Gilets jaunes : Le soulèvement du monde oublié des périphéries

2019/01/30 | Par Pierre Dubuc

Le géographe Christophe Guilluy a été le seul intellectuel français à ne pas avoir été surpris par le surgissement du mouvement des gilets jaunes. Dans son livre No Society. La fin de la classe moyenne occidentale (Flammarion, 2018), publié quelques mois avant les premières manifestations, il a ces propos prophétiques : « Si la France périphérique n’a pas (encore) trouvé son représentant, les conditions du basculement sont réunies ». Nous l’avons rencontré dans un bistro de la Place de la République à Paris.

Bien qu’il soit né en région parisienne et ait grandi dans le quartier de Belleville, Christophe Guilluy s’intéresse depuis longtemps à la répartition géographique des classes populaires sur le territoire français. Il a constaté que la désindustrialisation du pays par suite de la délocalisation des entreprises vers la Chine, l’Europe de l’Est et d’autres pays à faibles coûts de main-d’œuvre avait entraîné le redéploiement des classes populaires appauvries et précarisées, loin des grands centres, vers les villes moyennes et petites et les zones rurales.

« Pour rendre compte de ce phénomène, j’ai développé le concept de ‘‘ monde des périphéries’’ afin de le distinguer du monde rural », nous explique-t-il. Selon Christophe Guilluy, environ 60 % de la population de la France et la majorité des catégories qui constituaient le socle de la classe moyenne habitent ce monde des périphéries. C’est de là d’où provient le mouvement des gilets jaunes, qui occupent les ronds-points et manifestent chaque samedi depuis dix semaines au moment où ces lignes sont écrites.

À l’opposé, il y a le monde des métropoles où se créent aujourd’hui la richesse et les emplois et où se concentre une population mieux nantie. « À Paris, la part des cadres et des professions intellectuelles est passée de 24,7 % de la population active en 1982 à 46,4 % en 2013 », dénote-t-il.

Le phénomène, tient-il à préciser, n’est pas particulier à la France. « Dans tous les pays occidentaux, il y a le monde des métropoles où les conditions de vie sont assez semblables et le monde oublié des périphéries. C’est à partir de ces territoires et de cette base sociale que la vague populiste qui traverse l’Occident depuis vingt ans n’a cessé de se renforcer. » Selon lui, « ce puissant mouvement culturel révèle aussi le grand secret de la mondialisation : la disparition de la classe moyenne occidentale ».

 

L’alliance bobos-immigrants

Pendant que les classes populaires fuyaient les banlieues où se concentre l’immigration, la bourgeoisie « cool » de la nouvelle économie des villes-cités courtisait les immigrants. Bien entendu, elle se défend d’exploiter les immigrants à son service (nounous, personnels d’entretien, cuisiniers, artisans). Non, selon son expression, elle vient « à la rencontre de l’Autre »! Et la classe politique, médiatique et académique a produit une représentation sociale rassurante et politiquement correcte d’une majorité d’inclus et d’une minorité d’exclus qui, grâce à des politiques « bienveillantes » d’inclusion, profiteront demain d’un modèle nécessairement intégrateur.

C’est ce modèle que le mouvement des gilets jaunes vient de faire voler en éclats.

Ce mouvement est né avec l’imposition, prévue pour le 1er janvier, d’une nouvelle taxe sur le carburant, qui affectait particulièrement les gens de la périphérie où la voiture est une nécessité pour se rendre au travail, faire ses courses ou toute autre activité. Il faut dire que le prix du litre est d’environ 2,30 $ et les taxes représentent 64 % du prix, comparativement à 25 à 40 % au Canada, selon les provinces.

Puis, la revendication s’est élargie au pouvoir d’achat, à l’ensemble de la fiscalité, mais aussi aux services publics. Les gilets jaunes déplorent la fermeture de maternités, de classes d’écoles et de plusieurs services municipaux avec, en toile de fond, le sentiment d’être totalement ignoré par l’État central.

Ce désintérêt pour le monde des périphéries est le fait, selon Christophe Guilluy, de toute l’intelligentsia française. « Au cours des années 1980, la gauche a décrété que la classe ouvrière n’existait plus. Les partis politiques de gauche l’ont remplacé par une alliance des bobos (bourgeois-bohèmes) des villes et des immigrés ».

Dans les faits, cette stratégie a connu un certain succès électoral… dans les villes ! « La gauche a gagné Paris, mais a perdu le peuple ! », s’exclame Christophe Guilluy, en soulignant que c’est également le cas dans plusieurs pays. Nous pourrions ajouter Montréal à la liste.

 

Le mépris de l’élite

Au-delà de l’indifférence, il y a le mépris de l’élite à l’égard du peuple. Le président Macron parle des Français comme étant des « Gaulois réfractaires au changement », qui ont « oublié le sens de l’effort » et qui n’auraient qu’à « traverser la rue pour trouver un emploi ». Des propos qui font bondir Christophe Guilluy. « S’il y en a qui triment dur, qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler, c’est bien les gilets jaunes ».

