Le Canada est-il complice d’un coup d’État au Venezuela ?

2019/02/06 | Par Claude Morin

L’auteur est professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal.

La crise vénézuélienne a franchi une autre étape la semaine dernière quand Juan Guaidó, du haut d’une estrade, s’est proclamé « président » du Venezuela et que les États-Unis et plusieurs pays, dont le Canada, l’ont reconnu comme « président intérimaire » ou « en exercice ». Or cette proclamation participe d’un scénario établi de longue date par les États-Unis. Que le Canada y soit associé, et en première ligne par surcroît, a de quoi nous mystifier dans la mesure où, si l’on analyse les conditions qui l’ont suscitée, elle entre en contradiction avec le discours du gouvernement canadien sur sa défense de l’État de droit.

L’histoire nous apprend que les coups d’État ne sont pas tous engagés par des militaires. Et que l’un des premiers actes, surtout si le coup d’État est conçu depuis l’étranger, consiste à désigner une personnalité qui pourra prendre la tête d’un gouvernement parallèle à celui que ses commanditaires veulent renverser. C’est exactement ce qui s’est produit au Venezuela. L’élément décisif pour qu’un coup d’État soit consommé serait qu’une majorité de l’état-major fasse défection et se range derrière le prétendant. C’est à ce scénario que concourent la campagne pour la reconnaissance internationale de Guaidó et la promesse d’amnistie pour tous les transfuges.

Il ne fait pas de doute que les États-Unis sont à l’origine de cette opération. Un article du Wall Street Journal a révélé comment les Rubio, Bolton, Abrams, Pompeo, Pence et Trump, entre autres, ont collaboré à l’apparition de Juan Guaidó sur l’avant-scène avec le concours de diplomates canadiens et de la ministre Chrystia Freeland qui n’a pas hésité à dénoncer la « dictature » de Nicolás Maduro et à reconnaître le président autoproclamé. Le Canada aurait même contribué à rapprocher les diverses factions de l’opposition, à l’intérieur comme à l’extérieur, afin d’ouvrir la voie à la désignation de Juan Guaidó à la présidence de l’Assemblée nationale, ce qui lui a servi de tremplin. Le Canada a enfin été très actif au sein du Groupe de Lima, un regroupement de 14 pays formé en août 2017 pour traiter de la crise vénézuélienne. Il a apporté une caution particulière du fait qu’il y est l’un des rares pays à détenir une crédibilité démocratique que d’autres n’ont pas. Or contrairement au Groupe de Contadora qui avait servi dans les années 1980 à aménager une sortie négociée aux guerres en Amérique centrale, le Groupe de Lima n’a été qu’un agent de délégitimation du président Maduro en accord avec les positions de Washington et de l’opposition vénézuélienne. Tous les membres du Groupe de Lima, à l’exception du Mexique, de la Guyane et de Sainte-Lucie, ont endossé le président « en exercice ».

Défendre la légalité de cette opération se heurte à plusieurs difficultés. Il n’y avait pas de « vide du pouvoir » au Venezuela comme le prétend l’Assemblée nationale. Nicolás Maduro est le président réélu et assermenté en accord avec la constitution. Il a été élu en mai 2018 par 68 % des électeurs, loin devant Henri Falcón (21 %). Trois candidats de l’opposition et seize partis ont fait campagne. Trois partis ont refusé de participer et ont appelé à boycotter le scrutin. Le taux de participation a quand même atteint 46 %, ce qui n’est pas exceptionnel pour un pays d’Amérique latine où le vote n’est pas obligatoire. C’est le même système électoral qui avait présidé au triomphe de l’opposition aux élections législatives en 2015. Juan Guaidó, un ingénieur industriel âgé de 35 ans, avait été élu en 2015 second député de Vargas avec 21 % des voix. Son parti, Volonté populaire, ne rassemble que 10 % des députés; il se distingue au sein des partis de l’opposition par son extrémisme – son fondateur, Leopoldo López, a été condamné pour avoir incité publiquement à la violence en 2014 – et son rejet de tout dialogue avec Maduro. C’est dire l’étroitesse de son assise. Inconnu des Vénézuéliens, sans état de service, il doit sa visibilité à des appuis extérieurs de fraîche date. Des fabricants d’images s’emploient depuis à lui fabriquer un lustre et à gommer de sa feuille de route sa participation aux guarimbas, ces violences de rue en 2014 et en 2017.

