Le renouvellement de la social-démocratie passe par la critique du capitalisme

2019/04/03 | Par Eva Illouz

Cet article est reproduit du journal Le Monde, 4 avril 2019

Depuis les années 1970, la gauche social-démocrate a défendu, avec succès, les droits des minorités. Mais ce combat n’a pu être mené qu’en sacrifiant, au moins partiellement, sa vocation historique, à savoir le combat contre les inégalités dans le cadre d’une économie de marché. L’abandon de la critique du capitalisme s’est produit au moment même où celui-ci s’insinuait dans tous les interstices de la société et en déchirait peu à peu le tissu.

La critique était d’autant plus difficile que la nature même de la domination capitaliste était devenue plus floue. Cette domination ne se résumait plus à une brutale extraction de valeur effectuée dans les mines de charbon et dans les hauts-fourneaux (bien qu’il reste aujourd’hui, à l’évidence, de nombreuses formes d’exploitation brutales). Devenu une machine extrêmement sophistiquée, le capitalisme exploitait les aspirations des travailleurs par le biais de la consommation et d’un nouvel idéal du « moi » qui s’épanouirait dans le travail, devenu vocation et partie centrale de l’identité des individus. Les marchés de masse avaient créé de larges arènes sociales inclusives, rendant la vieille rhétorique de lutte des classes obsolète : de plus en plus de groupes sociaux consommaient de plus en plus de biens et parfois les mêmes, dans les mêmes supermarchés. Dans ce cadre consumériste, les classes populaires pouvaient espérer une mobilité sociale, pour elles-mêmes et leurs enfants. Pour un temps, et un temps seulement, démocratisation et expansion économique semblaient aller de pair.

Une autre raison explique pourquoi la domination capitaliste devenait floue : tout au long du XXe siècle, la culture (publicité, musique, cinéma, télévision, édition, art, presse…) est devenue un lieu privilégié de production de valeur économique, créant de nouveaux emplois et contribuant à la propagation et la naturalisation des modes de vie consuméristes. Or ces mêmes médias ont été l’arène par excellence de nouvelles politiques de la représentation.

 

Effacement des classes populaires

L’égalité, telle que la gauche américaine, par exemple, l’a conçue, devenait affaire de discours et de récits, véhiculés par des médias promus espaces de transformation sociale, diffusant, dans les films et les séries télévisées, des messages multiculturalistes et féministes, ainsi que des contenus en faveur de la cause homosexuelle. Ces médias omettaient de représenter la vie des classes populaires, symboliquement effacées par la prévalence des visions du monde des classes moyennes et moyennes supérieures. Femmes ou minorités obtenaient une représentation culturelle beaucoup plus significative que ce que beaucoup d’Américains appellent de façon péjorative les red necks.

Le déclin de la critique du capitalisme est également lié au fait que diverses figures historiques de la gauche européenne (François Mitterrand, Felipe Gonzalez, Tony Blair…), convaincues de l’absence d’alternative au marché, ont mis en œuvre des politiques d’austérité et de libre-échange, acceptant ainsi, de manière implicite, les prémisses des partisans du libéralisme économique. Ainsi, tandis que le capitalisme érodait lentement les structures du monde vécu (le tissu social du travail, de la famille, de la communauté), son profond effet transformateur n’était plus intelligible.

Tout projet de renouvellement de la social-démocratie passe aujourd’hui par la critique du capitalisme et la nécessité de l’endiguer. Cela exige d’abord de comprendre quel a été son effet direct sur la participation démocratique. Jusqu’au milieu du XXe siècle, la plupart des pays occidentaux n’étaient que des démocraties imparfaites ou partielles (les femmes ont été autorisées à voter longtemps après les hommes). Cependant, peu après que le droit de vote est devenu universel, la capacité du demos à influer sur les processus politiques a été considérablement amoindrie par le rôle croissant du capital. Les oligarchies (ou leurs représentants, sous les traits d’« experts bureaucratiques » empreints de l’idéologie du libre marché) ont commencé à orienter les processus décisionnels.

Les exemples actuels de cette influence sont innombrables : réductions d’impôts qui profitent aux super-riches ; politique d’austérité imposée par l’Union européenne à la Grèce ; déréglementation du droit du travail dans différents pays ; concurrence entre Etats sur les avantages fiscaux ; relative impunité des courtiers en Bourse, qui a conduit à la crise financière de 2008… En outre, le capital exerce aussi une forte influence politique par le biais de fondations « philanthropiques », de groupes de pression, de think tanks et de réseaux informels où se mêlent élites commerciales et politiques, sans oublier le rôle joué par les économistes, dont une majorité s’est mise au service d’une vision néolibérale du marché. Ces rouages affectent non seulement la représentation démocratique, mais aussi la foi en la démocratie.