Un mépris qui s’exprime en traitant le monde des périphéries de xénophobes, de racistes, de fascistes. Pour lui, ces accusations n’ont pas de fondement. « Elles ne sont rien d’autre qu’une arme de défense des intérêts de classe de l’élite ». Une arme utilisée aujourd’hui pour diaboliser et discréditer le mouvement des gilets jaunes.

Il tire de cette stigmatisation une conséquence particulièrement intéressante sur l’intégration des immigrants. Historiquement, soutient-il, l’assimilation des nouveaux arrivants s’est toujours réalisée par l’identification à la classe moyenne majoritaire, et singulièrement aux fractions populaires de cette catégorie. Ces classes populaires représentaient le groupe auquel on voulait ressembler, se fondre (par le mariage, l’adhésion à des associations et à des syndicats).

Mais, aujourd’hui, lance-t-il, « qui pourrait avoir envie d’intégrer une catégorie sociale condamnée par l’histoire économique et présentée par les médias comme une sous-classe faible, raciste, aigrie et inculte? »

 

Un cul-de-sac politique

C’est dans ce vide culturel que s’implantent le multiculturalisme, le relativisme culturel, le communautarisme ou l’islamisme, car les nouveaux arrivants préfèrent très logiquement préserver leur capital social et culturel protecteur plutôt que d’épouser des modèles en voie de décomposition. Par voie de conséquence, cela aboutit également à l’ethnicisation de l’ancienne classe moyenne occidentale, qui ne s’était pourtant jamais définie, en France, par ses origines.

Tout se passe, constate-t-il, comme si le système de représentation politique avait muté en un système de représentations culturelles, et donc d’intérêts communautaires dans lequel les groupes ne peuvent exister médiatiquement et politiquement s’ils ne mettent pas en scène leurs spécificités ethnoculturelles.

Et cette voie mène à un cul-de-sac politique. Guilluy croit que la gauche française a mystifié les minorités des banlieues en y voyant l’émergence d’un nouveau prolétariat. « Il y a eu une mythologie du ghetto, copié sur celui des Noirs américains. Mais les banlieues françaises ne sont souvent que des lieux de passage. Elles ne représentent aucun mouvement social significatif. Ce sont des milieux conservateurs, traditionnels, islamiques. Ils ont une approche très restreinte, très communautaire, ne présentant rien d’universel. Leur modèle de la réussite sociale est le self-made-man américain. »

La fragmentation sociale en fonction des spécificités ethnoculturelles, le multiculturalisme, est instrumentalisée, d’après Guilluy, par la classe dirigeante pour détruire l’État-providence. « La mixité sociale, la société Benetton, n’est pas un projet social. C’est l’abandon du bien commun comme projet de société », soutient-il en faisant remarquer qu’aux États-Unis, « plus la ville est multiculturelle, moins il y a de politiques sociales. Les gens sont contre le financement de programmes sociaux pour les nouveaux arrivés ».

Dans cette perspective, il est important d’aborder correctement et avec toute l’attention nécessaire la question de l’immigration. « Nous devons tenir compte de l’évolution démographique mondiale. Les politiques actuelles ont été élaborées au cours des années 1960 et 1970 alors que la population mondiale était de 3 ou 4 milliards d’habitants. Elle dépasse aujourd’hui les 7,5 milliards. Des mesures de régulation des flux migratoires sont nécessaires pour apaiser les gens et contrer la sorte de paranoïa actuelle. Il est important de sédentariser les populations. »

Selon Guilluy, la vague populiste qui déferle sur la France, l’Angleterre (Brexit) ou encore aux États-Unis (Trump) n’est pas une poussée de fièvre irrationnelle, mais l’expression politique d’un processus économique, social et culturel de fond. Il traduit simplement la volonté des plus modestes de préserver l’essentiel, leur capital social et culturel.

 

La citadellisation des esprits

Christophe Guilluy a forgé le concept de « citadellisation » pour décrire l’attitude des nouvelles classes dominantes et supérieures des villes qui ne cherchent plus à « faire société », mais à faire sécession, à se couper du peuple, en se retranchant dans leurs villes-citadelles. « Pour eux, There Is No Society », en conclut-il en reprenant les mots de Margaret Thatcher.

La citadellisation est aussi celle des esprits. Il me fait remarquer que les gilets jaunes n’ont obtenu aucun ou peu d’appuis des mondes universitaire, journalistique, culturel ou du show-business. « Même les étudiants ne sont pas à l’aise avec les gilets jaunes. Ils s’en tiennent éloignés. »

Il l’attribue à un enfermement culturel. « Le peuple a disparu des écrans radars de l’intelligentsia. » C’est une situation complètement nouvelle. Dans le passé, lorsque le Parti communiste bénéficiait d’un appui électoral de 20 % de la population, il pouvait compter sur l’appui d’intellectuels, d’universitaires, de journalistes.

