Noyer les cols bleus dans l’eau privatisée

2019/01/25 | Par André Bouthillier

L’auteur est conseiller syndical retraité du SCFP et cofondateur de la Coalition québécoise pour une gestion responsable de l’eau – Eau Secours!

En 1995, le jeune délégué syndical du 301, posté à l’usine de production d’eau potable à Verdun, ignorait que son geste de confiance envers son syndicat éviterait la vente ou la gestion des usines d’eau de la ville à des compagnies privées et qu’encore, en 2018, les gens peu fortunés pourraient continuer d’utiliser l’eau sans être traumatisés par le déclic d’un compteur.

Avant de poursuivre, sachez que, depuis 1995, j’ai amassé toutes les preuves scientifiques, économiques et sociales que la privatisation de l’eau n’est pas une bonne affaire pour la population, et que les compteurs d’eau résidentiels sont une farce pour permettre à ceux qui ont de l’argent de se payer du gaspillage d’eau, tout en se donnant bonne conscience.

Qu’avait donc vu le délégué syndical pour être à la source d’une telle dénonciation ?

Surveillant de sécurité à l’usine de traitement d’eau Atwater, Robert servait de plus en plus souvent de guide silencieux à des groupes d’invités spéciaux. Des Français surtout, polis, engageants et aimables avec lui comme s’ils cultivaient sa sympathie. Son rôle était pourtant limité : ouvrir et fermer des portes avec sa carte électronique, suivre plutôt que précéder ses visiteurs et faire semblant de ne rien entendre.

Cette fois, trois hommes en costumes sombres, chemises blanches empesées et cravates de soie échangent, plans en mains, des blagues. Robert a perçu que deux invités étaient d’une multinationale française et qu’un d’entre eux était l’associé principal d’une société québécoise de génie. (Il sera arrêté en 2017 par l’Unité permanente anticorruption du Québec pour avoir fricoté dans le dossier des compteurs d’eau.)

Quelques heures plus tôt,  à l’Hôtel de Ville, le maire Pierre Bourque avait annoncé aux syndicats son intention de privatiser l’aqueduc.  À l’écoute de cette déclaration, Robert a eu la gorge serrée. La rumeur circulait déjà, mais demeurait floue. Il se souvint d’une réunion de son syndicat, en juillet 1994, où des membres de l’exécutif syndical avaient fait rapport d’un voyage en France, à l’invitation d’une multinationale appuyée par le Fonds de solidarité de la FTQ et de l’ex-maire Jean Doré. Il était question d’offre de corruption et le Syndicat des cols bleus de la Ville de Montréal (local 301, SCFP-FTQ) avait refusé toute collaboration à la privatisation de l’eau. 

Donc, avisés par le délégué syndical que les profiteurs se promenaient déjà dans les installations de la Ville, autant au 301 qu’au SCFP, nous  mimes les bouchées doubles à étayer nos preuves économiques et sociales de la non-pertinence de la privatisation. 

Coordonnateur de la lutte contre la sous-traitance et la privatisation pour le SCFP,  je constatais l’urgence de la situation. Il nous fallait des études sur ce qui se passait en France et en Angleterre, principaux lieux où se déroulaient des privatisations massives, et il était nécessaire que les syndicats municipaux préparent leurs délégués à voir venir pour contrer la menace. C’est là qu’avec le Comité prorégie du 301, nous nous lançâmes dans la recherche de toutes informations qui nourriraient nos arguments et nous aideraient à identifier les mauvais coups que l’on tenterait de nous faire.

Je savais, par expérience, que cette lutte ne se gagnerait pas uniquement avec les cols bleus. Stratégiquement, il fallait regrouper les onze syndicats œuvrant à la ville, les groupes communautaires sur le territoire du Grand Montréal et tisser des liens avec les partis d’opposition siégeant à l’Hôtel de Ville. Ce qui fut fait. Ainsi naquit la Coalition montréalaise contre la privatisation de l’eau et, à sa suite, la Coalition québécoise pour une gestion responsable de l’eau – Eau Secours !

Sur la place publique, les firmes d’ingénieurs parlaient d’économies sur le nombre de cols bleus, leurs salaires et leurs fonds de retraite. Les premières études nous démontraient que les équipements et la qualité de l’eau étaient aussi en péril. Cette lutte syndicale/sociale a eu des impacts sur la protection de la santé des membres et de la population.

