Pour réduire les inégalités : améliorer la part des revenus du travail

2019/02/05 | Par IREC

Extraits de la Fiche technique numéro 22 de l’IRÉC, disponible en ligne :  https://irec.quebec/ressources/publications/FTC_22_Salaires-profits.pdf

Pendant longtemps, les parts respectives de la rémunération du travail et du capital dans le partage du revenu national sont restées relativement stables. Les économistes néoclassiques en ont déduit une confirmation de leurs hypothèses d’équilibre de long terme. Les économistes hétérodoxes ont par contre toujours contesté cette hypothèse de l’économie néo-classique, préférant s’en tenir aux principes de l’économie politique qui rappelle, justement, que ce partage du revenu relève d’abord et avant tout d’un rapport de force. Les statistiques actuelles semblent confirmer cette dernière hypothèse. Elles montrent surtout que le temps serait venu d’améliorer de façon durable la part des revenus du travail.

Avec l’intensification de la mondialisation et la capacité toujours plus importante des entreprises à délocaliser leurs établissements, les travailleurs, en particulier les moins qualifiés, ont perdu une part significative de leur pouvoir de négociation. Dans les pays développés, la part de la rémunération du travail aurait ainsi commencé à diminuer pendant les années 1980 et atteint un seuil plancher juste avant que n’éclate la crise financière de 2008. Une étude publiée en 2017 dans les Perspectives de l’économie mondiale du FMI, dans laquelle les chercheurs de l’institution  auraient compilé de nouveaux faits concernant cette évolution du partage du revenu national, estime que cette baisse aurait été de 4 points de pourcentage pour les pays développés. Selon leurs calculs, entre 1991 et 2014, la part de la rémunération du travail aurait décliné dans 29 des 50 plus grandes économies du monde. Dans de nombreux pays, nous disent les économistes du FMI, la part du travail aurait diminué alors que la productivité du travail aurait quant à elle continué à croître, quoique plus lentement que dans les périodes précédentes. Ce qui signifie qu’en proportion de la production nationale de ces pays, les revenus du travail auraient augmenté plus lentement, voire stagné, pendant cette période. Selon l’analyse menée par Mai Chi Dao et ses coauteurs, les avancées technologiques constitueraient l’une des principales causes de la baisse de la part du travail dans les pays développés (cette cause expliquerait, selon eux, environ la moitié de la baisse).

Lorsque l’on compare l’évolution de la rémunération des salariés et celle des profits des entreprises, en pourcentage du PIB, au cours des 37 dernières années (1981-2017), on constate une tendance très claire à la baisse de la part de la rémunération du travail sur l’ensemble de la période. Entre le sommet de 1981 (58,4% du PIB) et le creux atteint en 1999 (50,4%), on mesure une baisse de 8 points de pourcentage, soit une diminution beaucoup plus importante (le double) que la moyenne des pays développés calculée par les chercheurs du FMI. En dollar de 1999, cette baisse de la rémunération équivalait à 16 milliards $ de revenus globaux. Pendant la même période, les profits des entreprises sont passés de 22,1% à 25,9% du PIB, une hausse de 3,8 points de % (l’équivalent de 7,6 G$). Pour diverses raisons, la situation s’est légèrement redressée par la suite pour la rémunération des salariés, mais en restant tout de même sous la barre de 52% du PIB pendant une dizaine d’années. C’est seulement après la Grande Récession qu’on a pu voir la part de la rémunération des salariés repasser enfin au-dessus de 52% et s’y tenir jusqu’à aujourd’hui, alors que de leur côté les profits des entreprises ne baissaient que d’un point de pourcentage.

Au-delà des diverses raisons d’ordre conjoncturel qui ont pu survenir, on peut expliquer ce redressement par un revirement graduel du rapport de force entre le travail et le capital. L’amélioration continue du marché du travail aura finalement eu un impact positif sur les rémunérations, sinon à la hausse, du moins en mettant fin à la tendance baissière des salaires réels. Néanmoins, il faut être conscient que cette amélioration toute relative de la part des rémunérations ne signifie pas pour autant que les enjeux du partage des revenus globaux sont résolus. De fait, la part du travail est loin d’être retournée à ce qu’elle était dans les années 1980 (l’écart est encore de 5 points de pourcentage).

Ce qui est certain, c’est que la stagnation de la part de la rémunération du travail au cours des deux dernières décennies a eu un impact significatif sur les inégalités de revenu. En effet, comme le suggère Branko Milanovic dans une autre étude, le déclin de la part des salaires dans une société où la richesse est de plus en plus concentrée dans les mains d’une fraction des ménages les plus riches fait en sorte que ces derniers peuvent profiter de la hausse de la part dévolue à la rémunération du capital mais également de la hausse de la rémunération des classes de travailleurs les mieux rémunérés (les emplois technologiques avancés). Au final, ce sont les travailleurs les moins qualifiés qui sont les plus frappés. Pire, cet accroissement des inégalités a aussi tendance à freiner la croissance économique et la croissance de la productivité du travail, ce qui ne fait qu’empirer le déclin de la part du travail.

La progression plus rapide de la rémunération moyenne des employés au Québec au cours des derniers mois reflète le contexte particulier d’un marché du travail près du plein emploi, avec un taux de chômage qui évolue autour de 5,5 %, ce qui ne s’est pas vu depuis des décennies au Québec. Le manque de main-d’œuvre disponible serait même devenu, selon certains (p.ex. la Fédération de l’entreprise indépendante), un problème criant. Il n’est donc pas étonnant de voir que le rapport de force des salariés, aussi peu favorable depuis des lustres, pourrait porter ombrage à ceux qui s’y étaient habitués. Néanmoins, le redressement des revenus du travail reste fragile, comme le montre le graphique pour les années 2015-2017. Le temps est donc venu d’améliorer de façon significative la part des revenus du travail en donnant un signal clair à tous les intervenants qu’il est important de redonner du pouvoir d’achat aux salariés, et en particulier de ceux au bas de l’échelle. Le nouveau gouvernement du Québec devrait s’engager à bonifier, dans un délai raisonnable, le salaire minimum à 15$. Ce serait là le signal à donner pour signifier que le développement économique, dans le contexte actuel de transformation technologique, passe obligatoirement par une répartition plus juste du revenu national.