Aujourd’hui, il n’y a pas d’intellectuels organiques rattachés au mouvement des gilets jaunes. Au contraire, toute l’intelligentsia cherche à se protéger du peuple. Pourtant, enchaîne-t-il, « il ne peut y avoir de révolution sans la présence d’une intelligentsia ». Il en appelle donc à une révolution des esprits pour sortir de la crise. « La gauche doit comprendre que le vieux clivage classique gauche/droite ne s’applique plus, que nous assistons à une recomposition sociale. La gauche doit sortir de sa citadelle intellectuelle. Ne plus avoir peur du peuple ! Mais aller au peuple ! »

« Il faut, poursuit-il, reconstruire un projet social sans abandonner, bien sûr, les valeurs de la gauche. Il faut aborder de front le réel problème qu’est le modèle économique. Comment je réindustrialise? Comment je développe des circuits économiques courts? Tout cela dans l’objectif de réintégrer les gens dans la vie économique et sociale. »

Pour Christophe Guilluy, le mouvement des gilets jaunes pose ces questions. « C’est le mouvement du XXIe siècle. C’est la nouvelle intelligence collective. C’est la recomposition des classes populaires. À cet égard, l’utilisation du gilet jaune, que chaque Français doit posséder dans sa voiture pour être visible en cas d’accident, « est une idée géniale ». Le peuple invisible de la périphérie s’affiche. « Moi, ouvrier, moi paysan, moi artisan, moi petit commerçant, moi retraité, j’enfile mon gilet jaune et je déclare ‘‘C ’est nous le peuple’’. Déjà, avec cette simple affirmation, les gilets jaunes ont gagné », se réjouit-il.

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Macron démission !

Pour désamorcer la crise, le président Emmanuel Macron a eu recours au classique « la carotte et le bâton »… en y ajoutant « le débat »! Après tout, nous sommes en France.

Après des mobilisations, au mois de novembre, qui ont réuni à travers la France près de 300 000 manifestants appuyés par plus de 70 % de la population, Macron a jeté du lest. Le 10 décembre, dans une brève allocution télévisée, il s’est résigné, dans un acte de contrition où il prenait sa « part de responsabilité » dans la « colère » et « l’indignation » qui s’exprimaient, à faire des concessions de plus de 10 milliards d’euros. Beaucoup plus en quelques mois que le mouvement syndical en 30 ans !

Mais cela n’a pas suffi à démobiliser les gilets jaunes. Alors, ce fut le bâton. Plus de 80 000 policiers, dont 8 000 à Paris, ont été mobilisés pour les journées de manifestation, avec l’appui de 12 blindés.

Depuis, on procède à chaque samedi à des arrestations massives. Les forces policières contrôlent les personnes avant l’événement. Lors de manifestations à Paris, ils ont cueilli les manifestants, venus des régions, à leur arrivée dans les gares, les terminus d’autobus ou encore lors de barrages routiers sur les autoroutes. En date du 10 janvier, il y a eu 6 475 arrestations et 5 339 personnes ont été mises en détention provisoire. Plusieurs manifestants ont été condamnés à des peines de prison ferme de 6 mois à un an.

Les médias commencent à s’intéresser au nombre de blessés graves. On en dénombre plus d’une centaine, dont 69 par des tirs de lanceurs de balles de défense (LPD) ou Flash-Ball. Treize personnes ont été éborgnées par ces tirs. Quatre autres personnes ont perdu une main lorsque, voulant relancer des grenades assourdissantes, celles-ci leur ont éclaté dans la main.

 

Le Grand Débat national

La stratégie de la carotte et du bâton ayant montré ses limites, Macron a lancé un Grand Débat national, qui doit se poursuivre jusqu’à la mi-mars dans toutes les régions de France. Les Français sont invités à faire valoir, dans des assemblées publiques, leurs doléances et présenter leurs propositions sur quatre thèmes : la transition écologique, les services publics, la fiscalité, l’évolution du débat démocratique.

Les gilets jaunes boycottent ces assemblées et poursuivent leur mobilisation. La férocité de la répression policière a eu pour effet de réduire sensiblement le nombre de manifestants, mais le mouvement bénéficie toujours de l’appui d’une majorité de la population.

Leurs revendications se concentrent maintenant sur le retour de l’impôt sur la fortune (ISF) que Macron a aboli et sur le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Deux revendications que Macron a écartées ou a voulu circonscrire, tout en affirmant que « tout était sur la table ».

Les gilets jaunes vouent une véritable haine de classe à Macron, qui ne peut se débarrasser de l’étiquette de « président des riches », qui lui colle à la peau comme le sparadrap du Capitaine Haddock dans Tintin. Lors d’une visite au Puy-en-Velay, où la préfecture avait été incendiée par les manifestants, il a été copieusement injurié par des gilets jaunes qui ont tapé sur la voiture présidentielle. Un maire de l’endroit lui a déclaré : « Ils veulent planter votre tête sur une pique! »

On spécule que Macron va faire culminer son Grand Débat par un référendum sur une panoplie de sujets, en même temps que les élections européennes du 26 mai prochain. Mais il est une question exclue d’avance, celle pour laquelle les gilets jaunes revendiquent le référendum d’initiative citoyenne : sa révocation à titre de président de la République.

« Macron démission » est le slogan unificateur du mouvement. Un slogan que tous les grands médias se gardent bien de mentionner. Une chaîne de télévision a même eu le front d’effacer le mot « démission » sur une photo d’une pancarte qu’elle a diffusée !