La nouvelle droite française… et ses ramifications au Québec

2019/01/09 | Par Pierre Dubuc

Malgré le fait qu’elle se soit qualifiée pour le second tour, lors des dernières présidentielles françaises, et qu’elle caracole aujourd’hui en tête des sondages avec plus de 25% des intentions de vote, il est peu probable que Marine Le Pen puisse un jour accéder à la présidence de la République française. Elle a lamentablement échoué dans le débat qui l’opposait à Emmanuel Macron, lors de la présidentielle de 2017, et son parti, malgré un changement cosmétique de nom (de Front national à Rassemblement national), continue de traîner une image extrêmement négative.

L’avenir de la nouvelle droite française réside plutôt, selon le journaliste américain Mark Lilla, dans sa nièce Marion Maréchal, petite-fille du fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen. Dans un article publié le 6 décembre 2018, sous le titre Two Roads for the New French Right sur le site Internet du New York Review of Books, il rappelle que Marion Maréchal a été, à l’âge de 22 ans, la plus jeune élue à l’Assemblée nationale depuis la Révolution. Elle ne s’est toutefois pas présentée aux législatives de 2017 en invoquant des raisons familiales. Mark Lilla croit plutôt qu’elle préparait sa future rentrée politique.

Le journaliste l’a entendue prononcer un discours aux États-Unis devant la Conservative Political Action Conference, au mois de février 2017. Au départ, précise-t-il, son discours était tout ce qu’il y a de plus convenu pour une représentante de l’extrême-droite française. Elle a dénoncé l’assujettissement de la France à l’Union européenne, qui la rendait incapable d’avoir sa propre politique étrangère, de défendre ses frontières face à l’immigration illégale et d’interdire la présence d’une « contre-société » islamique sur son territoire.

Puis, raconte Mark Lilla, son discours a pris une tout autre direction. Elle s’en est prise à l’individualisme et au « règne de l’égoïsme ». L’économie globale aurait transformé, selon elle, les travailleurs étrangers en esclaves et condamné au chômage les travailleurs locaux. Elle a terminé en vantant les vertus de la tradition, en citant une maxime attribuée au compositeur allemand Gustav Mahler : « La tradition n’est pas le culte des cendres, mais la transmission du feu ».

 

Les héritiers de la Manif pour tous

Le journaliste revient sur l’importance de la Manif pour tous, qui a rassemblé 300 000 personnes dans les rues de Paris, en janvier 2013, contre le Mariage pour tous, la législation du gouvernement Hollande permettant le mariage des individus de même sexe et l’adoption d’enfants pour les couples d’homosexuels et de lesbiennes. La manifestation, organisée sous les auspices de l’Église catholique, a permis de rappeler que les deux tiers des Français s’identifient comme catholiques et que 40% d’entre eux se déclarent pratiquants.

Mark Lilla associe cette irruption de la religion sur la place publique à un mouvement similaire dans les pays d’Europe de l’Est avec une inversion de la relation entre nationalisme et religion. Ce n’est plus l’affiliation religieuse qui détermine les conceptions politiques, mais les positions politiques qui aident à déterminer si quelqu’un va s’identifier avec une religion. C’est le prérequis pour un mouvement nationaliste chrétien que le président hongrois Viktor Orban a depuis longtemps prédit, souligne l’historien des idées.

De nombreux jeunes participaient à la Manif pour tous et leurs leaders ont formé par la suite le groupe Sens Commun, qui a aidé François Fillon à gagner la primaire de la droite en 2016. Fillon avait alors pris position contre le mariage d’individus de même sexe et l’adoption et la maternité de remplacement pour les couples d’homosexuels et de lesbiennes. Au premier tour de l’élection présidentielle, Fillon a obtenu 20% des voix (contre 24% pour Emmanuel Macron et 21% pour Marine Le Pen). Il aurait pu remporter la victoire si le Canard Enchaîné n’avait pas dévoilé les rémunérations payées à sa femme comme attachée parlementaire de son mari alors qu’elle n’avait jamais travaillé.

