Une poudrière qui va exploser !

2019/03/29 | Par Michel Rioux

L’auteur est syndicaliste

Quand on apprend, dans le dernier rapport annuel d’Oxfam publié en janvier dernier, que 26 milliardaires jouissaient en 2018 d’une fortune équivalant aux revenus de 3,8 milliards de personnes, on se dit, pour paraphraser Shakespeare, qu’il y a quelque chose qui cloche dans le royaume !

Preuve que la richesse se concentre dans de moins en moins de mains, il fallait en 2011 388  milliardaires pour atteindre ce chiffre. Le même rapport nous apprenait aussi que 88 % de la richesse produite a été confisquée par le 1 % le plus riche de l’humanité ; que la moitié de l’humanité vit avec moins de 5,50 $ par jour ; que  1 % de la fortune du patron d’Amazon, Jeff Bezos équivaut au budget total de santé d’un pays de 105 millions d’habitants, l’Éthiopie ; qu’à Sao Paolo, au Brésil, l’espérance de vie dans les quartiers huppés est de 79 ans alors qu’elle est de 54 ans dans les quartiers défavorisés. Il ne faut d’ailleurs pas aller aussi loin. En 2016, un habitant d’Hochelaga-Maisonneuve avait une espérance de vie de neuf ans inférieure à celle des résidants de l’Ouest de l’île !

 

Liberté ! Égalité ! Fraternité !

Pareilles statistiques donnent le vertige. Et pourtant, l’humanité avait fait un pas de géant quand avait été adoptée par l’assemblée nationale française le 23 août 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Mais qu’avait-elle donc de si révolutionnaire, cette Déclaration, pour ainsi jeter en transes des citoyens jusque-là paisibles et soumis, pour ne pas dire dociles et amorphes ? Il y a que dès le départ, dans son article premier, elle prenait de front tout ce qui depuis des siècles avait régi les rapports humains. « Les hommes naissent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité publique. » Depuis, on s’en réclame sous toutes les latitudes. On chante la liberté dans toutes les langues ; et la fraternité se porte relativement bien, dans cette époque plutôt portée sur la convivialité.

Mais de l’égalité, la partie centrale de ce drapeau de feu qui claque dans la tourmente humaine depuis plus de deux siècles, qu’en est-il advenu ?

Idéaliste et pacifiste, l’écrivain français Henri Barbusse a peut-être mis le doigt sur quelque chose d’essentiel en écrivant que la liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose. On constate en effet que dans l’ensemble, la liberté et la fraternité, si elles pourraient bien sûr se mieux porter, ne font quand même pas problème au premier chef.

Il saute aux yeux en revanche que côté égalité, ça ne tourne pas rond. Pour tout dire, ça ne va pas du tout. Car si le citoyen québécois d’aujourd’hui se considère relativement libre et vivant dans une société relativement fraternelle, il ne lui viendrait pas à l’esprit de prétendre que l’égalité règne. Prend alors tout son sens la réflexion de La Fontaine, à savoir que selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir…

 

Plusieurs constats

Des inégalités flagrantes, il s’en présente tellement qu’il est impossible de les ignorer. Le FMI et l’OCDE, qui ne sont pas des repaires de socialistes, constatent depuis quelques années que les inégalités sociales et économiques représentent de gros problèmes et que ces inégalités mettent en péril la survie même du système capitaliste !

Winnie Byanyima, directrice générale d’Oxfam International, a déclaré en rendant public le rapport que « la taille d’un compte en banque ne devrait pas déterminer le nombre d’années de scolarité ni l’espérance de vie de quiconque, or c’est bien ce qui se passe dans trop de pays à travers le monde. Alors que les grandes entreprises et les super-riches sont relativement peu imposés, des millions de filles se voient refuser une éducation correcte et des femmes meurent par manque de soins obstétriques. »

Une économiste du Centre tricontinental (CETRI) de Belgique a écrit récemment que « la question de l’aggravation des inégalités est d’une actualité brûlante. Rapports après rapports, des plus officiels aux plus critiques, un même constat sans appel est dressé, chiffré et documenté : les inégalités entre riches et pauvres ont bondi en trente ans pour atteindre un niveau record dans la plupart des pays du Nord comme dans ceux du Sud. Et cela, à l’heure où l’humanité n’a jamais produit autant de richesses ».

 

Ici, au Québec

Il est difficile de réprimer une rage quand on se souvient que l’ineffable Yves Bolduc avait, après avoir été réélu, touché 215 000 $ pour prendre en charge des patients abandonnés. On lui a gentiment remis une prime de 150 000 $ quand il a démissionné dans le déshonneur. Et que dire de ce maire Gilles Vaillancourt, accusé de gangstérisme, à qui on a versé 247 000 $. Et de Michael Applebaum, accusé de fraude et de corruption, touchant une indemnité départ de 268 000 $. Et du maire démissionnaire de Montréal-Nord, Gilles Deguire, accusé d’agression sexuelle sur une mineure, qui avait reçu 146 000 $. Pierre Duhaime, pdg déchu de SNC-Lavalin, condamné le 1er février à … 200 heures de travaux communautaires, avait quitté son poste dans le déshonneur en jouissant cependant d’un parachute doré de 4,9 millions $.

Chaque année, les médias nous annoncent le moment où les 100 grands patrons du Canada touchent le salaire annuel moyen d’un salarié. Cette année, c’est le 2 janvier, à 10 h 41, que la chose s’est produite. Un pdg de grande entreprise a gagné en 2018 197 fois celui d’un salarié.

 

L’endettement

Or le salaire des travailleuses et des travailleurs, depuis plus de vingt ans, n’augmente même pas au même rythme de la hausse du coût de la vie. C’est par un endettement toujours plus grand qu’un niveau de vie de moins en moins décent se maintient. Mais pour combien de temps encore ?

En décembre 2018, le Journal de Montréal nous apprenait qu’environ 46 % des Québécois se disaient à 200 $ ou moins du seuil d’insolvabilité à la fin du mois. Pour 33 % des citoyens, il n’était pas possible d’acquitter leurs factures et leurs dettes, n’ayant pas suffisamment d’argent disponible.

Pour éviter que le système n’implose et qu’on se retrouve en plein chaos social, les possédants jouent à fond la carte qui a fort bien réussi dans la Rome antique : Panem et circenses ! Mais cette recette ne pourra durer éternellement.

Ils sont plusieurs à avancer, et pas seulement à gauche, qu’il faudra absolument instaurer un nouveau contrat social pour à tout le moins contrôler et réduire ces inégalités flagrantes. Comment la chose sera-t-elle possible puisque les États sont de plus en plus dépossédés de leurs moyens d’intervention, que les entreprises et les possédants ne sont pas tellement ouverts au partage et que les syndicats ont perdu beaucoup de leur pouvoir de mobilisation ?

Plus que jamais, après que le plus grand nombre aura pris conscience de ces réalités, la solidarité devra s’imposer. C’est le seul chemin qui s’offre à nous !