Dans le même temps, le travail traditionnel a été détruit par la technologie, les réductions d’effectifs, la continuelle obsolescence des compétences et la délocalisation de la production. L’économie des « petits boulots », la précarisation des formes d’emploi, la stagnation des salaires, la difficile mobilité sociale et la perspective du remplacement des humains par la technologie érodent aussi bien la qualité du travail que la capacité à travailler. Alors que les grands centres urbains d’Europe et des Etats-Unis ont connu une renaissance économique et culturelle au cours des deux dernières décennies, les banlieues, les campagnes et les petites villes se sont considérablement dégradées, parce qu’elles ne produisent pas de richesses et n’offrent pas de perspectives de travail intéressantes. Le trumpisme, le Brexit et les « gilets jaunes » sont des expressions de la décroissance économique de ces zones périphériques.

 

Emergence des « classes créatives »

Se propageant à d’autres sphères de la vie quotidienne, cette dégradation affecte les perspectives matrimoniales, la stabilité familiale, la mobilité sociale et, surtout, le sentiment de confiance en l’avenir. Elle est un élément fondamental du malaise social, dont seule l’extrême droite a su tirer profit. La réhabilitation des zones non urbaines, la réparation de leurs infrastructures et la revitalisation de leur vie associative et démocratique constituent donc un objectif primordial.

Les villes sont les sites privilégiés de l’épanouissement de ce que le géographe Richard Florida appelle les « classes créatives », composées de diplômés travaillant dans les secteurs du cinéma, de la télévision, de l’art, du design, de la publicité, du journalisme et de la recherche, ou occupant divers autres postes dans les domaines culturels et intellectuels. Ces catégories sont les plus susceptibles de s’identifier à la politique de la gauche « sociétale ». Mais ce n’est pas le cas des classes populaires et des classes moyennes inférieures, avec lesquelles se crée ainsi un gouffre culturel et idéologique.

Le socialisme traditionnel incluait des intellectuels qui constituaient l’avant-garde des classes populaires et assuraient parfois un lien avec les classes moyennes et supérieures. Depuis les années 1980, ces alliances ont été rompues. L’ethos principal des « classes créatives » est l’individualisme expressif, qui se traduit par la construction de nouvelles formes familiales, par la remise en cause des rôles de genre ainsi que de l’identité occidentale impérialiste, chrétienne et blanche. Elles ont donc noué de nouvelles alliances avec des minorités sexuelles, ethniques, raciales et religieuses, développant ainsi des systèmes de valeurs très différents de ceux des classes populaires et de certains segments des classes moyennes, pour lesquels l’identité chrétienne et blanche et la famille traditionnelle demeurent et redeviennent des valeurs fondamentales (cela est vrai en particulier aux Etats-Unis, au Brésil, en Italie, et, dans une moindre mesure, en France).

Les luttes féministes et la défense des minorités ont été – et demeurent – essentielles à la démocratisation de nos sociétés. Mais force est de constater que, dans de nombreux pays, les classes populaires ne se sont pas ralliées à ces combats, qui restent l’apanage des diplômés et citadins, imprégnés de relativisme culturel et de cosmopolitisme. Ces différences sont bien plus que de simples divergences politiques : elles engagent désormais de véritables perspectives morales, impliquant totalement les individus dans leurs visions du bien et du mal.

Le résultat est clair : les anciennes alliances de classe – entre classes populaires, classes moyennes et intellectuels – ne sont plus possibles, car le fossé qui les sépare autour de questions-clés telles que la sexualité, la famille, la religion, l’immigration et le nationalisme est devenu trop profond. Cette disjonction a été mise à profit dans différents pays par des figures telles que Steve Bannon, Marine Le Pen ou Mario Salvini, qui prétendent représenter les revendications morales et identitaires du peuple et forger des alliances entre ouvriers, traditionalistes religieux et partisans d’un marché nationaliste.

Autrement dit, les classes populaires ont été dévaluées matériellement par la précarisation du travail, la stagnation des salaires et la dégradation de leurs quartiers, mais aussi symboliquement parce qu’elles ne se sont pas ralliées à l’identité morale portée par la gauche. Elles ne pouvaient prendre part à la politique de la reconnaissance des minorités, puisque elles-mêmes étaient de moins en moins reconnues. Leur impression que « personne ne se soucie d’elles » nourrit un ressentiment envers les groupes dont la gauche semble faire grand cas, tels que les féministes, les migrants, les minorités ethniques, religieuses et sexuelles. Rendons-nous à l’évidence : les toilettes transgenres ou le langage « inclusif » ne sont pas perçus comme des sujets susceptibles d’améliorer les conditions de vie d’un grand nombre de citoyens, quelle que soit l’importance symbolique indéniable de ces causes.