L’Assemblée nationale qui détient le pouvoir législatif n’est pas en meilleure position. Ses actes sont légalement inopérants. Elle a été déclarée en « désobéissance » par le Tribunal suprême de justice pour avoir assermenté trois députés élus frauduleusement et dont elle avait besoin pour pouvoir limoger, grâce à sa majorité des deux tiers, le président Maduro élu en avril 2013. Son président, dès son entrée en fonction, l’avait investie de la mission de virer Maduro « en dedans de six mois ». Chasser Maduro a constitué, depuis, l’obsession d’une opposition retranchée dans une Assemblée nationale qui refusait d’adopter les projets soumis par l’exécutif. Face à l’obstruction et à l’impasse en matière législative, le président Maduro, en vertu de prérogatives prévues dans la constitution, a convoqué à l’élection d’une Assemblée nationale constituante. Devant le refus de l’AN de collaborer avec l’ANC, cette dernière a adopté des lois dans les domaines où une action était urgente. Le Venezuela compte donc aujourd’hui deux présidents et deux assemblées législatives. Une dualité, de fait et non de droit, qui reflète l’intense polarisation qui prévaut dans le pays, largement provoquée et amplifiée par l’ingérence étrangère et les ambitions de revanche qu’elle a nourries chez l’opposition.   

Un autre assaut contre la souveraineté a été l’annonce par la Maison Blanche du gel des actifs de PDVSA, la pétrolière vénézuélienne présente aux États-Unis par sa filiale CITGO, et le dépôt des recettes provenant des livraisons de pétrole dans un compte destiné au nouveau pouvoir. Le prétexte invoqué pour ce détournement est de priver le gouvernement Maduro de fonds qui alimenteraient, selon Washington, la « corruption », l’argument massue brandi par la droite continentale contre ses adversaires. La « corruption » sert désormais d’épouvantail, une fonction attribuée antérieurement au «  communisme ».

L’essentiel est ailleurs. Depuis près de 20 ans, la Révolution bolivarienne affronte deux forces. À l’interne, une élite qui a été déplacée du pouvoir par une série de défaites aux urnes a tout mis en œuvre pour reconquérir l’exécutif qu’elle a perdu en 1998. Sur le front externe, les États-Unis n’ont jamais accepté leur mise sur la touche dans un pays riche de ressources énergétiques et minières. Entre ces deux acteurs s’est reconfigurée une alliance asymétrique dont la première manifestation publique fut le coup d’État d’avril 2002 avec la capture d’Hugo Chávez, la formation d’un gouvernement réactionnaire, sa reconnaissance par Washington, puis la reprise du pouvoir par Chávez porté par la mobilisation des quartiers populaires venus à sa défense.

Une guerre économique multiforme s’est alors mise en place, s’employant à exploiter les vulnérabilités du pays. Le Venezuela dépend depuis des décennies des exportations pétrolières. Il importe la majeure partie de sa nourriture et des produits manufacturés. En 2003, PDVSA avait été le fer de lance d’une grève de 64 jours qui cherchait à contraindre Chávez à la démission. Des pertes de plusieurs milliards en avaient résulté. Aussi longtemps que les cours du pétrole étaient élevés, l’État bolivarien a pu réorienter la rente pétrolière vers des programmes sociaux axés sur la santé, l’éducation, le logement. Des millions de citoyens ont accédé à des services qui étaient réservés jusqu’alors à une élite et aux secteurs moyens. Les quartiers populaires ont développé des organisations communautaires. Les pauvres ont acquis des droits et une dignité. Une démocratie participative a vu le jour. L’adhésion à la Révolution bolivarienne a longtemps été indéfectible au point que l’opposition a perdu 23 consultations sur 25 depuis 1998 et n’a triomphé qu’en raison de l’abstention d’une frange d’électeurs chavistes.  