Dans ce cas, privation et privatisation de l’eau sont synonymes. Devoir s'en priver lorsqu’elle serait une marchandise, voilà le lot des gens moins fortunés, ceux qui en souffriraient le plus, sans oublier l'impact sur le budget de ceux à revenus moyens.

Grâce à la détermination des bénévoles de tout horizon et du Syndicat des cols bleus, cette lutte fut gagnée et Pierre Bourque dut renoncer à son projet le 26 février 1997.

Depuis cette victoire, nous avons pu établir le bilan des attitudes des maires depuis 1995. Le triste constat fut que tous, depuis Jean Doré, ont tenté de privatiser la gestion de l’eau de Montréal.  Évidemment, le summum fut atteint lorsque Lucien Bouchard, ex-premier ministre du Québec, poussa lui-même la charrette des firmes d’ingénieurs-conseils promoteurs de la privatisation. Il est triste de constater que les politiciens et politiciennes sont passés de serviteurs auprès de la population en rabatteurs d'affaires pour le développement des firmes d'ingénierie-conseil, que nous savons maintenant coupables de collusion et corruption.

 À chaque nouveau maire de Montréal, il y a eu nomination d'un comité d'experts pour justifier devant la population les aspirations des têteux de subventions, membres des Chambres de commerce ou du Conseil du patronat. 

Jean Doré tenta de convaincre son parti de confier la gestion de l'eau au secteur privé, d'abord à la Lyonnaise et/ou la Générale des eaux, puis à SNC/Lavalin. Son effort fut récompensé par une job à vie chez Lavalin, après avoir perdu ses élections. Il était allé jusqu'à offrir à l'Union des producteurs agricoles (UPA) la gestion du marché Maisonneuve de l'est de Montréal, ce qui fut accepté.  Pour regagner la faveur de ses mentors, il offrit, sur un plateau d'argent, à la Chambre de commerce de Montréal, qui était en faillite technique, la gestion des stationnements et des parcomètres de Montréal. Ils acceptèrent, bien sûr, et ils en bénéficient toujours en 2018.

Il proposa au Fonds de solidarité de la FTQ et à la FTQ-Construction les travaux d’entretien d'infrastructures au détriment des cols bleus de Montréal (nous parlons ici de la réfection de trottoirs, l’asphaltage des nids-de-poule, l’opération des tractopelles ou pépines, etc.). N'oublions pas que la FTQ-Construction ne représente que des travailleurs du secteur privé. Le Syndicat des cols bleus a courageusement dit non et a affronté les élus de la FTQ qui, eux, voyaient l’offre d’un bon œil. 

Quant à Pierre Bourque, maire de Montréal en 1994, il forma des comités de gens d’affaires, banquiers, firmes comptables, firmes d’ingénieurs, etc., pour analyser près de 50 activités, dont l’eau, susceptibles d’être sous-traitées ou privatisées.

De son côté, Gérald Tremblay tenta de transférer les activités de la ville dans les entreprises privées selon son concept des « grappes industrielles », inventé lorsqu'il était ministre provincial de l'Économie. En 2003, il tint un grand colloque nommé « Sommet Montréal » où des recommandations furent prises par les plus gros joueurs des secteurs de l'économie institutionnelle et sociale. Encore une fois, le Syndicat des cols bleus et Eau Secours! obtinrent un consensus qui renonçait à la privatisation de l'eau. Mais Allan De Sousa, alors membre du Comité exécutif de la Ville, a continué à se battre pour faire installer des compteurs d'eau résidentiels et industriels. C’est lui le comptable du scandale des compteurs d’eau.

Arrive Denis Coderre, et encore un comité d'experts... qui n'ont rien produit de valable. Vraiment, les politiciens et politiciennes n'apprennent rien, ne consultent pas les archives de la société et se tapent la bedaine en refaisant toujours les mêmes erreurs.  Aujourd'hui, on constate que, malgré la Commission Charbonneau, des entrepreneurs malhonnêtes de l’industrie de la construction font toujours du lobby pour se faire transférer le travail des cols bleus. Le résultat potentiel ne se résume à rien d’autre que leur enrichissement et à l’appauvrissement des Montréalais et Montréalaises.

J'espère que la mairesse Valérie Plante de Projet Montréal ne sera pas tentée par l’aventure de ses prédécesseurs. En attendant, c’est aux délégués syndicaux d’être les yeux du Syndicat afin d’être prêts à reprendre la lutte si courageusement menée et gagnée à deux reprises par leurs confrères et consoeurs du 301.
 

Note 

Démystifier les compteurs d’eau :  

L’eau au cœur de nos vies

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