Selon Lilla, la Manif pour tous a révélé un espace idéologique inoccupé entre les Républicains mainstream et le Front national. Une troisième force pouvait trouver sa place entre le parti de droite de l’establishment et les populistes xénophobes. Jusqu’à Fillon, rappelle le professeur de l’Université Columbia, les Républicains étaient pour l’économie globalisée et leur héritage gaulliste faisait des questions morales et religieuses une affaire strictement personnelle. Quant au Front national, il rassemblait les détritus de l’Histoire (pieds-noirs revanchards, antisémites, skinheads, romantiques de Jeanne d’Arc, antimusulmans).

 

Des références hétéroclites

La Manif pour tous a permis l’éveil de la conscience d’un groupe de brillants jeunes intellectuels, très présents dans les médias depuis cinq ans (Le Point, Valeurs actuelles, Le Figaro), avec des présences à la télévision. Ils ont leurs propres publications et sites Internet (Limite, L’Incorrect) et publient des livres.



Le dernier numéro de la revue L'Incorrect, bien en vue dans un kiosque à journaux dans une gare française. Sans surprise, le sujet est l'islam.
 

Constituant plus un écosystème qu’un mouvement cohérent et discipliné, ils partagent deux convictions, d’après Mark Lilla : 1. Un conservatisme robuste est la seule alternative au cosmopolitisme néolibéral de notre époque et 2. Les ressources pour un tel conservatisme peuvent se trouver des deux côtés de la division traditionnelle entre la droite et la gauche. Par exemple, ce sont tous des admirateurs de Bernie Sanders.

Au nombre de leurs références, on trouve : George Orwell, Proudhon, Heidegger, Hanna Arendt, le jeune Marx, l’ex-philosophe marxiste catholique Alasdair MacIntyre et plus particulièrement l’historien américain Christopher Lasch, culturellement conservateur et à gauche politiquement, dont ils répètent comme un mantra ces bons mots « Uproottedness uprouts everything except the need for roots » (Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines).

Les jeunes conservateurs rejettent l’Union européenne, le mariage de même sexe et l’immigration de masse. Mais ils repoussent également la globalisation des marchés financiers non réglementés, l’austérité néolibérale, les modifications génétiques, le consumérisme et AGFAM (Apple, Google, Facebook, Amazon, Microsoft).

 

La filiation avec le conservatisme européen traditionnel

Pour Mark Lilla, ces jeunes renouent avec la tradition du conservatisme européen qui, depuis le XIXe siècle, a toujours reposé sur une conception organique de la société. Il conçoit l’Europe comme une seule civilisation chrétienne composée de différentes nations avec des langues et des coutumes différentes. Ces nations se composent de familles, qui sont aussi des organismes, avec des rôles et des devoirs complémentaires pour les pères, les mères et les enfants. Dans cette optique, la tâche fondamentale de la société est de transmettre les connaissances, la moralité et la culture aux futures générations, pour perpétuer la vie de l’organisme civilisationnel et non pas pour être au service d’une simple agglomération d’individus autonomes détenteurs de droits.

La plupart des arguments de ces jeunes conservateurs français présument cette conception organique, selon l’historien américain. Pourquoi considèrent-ils que l’Union européenne est un danger? Parce qu’elle rejette la fondation religieuse et culturelle de l’Europe et tente plutôt de la fonder sur les intérêts personnels des individus. Ils laissent entendre que l’Union européenne a encouragé l’immigration d’une civilisation différente et incompatible (l’Islam). Aussi, plutôt que de favoriser l’autodétermination et une diversité saine des nations, l’Union européenne procède à un lent coup d’État au nom de l’efficacité économique, de l’homogénéisation et de la centralisation des pouvoirs à Bruxelles. Finalement, en mettant de la pression pour que les États se conforment à ses politiques fiscales onéreuses qui ne bénéficient qu’aux riches, l’Union européenne empêche les États membres de prendre soin des plus vulnérables et de maintenir une solidarité sociale. Cela a pour conséquence de laisser les familles se débrouiller toutes seules dans un monde économique sans frontières, dans une culture qui ignore leurs besoins. Contrairement aux conservateurs américains qui célèbrent les forces économiques qui mettent la famille qu’ils idéalisent sous pression, les jeunes conservateurs français appliquent leur vision organique également à l’économie, en disant qu’elle doit être subordonnée aux besoins sociaux.

