La fin de la longue histoire d’amour entre la Chine et le Parti libéral du Canada (4)

2019/03/14 | Par Pierre Dubuc

Des investissements remis en question

Entre 2003 et 2016, la Chine a investi 60 milliards de dollars dans le secteur énergétique au Canada et 9 milliards dans les mines et l’industrie chimique. Mais, plus récemment, certains de ces investissements ont posé problème.

En juillet 2012, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) a voulu prendre le contrôle de la pétrolière et gazière Nexen Inc. C’était, à l’époque, la plus importante acquisition étrangère par la Chine. Après tergiversations, le gouvernement Harper a approuvé la transaction, mais en spécifiant que ce serait la dernière de cette importance.

En juillet 2015, le gouvernement Harper s’est opposé à l’acquisition de ITF Technologies par O-Net Communications, une entreprise de Hong Kong. Le gouvernement a invoqué la sécurité nationale, parce que la compagnie développait des programmes de cryptologie pour les pays anglo-saxons du Five Eyes.

O-Net a contesté la décision du gouvernement devant les tribunaux. À la fin de 2016, le gouvernement Trudeau s’est dit d’accord pour revoir le dossier. Le 27 mars 2017, O-Net a publié un communiqué affirmant que le cabinet autorisait la transaction.

Pour le gouvernement Trudeau, l’autorisation était une monnaie d’échange dans le cadre de ses négociations pour en arriver à un accord de libre-échange avec la Chine, comme en fait foi cette déclaration, quelques jours auparavant, de l’ambassadeur chinois au Canada: « La Chine va considérer comme du protectionnisme toute tentative du Canada d’invoquer la sécurité nationale pour bloquer des entreprises d’État d’acheter des compagnies canadiennes ou de faire des affaires avec le gouvernement canadien ».

Un accord de libre-échange qui ne verra pas le jour parce que, selon Manthorpe et plusieurs autres observateurs, le Canada voulait inscrire dans le traité des questions concernant les lois du travail, les droits de la personne, l’avancement des femmes et des protections environnementales. C’était faire preuve d’une belle naïveté de la part du gouvernement Trudeau. Nous ne sommes plus à l’époque des « Mish Kids », où le Canada pouvait exercer une certaine influence sur le gouvernement chinois. La relation s’est complètement inversée et la Chine n’accepte pas qu’on s’immisce dans ses affaires internes.

De plus, pour mettre un terme à tout espoir qu’un traité de libre-échange entre le Canada et la Chine voit le jour, Washington a introduit dans le nouveau traité de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (AEUMC), une clause obligeant un des pays signataires qui passerait un accord de libre-échange avec « un pays n'ayant pas une économie de marché » – des termes considérés comme une référence à la Chine – à soumettre le traité à ses partenaires de l’AEUMC, tout en les autorisant à se retirer de l’accord avec un préavis de six mois.

En juin 2017, le gouvernement Trudeau approuve la vente de la compagnie de fabrication de satellites Norsat International Inc. de la Colombie-Britannique à Hytera Communications de la ville de Shenzhen dans le sud de la Chine. Rapidement, le Congrès états-unien sonne l’alarme. Au nombre des clients de Norsat, il y a le Département de la Défense, le corps des Marines, le fabricant d’avions Boeing, l’OTAN, le Département irlandais de la Défense, l’armée taïwanaise et plusieurs autres organisations, dont CBS NEWS et l’agence Reuters. De plus, quelques mois auparavant, soit en mars 2017, Hytera avait fait l’objet d’une poursuite de Motorola aux États-Unis pour vol de technologies. Le Pentagone a réagi à la vente de Norsat à Hytera en déclarant qu’il allait revoir ses relations commerciales avec Norsat.

En mai 2018, le gouvernement fédéral a bloqué la prise de contrôle d'Aecon Group par l'entreprise chinoise CCCC International Holding, une transaction évaluée à 1,5 milliard de dollars, pour des raisons liées à la sécurité nationale. Aecon a des contrats dans les infrastructures de télécommunications, les sites nucléaires, un barrage hydroélectrique en Colombie-Britannique et le pont Gordie Howe qui va relier Windsor et Detroit.

