Contreterrorisme et censures vs Casques Bleus

2019/04/05 | Par Pierre Jasmin

Sur cette illustration de l’artiste syrien indépendant Nizar Ali Badr, on trouve une maxime incontournable : « éduquer à la paix pour résister à l’esprit de guerre ». Deux exemples de censures par le gouvernement français Macron font fi de cette maxime incontournable.

 

L’auteur est artiste pour la paix honoraire

 

1- Un colonel sanctionné pour trop de paix?

Le colonel François-Régis Legrier a été sanctionné par la « ministre française de la Guerre » Florence Parly, pour son article dans la revue Défense nationale (no 817), pourtant éditée par des généraux de l’armée (qui sur ordre de la ministre ont retiré l’article du site internet de la revue). Le colonel après un séjour opérationnel au levant (Irak, Syrie) où il dirigeait la Task Force (on est en France !) Wagram, avait critiqué la bataille d’Hajin aux confins de la Syrie et de l’Irak, qui faisant rage entre septembre 2018 et janvier 2019 marqua la fin de l’horrible État islamique djihadiste. Le colonel ne faisait que poser la question: « victoire tactique, défaite stratégique ? » L’article se concluait ainsi :

« Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre faute d’une politique réaliste et persévérante et d’une stratégie adéquate. Combien d’Hajin faudra-t-il pour comprendre que nous faisons fausse route ? (…)

In fine, la question qui se pose est de savoir si la libération d’une région ne peut se faire qu’au prix de la destruction de ses infrastructures (hôpitaux, lieux de culte, routes, ponts, habitations, etc.). C’est là, l’approche assumée sans complexe,        hier et aujourd’hui, par les Américains ; ce n’est pas la nôtre et nous souhaitons ici indiquer ce qui aurait pu être fait pour mettre l’ennemi hors de combat sans transformer la poche d’Hajin en champs de ruines. Car Hajin a subi le même sort que Mossoul et Raqqa : une destruction quasi complète. »

Vous faisant grâce des considérations militaires du colonel, nous citons plutôt un article de Claude Angeli (le Canard enchaîné du 27 février) à l’effet qu’un rapport d’assistance des Nations-Unies fait état du nombre record de civils afghans tués en 2018 : 10 993 dont 927 enfants, pas tous victimes des Taliban ou des djihadistes de Daech et d’Al-Qaida. Car le rapport onusien incrimine explicitement l’antiterrorisme aérien pratiqué par l’US Air Force. Angeli conclut ainsi son article : « Donald Trump va pouvoir encore clamer que l’ONU fait partie des ennemis de la Grande Amérique ».

 

2- Faire la paix au Mali : les limites de l’acharnement contre-terroriste 

Soldat de l’opération française « Barkhane » entre Gao et Ménaka, au Mali, le 21 mars 2019. DAPHNE BENOIT/AFP

C’est le titre d’un article publié le 27 mars par Bruno Charbonneau, professeur agrégé au Collège militaire royal de Saint-Jean et directeur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix de la chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal. Ses travaux ont notamment porté sur la politique sécuritaire de la France en Afrique, considérée comme « nouvel impérialisme » (Routledge, 2008), et plus largement sur les questions de conflits et leurs résolutions en Afrique de l’Ouest. Son dernier texte faisait partie d’un dossier préparé depuis près d’un an pour la revue scientifique Afrique contemporaine. L’Agence française de développement[1] (AFD ancien partenaire du Monde Afrique) qui subventionne la revue a décidé de « suspendre la publication du dossier », provoquant la démission du rédacteur en chef de la revue et celle de plusieurs chercheurs membres du conseil scientifique pour qui il s’agit carrément de « censure ». « Il n’y a pas de raison qu’une instance politique se prononce sur des questions d’ordre académique. C’est injustifiable », explique l’un des démissionnaires, Vincent Foucher, chargé de recherche au CNRS et ancien rédacteur en chef de la revue. « J’ai été invité à rejoindre Afrique contemporaine pour promouvoir des échanges intellectuels rigoureusement formulés autour des questions africaines, pas pour servir une ligne politique », ajoute Yvan Guichaoua, enseignant à la Brussels School of International Studies. Dans le milieu académique, on estime la parution scientifique déjà « morte » ou en phase terminale[2].