Les manifestations xénophobes et même racistes ne sont pas non plus entièrement étrangères aux mouvements de plaques tectoniques causés par la globalisation économique. Les flux migratoires sont à la fois une façon de rétablir de la justice entre pays riches et pauvres et une partie intégrante de la mondialisation des processus capitalistes de production. L’immigration a historiquement profité à deux catégories : ceux qui, dans les années 1960 et 1970, avaient intérêt à avoir une main-d’œuvre à bon marché ; et les immigrants eux-mêmes, qui pouvaient aider leur famille et voir leurs enfants recevoir une éducation « européenne ». Or la délocalisation du capitalisme a une conséquence importante : avoir moins besoin de main-d’œuvre au sein des pays riches, puisque ce sont les usines qui se déplacent vers les pays pauvres. C’est pourquoi les migrants sont perçus désormais comme une menace économique (pour les classes populaires) et identitaire (pour ces mêmes classes, mais aussi pour des segments des classes moyennes et supérieures).

Le repli et le raidissement à leur sujet ne sont pas près de disparaître et l’immigration va rester un sujet profondément conflictuel. Le refus de discuter des frontières et le dédain des réactions nationalistes et identitaires vont à l’encontre de l’internationalisme, un des traits fondamentaux de la gauche depuis au moins un siècle. Mais l’internationalisme d’antan se confond désormais avec le style de vie cosmopolite des classes créatives, qui ont en commun avec les élites commerciales leur maîtrise de l’anglais, leur habitude de l’avion, leur goût pour l’exotisme, leurs pratiques touristiques et leur familiarité avec différentes cultures. Le rejet de l’immigration est au cœur du populisme mondial, et seul un discours qui ne pathologise pas les réactions identitaires pourra être entendu. Sahra Wagenknecht, la femme politique de gauche allemande fondatrice du mouvement Aufstehen, a fait exactement ce choix : critiquer le capitalisme et le manque de moyens disponibles pour assumer la politique des réfugiés d’Angela Merkel, qui crée en retour des tensions sociales récupérées par l’extrême droite.

 

Politiques économiques impitoyables

Comme au XIXe siècle, le capitalisme devrait rester le centre d’attention de la gauche. S’il était alors évident de voir, dans le traitement inhumain des ouvriers de Manchester décrit par Engels, l’expression même du capitalisme, il est aujourd’hui bien plus difficile de le relier directement au malaise, à l’insécurité et aux tensions que subissent ses victimes actuelles. L’intelligibilité des chaînes de causalité a été brisée. C’est pourquoi les néolibéraux, les conservateurs et les partisans de l’extrême droite peuvent avoir le beurre et l’argent du beurre. En effet, les premiers promeuvent des politiques économiques impitoyables, qui réduisent les emplois et démunissent les classes populaires, tandis que l’extrême droite tire profit du profond malaise social qu’entraînent ces mêmes politiques économiques.

Je ne sais pas si la solution préconisée par Sahra Wagenknecht ou par Chantal Mouffe, la philosophe politique inspiratrice de Podemos et de La France insoumise, est la bonne : à savoir l’idée que le populisme de gauche est le bon antidote au populisme de droite. Si la gauche doit adopter une stratégie populiste, cela ne peut être à mon sens qu’une stratégie à court terme. Mais, populiste ou pas, trois réponses s’imposent : désigner les véritables ennemis du peuple, à savoir la classe des experts, les organisations et les lobbys d’affaires qui ont atrophié les formes de représentation démocratique et rendent l’Etat otage de leurs visions économiques ; s’adresser aux citoyens ordinaires en pleine connaissance de leurs expériences quotidiennes et de leurs luttes concrètes ; et, enfin, privilégier la compréhension du ressentiment populaire à la splendeur du dégoût moral.

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Eva Illouz est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent notamment sur la sociologie des émotions et de la culture. Elle est auteure de plusieurs essais, parmi lesquels « Les Sentiments du capitalisme » (Seuil, 2006), « Pourquoi l’amour fait mal » (Seuil, 2012), « Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », coécrit avec Edgar Cabanas (Premier parallèle, 2018), et « Les Marchandises émotionnelles (Premier parallèle, 424 pages, 24 euros)