Premières Nations : La lutte se poursuivit en cachette

2019/03/26 | Par André Binette

Le livre d’Anny  Morissette La lutte se poursuivit en cachette. Le pouvoir des chefs et des leaders de la bande algonquine de Kitigan Zibi (Septentrion, 2018) est une excellente étude sur l’impact de la colonisation eurocanadienne sur la gouvernance autochtone depuis l’adoption de la Loi sur les Indiens par le Parlement canadien en 1876. Rédigée sous une forme académique rigoureuse, mais dans un style vivant qui maintient l’intérêt du lecteur, il s’agit d’une étude de cas sur l’histoire de la principale réserve anishnabée (Algonquine) au Québec, Kitigan Zibi, située près de Maniwaki. La problématique étudiée s’est reproduite avec des variantes dans l’ensemble des communautés autochtones du Québec.

Kitigan Zibi a été créée avant la Confédération par le Parlement du Canada-Uni afin de regrouper l’ensemble des Anishnabés de l’Ouest québécois (essentiellement l’Abitibi et l’Outaouais) afin de faciliter la colonisation et l’industrie forestière. Cet objectif politique n’a pas été atteint, car la plupart d’entre eux ont refusé de quitter leurs territoires traditionnels, ce qui a mené avec le temps à la création de la dizaine de réserves et d’établissements anishnabés que l’on connaît aujourd’hui.

Les Anishnabés qui partageaient le territoire d’Oka avec les Mohawks, convertis à la religion catholique, ont été parmi les rares, en raison d’un conflit avec ces derniers, à quitter leur territoire traditionnel dans la région de Montréal pour rejoindre Kitigan Zibi.

Étant donné qu’elle était destinée au départ à recevoir l’ensemble de cette nation autochtone (elle compte aujourd’hui de deux à trois mille personnes), Kitigan Zibi demeure la réserve la plus étendue, la seule qui compte de grands espaces ruraux, et son foyer politique le plus important. Le même phénomène s’est produit avec la réserve innue de Pessamit, près de Baie-Comeau, qui contient un important domaine forestier.

Les Anishnabés étaient traditionnellement des chasseurs-cueilleurs semi-nomades, comme les autres nations de la famille culturelle algonquienne que sont les Cris, les Innus, les Atikameks, les Micmacs et les Malécites, qui forment la majorité des Premières Nations du Québec.

Le semi-nomadisme signifiait que l’ensemble de la nation ne se réunissait que l’été sur un site permanent après avoir passé de huit à dix mois en forêt dans des clans familiaux. La création des réserves avait pour but de les sédentariser sous les efforts conjugués du gouvernement canadien et des missionnaires. On espérait en faire des agriculteurs catholiques suivant le modèle des communautés rurales du Québec.

L’auteure fait bien voir l’évolution de la fonction de chef depuis deux siècles. Les chefs traditionnels étaient choisis par consensus par les aînés. Les fonctions des chefs étaient variables. On distinguait ainsi les chefs de clan, les chefs de territoire de chasse et d’autres formes d’autorité, tels que les chamanes. Le chef politique, qui représentait l’ensemble de la nation, avait peu de pouvoir. Celui-ci reposait sur le charisme, l’habileté à la chasse ou à la guerre, le partage et le consensus.

La Loi sur les Indiens a complètement bouleversé cette forme de gouvernance. Pour la première fois, le suffrage universel était imposé dans le choix du chef et de ses conseillers, et les femmes étaient exclues de la participation à la vie politique. Un agent indien a été également introduit dans chaque réserve à la fin du dix-neuvième siècle. Cet agent gouvernemental non autochtone détenait le pouvoir réel dans la communauté. Il assistait aux réunions du conseil, imposait ses vues, excluait les femmes des assemblées publiques et pouvait destituer le chef et ses conseillers. La fonction d’agent indien n’a été abolie qu’à la fin des années 1960. Elle représente une forme extrême d’ingérence coloniale dans la gouvernance autochtone.

L’auteure fait bien voir que le chef élu en vertu de la loi canadienne était distinct du chef traditionnel, notamment le chef de chasse, qui a continué à exister jusqu’à la sédentarisation complète, qui s’est produite graduellement au cours du vingtième siècle. Le chef de l’extérieur, ou du gouvernement, demeurait distinct du chef de l’intérieur, qui était considéré le vrai chef. C’est ainsi que la communauté a pu conserver un degré limité d’autonomie sur ses affaires internes.

L’auteure fait aussi voir que le chef élu selon la loi du colonisateur tentait malgré tout de faire valoir les besoins, les demandes et l’identité de son peuple dans ce qu’elle appelle les interstices ou la marge du système. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’une délégation sud-africaine est venue au Canada pour étudier le fonctionnement de ce système avant de mettre en place l’apartheid.

Ce n’est que dans années 1970 que la fonction de chef est devenue à temps plein. Auparavant, le chef devait subvenir aux besoins de sa famille en occupant un autre emploi, le plus souvent au service des Euro-Canadiens. La fonction de chef s’est à nouveau transformée à ce moment. Une plus grande autonomie signifiait aussi de plus grandes responsabilités, plus lourdes que celles d’un maire québécois puisqu’elle recouvrait l’éducation, la santé et les services sociaux. Des connaissances bureaucratiques et une scolarisation plus poussée devenaient nécessaires au détriment de la maîtrise de la langue et du terrain traditionnel hors de la réserve.

Le droit à l’autonomie gouvernementale autochtone est le principal droit ancestral qui n’a été reconnu ni par la Constitution canadienne ni par les tribunaux. Cette lacune est en contradiction flagrante avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits autochtones à laquelle le Canada a pourtant souscrit et avec l’encadrement toujours imposé par la Loi sur les Indiens, sauf aux Premières Nations qui ont conclu un traité moderne. La décolonisation n’aura pas lieu au Canada ou au Québec tant que cette situation ne sera pas corrigée.