 où 95% de la population gagnait à peu près le même salaire. Une société où même les postes de contremaîtres étaient réservés à des anglophones. D’ailleurs, la progression des francophones dans l’échelle sociale fut facilitée par le départ des anglophones par suite de l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976 et l’adoption de la Loi 101.

La classe dirigeante anglo-saxonne emprunta à Rockefeller son idée d’un « capitalisme noir » pour les Nègres blancs. Ce fut la glorification du célèbre Québec Inc. dont on oublie généralement de mentionner que l’expression vient du livre de Matthew Fraser publié initialement en anglais à Toronto. De nombreuses concessions furent accordées à la bourgeoisie francophone, particulièrement lors du référendum de 1980.

Dans un livre paru en 1998 intitulé L’entreprise québécoise à la croisée des chemins, Yves Bélanger rend compte du phénomène, sans toutefois en fournir d’explication politique.  « Avant les années 1960, écrit-il, les prises de contrôle d’entreprises se résumaient presque invariablement au passage de firmes sous direction francophone à des entreprises sous contrôle anglophone ou étranger. Après 1976, le processus s’inverse : Provigo achète Loeb, Domtar passe sous la gouverne de la Caisse de dépôt, la Unity Bank est acheté par la Banque provinciale, Dale est acquise par Sodarcan et Sullivan met la main sur Dickension Mines. Dans des secteurs traditionnellement dominés par les grands intérêts anglo-canadiens, quelques partenariats avec des entreprises du Québec, voient le jour, comme celui qui donne naissance à Brascades (Caisse de dépôt et Brascan). »

Bien entendu, cette bienveillance de la bourgeoisie anglo-saxonne allait prendre fin une fois le péril passé, c’est-à-dire avec l’échec du référendum de 1980. Et Bélanger note en 1998 que le mouvement s’est rapidement inversé et il constate déjà à cette époque « la vente de plusieurs firmes francophones à des intérêts étrangers : DMR, le Groupe Hamelin, Prévost, Canstar, F.F. Soucy, GEC  Sidbec, Reno-Dépôt, le Groupe Commerce, Urgel Bourgie, La Place Dupuis, Nova Bus, Circo, Craft, MIL, Sodarcan. » Depuis, le mouvement s’est considérablement accéléré.

Malheureusement, contrairement aux États-Unis à propos de la question noire, nos sociologues et nos intellectuels ne semblent nullement s’intéresser à la situation économique et sociale réelle des Québécoises et Québécois. Sous l’influence d’intellectuels soi-disant « marxistes », la question de l’oppression nationale a été complètement éradiquée du champ des sciences sociales. Aux dires de ces pseudo-chercheurs, le Québec est maintenant une société « normale » où ne subsistent que les inégalités de classe.

Parfois, la publication de certaines statistiques laisse entrevoir une autre situation. On apprend tantôt que le taux de locataires est beaucoup plus important au Québec qu’en Ontario ou dans le reste du Canada. Une autre fois, c’est la Régie régionale de la santé de Montréal qui – tout en nous informant de la grande pauvreté de Montréal par rapport aux autres grandes villes canadiennes – nous indique une différence d’espérance de vie de 13 ans entre Westmount, habité majoritairement par des anglophones, et Hochelaga-Maisonneuve, majoritairement francophone.  Puis, un ministre du Revenu révèle que 40% de la population du Québec ne paie pas d’impôts sur le revenu parce que trop pauvre ! Mais nous n’avons pas de portrait d’ensemble qui nous permettrait de comparer, sous différents critères, la situation des Québécois francophones par rapport aux autres nationalités établies au Canada. Parions que, là aussi, il n’y a pas de budgets de recherche pour ce genre de travaux ! 

 

+++

L’autre « phénomène » évoqué par Vallières, soit « la mutation des valeurs et des styles de vie », est un sujet tabou sur le terrain politique. C’est celui des « nouvelles valeurs » issues de Mai 68 en France et de mouvement hippie aux États-Unis, le fameux « Peace and Love » auquel Vallières et tant d’autres gens de son âge ont adhéré au début des années 1970.