Les jeunes conservateurs français manifestent un grand intérêt pour l’environnement. La revue Limite se définit comme « une revue d’écologie intégrale ». Certains auteurs sont partisans de la non-croissance, d’autres lisent Proudhon et proposent une économie décentralisée de collectifs locaux. D’autres ont quitté la ville et dirigent des fermes organiques, dénoncent l’agrobusiness, les semences génétiquement modifiées et disent s’inspirer de l’encyclique Laudato du Pape François.

Leurs valeurs familiales et leur conception de la sexualité sont de tradition catholique, mais leurs arguments sont séculiers. Les problèmes familiaux résultent de l’individualisme radical. Ils n’admettent pas le mariage des couples de même sexe et leur désir d’avoir des enfants pour transmettre leurs valeurs à une nouvelle génération.

Certaines femmes font la promotion d’un « alter-féminisme », caractérisé par le rejet du fétichisme de la carrière. Affirmer que travailler pour un patron est la liberté ne fait que renforcer, selon elles, l’idéologie capitaliste. Ils ne disent pas que la femme doit demeurer au foyer si elle ne le désire pas, mais qu’elle doit avoir une image plus réaliste d’elle-même que celle que le capitalisme et le féminisme véhiculent.

Que proposent-ils au juste? Comme les marxistes de jadis, ils sont plus préoccupés à définir l’ordre social qu’ils ont en tête que de travailler à l’établir, reconnaît Mark Lilla. Bien qu’ils ne soient qu’un petit groupe avec peu d’adeptes, ils se posent de grandes questions stratégiques. Est-ce que quelqu’un peut rétablir les liens entre les individus et les familles, les familles et les nations, les nations et la civilisation? Si oui, comment? À travers l’action politique directe? En cherchant à prendre le pouvoir? Ou en trouvant une façon de transformer lentement la culture occidentale de l’intérieur, comme prélude à l’instauration de nouvelles politiques? La plupart croient qu’il faut d’abord changer les mentalités. Ils reprennent du penseur marxiste italien Antonio Gramsci le concept d’« hégémonie culturelle », c’est-à-dire de la nécessité de miner la culture dominante et de présenter une alternative dans laquelle les milieux populaires se reconnaîtraient.

 

Le « Que faire? »

Des divergences existent sur le « Que Faire? ». Un premier groupe, identifié à la revue Limite, propose de quitter la ville pour un petit village ou une petite ville, de s’impliquer dans les écoles, les paroisses, les groupes environnementaux, et d’élever ses enfants selon les valeurs conservatrices. Ils veulent devenir des exemples, des modèles d’une autre façon de vivre.

Un deuxième groupe, autour de la revue L’Incorrect, prône un conservatisme agressif. Ils écrivent dans Le Figaro, Valeurs Actuelles et surtout L’Incorrect. Ils mènent une véritable guerre culturelle, quasi obsessionnelle, contre les valeurs de la génération 68, et l’islam, même modéré.

Mark Lilla écrit qu’il ne vaudrait même pas la peine d’en parler si ce deuxième groupe n’avait pas l’oreille de Marion Maréchal. Jusqu’ici, elle était difficile à situer idéologiquement. Plus conservatrice socialement que la direction du Front national, mais plus néolibérale au plan économique. Cela a changé. Elle soutient désormais la guerre culturelle que mènent les jeunes conservateurs français, en affirmant qu’ils sont prêts « à reprendre le contrôle de leur pays ».

« Notre combat, déclare-t-elle, ne peut se résumer aux élections. Nous devons propager nos idées par les médias, la culture et l’éducation pour mettre fin à la domination des libéraux et des socialistes. Nous devons former les dirigeants de demain, ceux qui vont avoir le courage, la détermination, et les habiletés pour défendre les intérêts de leur peuple. »

Elle a créé à Lyon, avec Patrick Libbrecht, ancien DG de sociétés alimentaires françaises,  l’Institut des Sciences sociales, économiques et politiques (ISSEP), dont « l’objectif est de favoriser la naissance d’une nouvelle génération de décideurs qui placeront leurs ambitions au service de projets utiles à la société, qu’ils soient civils, associatifs, économiques et politiques ». L’Institut offre des cours de philosophie, littérature, histoire et rhétorique et de pratiques sur la gestion et le « combat politique et culturel ». Le responsable du curriculum est Jacques de Guillebon, le directeur de L’Incorrect.