 

L’affaire Huawei

En mars 2018, le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale informait le Parlement que le gouvernement n’empêcherait pas Huawei Technologies de vendre des téléphones intelligents et de l’équipement de télécommunications aux Canadiens, malgré les mises en garde des services secrets canadiens et états-uniens.

L’affaire a pris une tournure dramatique avec l’arrestation de Mme Meng Wanzhoo, la fille de son fondateur, à la demande des États-Unis qui réclament son extradition. Le Canada se trouve coincé dans la lutte commerciale et politique sans merci que se mènent les États-Unis et la Chine. Washington veut obliger Ottawa à choisir son camp.

Depuis des mois, Washington mène une campagne tous azimuts pour obliger ses partenaires commerciaux et politiques, et en particulier les membres du groupe de pays anglo-saxons du « Five Eyes » d’échange de renseignements secrets, à mettre fin à leurs liens avec la multinationale chinoise Huawei, qui est le deuxième équipementier mondial.

À date, l’Australie, la Nouvelle-Zélande se sont pliées aux diktats de Washington. Mais le Canada résiste malgré les injonctions de l’administration Trump, du Congrès américain et des services secrets canadiens qui, tous, font valoir que Huawei est une société d’État, qui doit rendre des comptes au gouvernement chinois. Leur argument est que, pour des raisons de sécurité nationale, Huawei ne doit pas participer au développement du réseau 5G, qui est en train d’être mis en place.

La résistance du gouvernement libéral s’explique en bonne partie parce que les géants canadiens de l’Internet, et plus particulièrement, Bell et Telus, proches du Parti Libéral, utilisent déjà la technologie Huawei. Selon le Globe and Mail, il en coûterait près d’un milliard de dollars pour chasser Huawei du 5G !

Huawei a dépensé 600 millions de dollars en Recherche & Développement au Canada et a versé 50 millions de dollars à treize universités canadiennes, dont McGill et Polytechnique au Québec, pour des recherches sur les nouvelles technologies. Huawei travaille avec une centaine de professeurs et leurs étudiants, qui ont également reçu des centaines de millions de dollars additionnels du National Sciences and Engineering Research Council of Canada. Dans 40 cas, les droits de propriété intellectuels des nouvelles découvertes reviennent à Huawei, malgré le financement public.

Le lien de Huawei avec le Parti Libéral s’effectuait, entre autres, par l’entremise de son vice-président, Scott Bradley, un ancien de Bell Canada, qui a été candidat libéral en 2011. Il a été membre du Canada-China Business Council et il est le beau-frère de Susan Smithe, cofondatrice de Canada 2020, un influent think tank ayant des relations étroites avec le gouvernement libéral et est financé en partie par Huawei. Scott Bradley a démissionné de la direction de Huawei au mois de janvier 2019.

Le Parti conservateur s’est fait le relais des injonctions américaines. Le député conservateur Pierre Paul-Hus collabore activement avec l’administration américaine dans ce dossier. L’ex-chef du Parti, Stephen Harper, s’est aussi prononcé pour la mise au ban de Huawei.

En fait, les conséquences d’une telle décision sur Bell, Telus et Rogers sont loin de déplaire aux conservateurs. Lorsqu’il était au pouvoir, Stephen Harper avait adopté plusieurs politiques visant à briser le monopole qu’exerce sur l’Internet ce trio associé aux Libéraux. Harper avait favorisé Québecor dans l’espoir qu’il puisse développer à l’échelle du pays une alternative aux Trois Grands. Harper entretenait alors de très bonnes relations avec Pierre Karl Péladeau, qui avait ses entrées au 24 Sussex. Mais Québecor n’était pas de taille à se mesurer aux Bell, Telus et Rogers et a dû déclarer forfait et se retirer dans son pré carré québécois.

Aujourd’hui, on ne sait pas si le bannissement de Huawei va affecter les activités de Vidéotron, mais un indice qu’il ne devrait pas trop l’être est la prise de position de l’éditorialiste Brian Myles du Devoir, proche de Québecor, qui invite le Canada à « bien choisir ses alliés » en disant que le milliard de dollars est « le prix de l’inaction et de la négligence », tout en invoquant la nécessité de ne pas avoir « un Internet 5G sous dominance chinoise ».