Ces valeurs s’opposaient aux valeurs traditionnelles des années 1950 et se sont exprimées sous la forme d’un formidable conflit des générations avec l’arrivée en scène des baby-boomers. Mais quelle est exactement la signification politique de l’émergence de ces nouvelles valeurs taxées à l’époque de « révolutionnaires »? Nous n’avons pas ici l’intention de faire le tour de la question, mais d’ébranler tout de même certains dogmes.

De façon générale, on a tendance à qualifier Mai 68 et le mouvement « Peace and love » d’événements progressistes. Ce point de vue est contestable. Mai 1968 fut d’abord un mouvement de la jeunesse, qui s’est transformée en grève générale et crise politique majeure. Que Mai 68 ait été l’occasion d’importantes conquêtes sociales en France ne fait aucun doute. Les accords de Grenelle sont là pour en témoigner.

Par contre, d’un point de vue politique et idéologique, les choses sont moins évidentes. Au plan politique, il faut rappeler que Mai 68 s’est traduit par le départ du Général de Gaulle, le seul opposant à la politique américaine au sein des grandes puissances non communistes, et son remplacement par Georges Pompidou connu pour ses sympathies à l’égard de Washington.  D’un point de vue idéologique, la principale mouvance de Mai 68 a donné naissance au mouvement maoïste français dont le rôle principal a été de s’attaquer au Parti communiste français et d’apporter un soutien à la politique pro-américaine de la Chine. Plus tard, ce sont d’ex-soixante-huitard et ex-maoïstes qui ont créé des publications comme le quotidien Libération, qui ont été le cheval de Troie de l’influence idéologique des États-Unis en France.

Aux États-Unis, le mouvement « Peace and Love » a pris naissance et s’est développé dans le cadre de l’opposition à la guerre. Ce mouvement, s’il avait pu établir une véritable jonction avec le mouvement noir, était riche de promesses plus significatives que le « Flower Power ». Il était porteur d’une véritable remise en question des institutions politiques et économiques étatsuniennes, d’une véritable révolution sociale.

L’histoire nous apprend que les guerres entraînent l’affaiblissement des pays belligérants et peuvent créer des conditions favorables à l’éclosion des révolutions. La Commune de Paris de 1871 n’aurait pas vu le jour sans la guerre franco-allemande de 1870. La première révolution russe de 1905 a surgi lors de la guerre russo-japonaise et la Révolution bolchévique de 1917 a été enfantée par la Première guerre mondiale. Quant à la Révolution chinoise, elle tire son origine du deuxième conflit mondial.

Est-ce que la guerre du Viêt-nam aurait pu conduire à une révolution aux États-Unis ? Est-ce qu’un leader comme Martin Luther King, dont l’audience dépassait la population noire pour rejoindre les Blancs avec un discours abordant de plus en plus, avant son assassinat, les thèmes de la justice sociale et de la guerre, aurait pu diriger un tel changement social ? Difficile de spéculer, mais il est néanmoins clair que le mouvement de contestation s’orientait vers le mot d’ordre du « défaitisme révolutionnaire », c’est-à-dire la défaite du gouvernement américain dans la guerre contre le Viêt-nam dans le but de produire les conditions pour un changement de régime aux États-Unis

Dans ce contexte, le mot d’ordre de « Peace and Love » était beaucoup plus inoffensif. Comme il était plus tolérable pour les autorités américaines de voir les jeunes fumer du pot et écouter les Beatles que de manifester en criant des slogans hostiles à la guerre. Ainsi, il n’est pas étonnant que les Beatles, dont toutes les chansons, sans exception, sur leur disque fétiche Sargeant Pepper’s sont été des odes à la consommation de drogues, aient été décorés par la suite de l’Ordre de l’Empire britannique. Il est toujours fascinant de constater que les mêmes personnes qui comprennent que l’opium fut introduit en Chine pour asservir la population aient vu dans la propagation des drogues aux États-Unis lors de la guerre du Viêt-nam un instrument de libération !