Mark Lilla reconnaît que l’intelligentsia française ne les prend pas au sérieux. Mais elle a tort, tout comme elle a eu tort de ne pas prendre l’idéologie de Thatcher et Reagan au sérieux au début des années 1980. Le journaliste américain croit que Marion Maréchal et son groupe de jeunes conservateurs pourraient s’avérer être un puissant instrument pour édifier un nationalisme chrétien réactionnaire paneuropéen, en suivant l’exemple de Charles Maurras, le champion du « nationalisme intégral » antisémite qui est devenu le principal penseur de Vichy.

Les regards français devraient se poser sur Marion, soutient Mark Lilla. Elle n’est pas son grand-père ni sa tante. Sa destinée n’est pas liée au Rassemblement national. Elle pourrait créer un mouvement comme Macron l’a fait. L’histoire moderne nous a enseigné que les idées promues par d’obscurs intellectuels dans de petits magazines peuvent échapper aux intentions souvent bénignes de leurs auteurs.

Les journalistes européens ont aussi tort, selon Mark Lilla, de ridiculiser les efforts de Steve Bannon – qui a établi ses pénates en Europe – pour rassembler l’extrême-droite européenne dans l’organisation qu’il vient de mettre sur pied, The Movement. Dans des pays aussi différents que la France, la Pologne, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne et l’Italie, des efforts sont en cours pour développer une idéologie cohérente qui pourrait mobiliser les Européens en colère contre l’immigration, la dislocation économique, l’Union européenne et la libéralisation sociale et utiliser cette idéologie pour gouverner.
 

Et au Québec avec Mathieu Bock-Côté

Tout cela paraît éloigné du Québec, mais nous devons nous rappeler qu’aux différentes étapes de notre histoire, nous avons toujours évolué au gré des grands courants de la pensée et des politiques mondiales. Il en fut ainsi, dans le versant progressiste de notre histoire, avec la Rébellion des Patriotes, qui s’inspiraient des indépendances américaine et latino-américaine, de même que du Printemps des peuples en Europe. Ou encore de la Révolution tranquille qui s’inscrivait dans le vaste mouvement de la décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Mais les influences étrangères ont aussi marqué le versant réactionnaire de notre histoire. Après la défaite des Patriotes, le clergé, qui avait une influence déterminante sur notre vie sociale, culturelle et politique, était soumis aux directives de Rome. De même, la répression syndicale sous Duplessis était un copié-collé du maccarthysme qui sévissait aux États-Unis.

Une raison plus prosaïque de s’intéresser aux développements de l’extrême-droite en France et plus particulièrement au groupe entourant Marion Maréchal est la présence dans cette mouvance du chroniqueur du Journal de Montréal Mathieu Bock-Côté.

Dans un ouvrage récemment paru, Le vieux monde est de retour. Enquête sur les nouveaux conservateurs (Stock), l’auteur, Pascale Tournier, présente Bock-Côté comme une des « têtes de pont les plus connues » de ce mouvement conservateur en France.

Elle mentionne pas moins de vingt fois le nom de Bock-Côté et décrit ainsi son influence: « De passage à Paris pour une semaine, l’essayiste québécois de 37 ans est très sollicité. Table ronde au siège des Républicains pour aider la droite à construire sa colonne vertébrale idéologique, déjeuner avec Laurent Wauquiez et une vingtaine de parlementaires et participation au meeting de Sens commun (…), son agenda est effectivement plein. Sans oublier ses tribunes régulières dans le Figaro Vox, le journal Causeur, Valeurs actuelles, Le Point, sur France 2, son blogue et ses tweets en rafale. Le sociologue s’est taillé une place quasi incontournable dans le débat intellectuel français ».

À suivre, donc…