Cette guerre économique a été menée de concert entre l’opposition et les États-Unis. Elle visait à créer des pénuries et à susciter le mécontentement et la désaffection dans les couches moyennes et chez les partisans moins politisés de Maduro. La spéculation sur les dollars, l’accaparement des denrées et leur détournement pour la vente en Colombie devinrent des armes dirigées contre le gouvernement. La population était prise en otage, l’enjeu d’un bras de fer impitoyable. En mars 2015, la Maison blanche a proclamé que le Venezuela constituait une « menace extraordinaire et inhabituelle pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis ». Elle se dotait d’un cadre juridique pour justifier des agressions à sa convenance. L’administration Trump a fait du changement de régime à Caracas sa priorité publique, n’écartant pas le recours à l’option militaire. L’intervention de Washington a fait échouer à l’hiver 2018 un dialogue et une médiation entre les parties qui se déroulaient en République dominicaine. Il n’était plus question pour l’opposition de participer à l’élection présidentielle de mai 2018. Seuls quelques dissidents, dont Henri Falcón, optèrent pour une participation dénoncée par les partis Voluntad Popular et Primero Justicia. L’effondrement des cours du pétrole combiné à l’application de sanctions par Washington ont limité sévèrement la capacité de l’État à relancer l’économie. L’hyperinflation allait  atteindre des sommets inédits. Tout au plus a-t-on atténué l’impact pour les plus pauvres en distribuant dans le cadre des CLAP des paniers de vivres à des prix excessivement subventionnés.

Les médias eurent aussi leur rôle. Passant largement sous silence les opérations de déstabilisation, les actes de vandalisme et les attaques contre les forces de sécurité, ils élaboraient un récit partiel et partial : une population qui affrontait un gouvernement autoritaire (qualifié de « dictature »), incompétent, corrompu, des pénuries généralisées, une hyperinflation incontrôlable. Et une désespérance qui poussait des millions de Vénézuéliens à émigrer. C’est comme si le Venezuela vivait une crise humanitaire comme ce fut le cas en Lybie et en Syrie. Et comme si une intervention internationale était la seule issue.

Les États-Unis et d’autres gouvernements ont démontré qu’ils n’ont que faire de la souveraineté du Venezuela. Ils se donnent le droit de renverser un gouvernement élu après avoir fait tout en leur pouvoir pour créer une situation catastrophique. Ce faisant, ils ouvrent une boîte de Pandore. Guaidó a proclamé qu’il ne négocierait pas avec Maduro. Or rien n’indique que l’armée basculera du côté de Guaidó et de l’empire. Et que Maduro démissionnera. En dépit d’une loi accordant l’immunité contre toute poursuite. Et que les milices chavistes désarmeront. Le scénario suivi prend pour acquis que la population, usée par les privations et face aux perspectives d’une dégradation encore plus sévère de la situation, se rangera en bloc du côté de Guaidó. Or les chavistes ne peuvent croire que l’opposition préservera les programmes sociaux. Les politiques néolibérales et les privatisations sont au cœur du programme en partie occulte de l’opposition et font partie du crédo de l’administration Trump. À défaut d’une médiation on doit craindre une escalade dans la tension avec son cycle de manifestations et de contre-manifestations, de provocations, de  débordements, de morts. L’opposition a montré dans le passé qu’elle disposait de milices et de mercenaires capables d’affronter la police et de terroriser la population. Ce sont d’ailleurs ces violences qu’elle a encouragées en 2014 et 2017 – avec un bilan de près de 200 morts – qui lui ont coûté un certain appui et qui ont valu à ses instigateurs des arrestations ou l’exil. Le scénario pourrait alors déboucher sur une invasion armée, depuis sans doute la Colombie, dont l’issue demeure tout aussi incertaine, mais assurément catastrophique. L’acheminement de l’aide humanitaire serait un canal des plus propices pour infiltrer des troupes formées de paramilitaires ou de soldats. 

En conclusion, le Canada avait déjà pris parti contre Maduro en se joignant au Groupe de Lima. Le coup d’État au Honduras en 2009, les élections frauduleuses, les assassinats de journalistes et de militants, la violation de la constitution n’ont pas suscité sa réprobation. L’indignation du Canada au nom de l’État de droit est à géométrie variable. En reconnaissant Guaidó, il s’est associé à un coup de force orchestré par les États-Unis. On peut se demander ce qu’il attend de son alignement. À l’évidence, il a renoncé à exercer toute médiation en vue d'une négociation entre les parties. Dans un contexte aussi polarisé, animé et aggravé par l’ingérence extérieure, c’est pourtant la voie qu’il aurait fallu favoriser. Le Mexique et l’Uruguay ont offert leurs bons offices. Mais Washington ne l’entend pas ainsi. Cela irait contre son plan destiné à écraser le chavisme, à récupérer une hégémonie perdue au début de ce siècle et à faire main basse sur les énormes réserves de pétrole et autres minerais au détriment de la Chine.