Dernièrement, il a été révélé que la CIA a introduit du crack dans les quartiers de Los Angeles comme moyen de contrôle des populaires pauvres.  Mais personne ne semble s’interroger sur les objectifs de la tolérance, voire de la complicité, des autorités dans la distribution des drogues auprès des membres de la classe moyenne blanche !

Les mêmes interrogations peuvent être posées dans le cas du Québec.  Posons seulement la question : où Vallières était-il le plus dangereux pour l’ordre établi ? Au sein du PQ en train d’organiser une faction de progressistes visant à s’assurer que le Parti se développe en véritable mouvement de libération nationale ? Ou en train de « tripper » dans une commune près de Mont-Laurier en lisant Mainmise tout à fait « stone »?

 

+++

Dans les ouvrages publiés au cours des années qui ont suivi la parution de L’Urgence de choisir, nous retrouvons un Pierre Vallières écrasé par la puissance qu’il attribue à ses adversaires politiques.  Dans L’exécution de Pierre Laporte, Les dessous de l’opération Essai (1977), il va jusqu’à attribuer, sans avancer l’ombre d’une preuve, la mort de Pierre Laporte à une sombre machination fédérale. Que les autorités fédérales aient détourné la crise d’Octobre à leur profit, il est facile d’en convenir. Mais Vallières va plus loin. Il enlève toute initiative aux auteurs des enlèvements et en fait de simples pions entre les mains de tout puissants stratèges fédéraux. Face à un ennemi aussi puissant, nous sommes devant Un Québec impossible, qui est le titre d’un autre ouvrage publié également en 1977. Le même défaitisme se retrouve dans Les Scorpions Associés (1978). À la veille du référendum de 1980, le complot prendra une dimension internationale avec la publication de La démocratie ingouvernable (1979), dans lequel Vallières décrit les projets de domination du monde de la famille Rockefeller et de Zbigniew Brzezinski avec la création de la Commission Trilatérale.

Le problème ne réside pas dans les analyses de Vallières des projets des fédéralistes canadiens ou des impérialistes américains. Elles sont le plus souvent pertinentes. Le défaut provient de sa perspective. Celle d’un homme brisé, pour qui l’ennemi est tout puissant.

Si, après la publication de L’Urgence de choisir, Vallières s’était attelé aux tâches qui découlait de son analyse, c’est-à-dire à la création d’une fraction indépendantiste radicale à l’intérieur du Parti québécois, sa vision des choses aurait été différente. Mais, surtout, une autre voie aurait été envisageable pour ces centaines de jeunes révoltés qui voulaient changer le Québec, changer la société.

En effet, en 1968 et 1969, semaine après semaine, nous avions manifesté dans les rues de Montréal pour la libération des prisonniers politiques en scandant « Libérez Vallières-Gagnon ». Aussi, c’est avec un très grand intérêt que nous avons lu, à la fin de 1971, L’Urgence de choisir et, quelques mois plus tard, Pour le parti prolétarien de Charles Gagnon.

Secoués par le choc des Événements d’Octobre, avec une colère décuplée à l’égard du gouvernement d’Ottawa par suite de l’imposition des mesures de guerre, interpellés par la montée fulgurante du Parti québécois, tout cela dans un contexte de grande agitation ouvrière et sociale, nous étions dans ce genre de période bénie où les gens sont à se faire une opinion, un choix politique qu’ils conserveront pendant des années et qui sera extrêmement difficile à défaire. Nous étions prêts pour un débat, une polémique sur la voie à prendre. Nous attendions la réplique de Vallières à Pour le Parti prolétarien. Elle n’est jamais venue.

Dans un prochain article, nous verrons comment l’abandon pratique de la lutte par Vallières a laissé le champ libre à l’option défendue par Charles Gagnon dans Pour le parti prolétarien et au développement du mouvement maoïste québécois à la grande satisfaction des services de renseignement canadiens et de leur agent, le ministre Claude Morin, qui menait une campagne fort active pour marginaliser complètement la gauche au sein du Parti québécois.