Cette censure d’Afrique contemporaine, une revue qui agace car elle échappe à tout contrôle, est cruciale au moment où le Canada refuse la demande de l’ONU de prolonger sa mission des Casques Bleus héliportés, au lendemain d’un massacre de 120 Maliens : car selon de multiples rapports du Représentant spécial du Secrétaire-général des Nations Unies sur la situation au Mali, les conditions de sécurité n’ont pas cessé de se détériorer depuis 2015. Alors que le processus de paix n’avance presque pas, les actions contre-terroristes sont mises en doute par plusieurs, surtout dans un contexte de régionalisation de l’insécurité. C’est ce que faisait l’article de notre collègue à l’UQAM, dont le résumé suivant à tendance pacifiste accentue l’aspect inacceptable pour le gouvernement français.

Le professeur Charbonneau a comptabilisé les forces en présence au Mali depuis 2013 : « 12 213 casques bleus et 1 737 policiers déployés au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), 4 500 soldats français au sein de l’opération « Barkhane », 5 000 à 10 000 soldats prévus pour la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), 580 soldats au sein de l’EUTM Mali (European Union Training Mission) et un nombre significatif, quoique difficile à préciser, de forces américaines et européennes dans les pays du G5 Sahel, au Niger notamment, positionnées en appui plus ou moins direct aux efforts contre-terroristes. (…) Quels sont les effets de ces interventions internationales sur les possibilités pour la paix et la réconciliation au Mali ? Quel impact ont-elles sur le processus de paix et sur la situation sécuritaire ? Nous soutenons que l’accent mis sur la lutte contre le terrorisme produit des contradictions et des effets contre-productifs non négligeables. L’intervention militaire française fut avalisée post facto par le Conseil de sécurité des Nations unies, lorsque celui-ci créa la Minusma, en avril 2013. La Résolution 2100 (25 avril 2013), qui créait la mission, autorisait « l’armée française à user de tous moyens nécessaires d’intervenir en soutien d’éléments de la Mission en cas de danger grave et imminent à la demande du Secrétaire général » (article 18). [Encore ce Conseil de Sécurité qui nous avait donné l’intervention désastreuse du général canadien Bouchard en Libye en 2011].

Le maintien de la paix onusien est notamment considéré comme légitime parce qu’il est «moralement distinct » de la guerre, de la contre-insurrection et du contre-terrorisme. Ses principes fondateurs (le consentement de l’Etat hôte, l’impartialité et le recours minimal à la force dans le cadre des termes et objectifs du mandat de la mission) sont des guides et des paramètres sur les limites tolérables de la violence. Aussi, par définition, les Casques bleus n’ont pas d’ennemi à tuer ou à détruire. Ce qui ne signifie pas que la coercition soit interdite ou impossible, seulement, toute utilisation de la force doit être autorisée selon le principe d’impartialité et à l’intérieur des paramètres du mandat de la mission. C’est ce qui distingue le maintien de la paix onusien des autres types d’opérations militaires.

À l’opposé, le contre-terrorisme repose sur l’identification d’un ennemi. Contrairement à la contre-insurrection, où l’insurgé est accepté comme un être rationnel et politique, l’ennemi terroriste est perçu ou jugé comme étant politiquement illégitime. Le gouvernement français et ses alliés africains ont créé un nouvel appareil militaire régional, autorisé comme on l’a vu par le Conseil de sécurité de l’ONU, appuyé par l’UE (qui le finance également) et par l’armée américaine, et financé par l’Arabie saoudite à hauteur de 100 millions d’euros. Cette nouvelle architecture contourne les dispositifs régionaux existants, notamment la CEDEAO. Elle est également en concurrence avec le processus de l’Union africaine de Nouakchott de 2014.

Dans un contexte où Minusma et « Barkhane » collaborent, il n’est pas surprenant de constater que les populations locales associent le travail des deux missions, sapant la prétention à l’impartialité du maintien de la paix de l’ONU. C’est dans ce brouillard que les Maliens doivent faire la paix et la réconciliation. Or, certains membres du gouvernement à Bamako ne veulent pas toujours faire la différence entre djihadistes et rebelles touareg. Dès les débuts de la crise, Bamako demandait d’ailleurs à l’ONU d’imposer l’état de droit et de combattre les « terroristes » dans le nord. Comme le disait un membre du gouvernement : « L’ONU devrait faire son travail et casser ces terroristes», un discours de vengeance à l’encontre des insurgés et des terroristes du nord, sans distinction. En l’absence de l’administration de l’Etat, d’un système de justice fonctionnel et de moyens de commandement et de communication adéquats, l’armée est plus ou moins laissée à elle-même au centre du Mali. Un premier effet de cette grille d’analyse est donc que le contre-terrorisme peut devenir un motif au harcèlement, à l’arrestation, voire à l’élimination de suspects ou d’individus « profilés » comme terroristes, tels les Peuls au centre du Mali [les 120 victimes dont nous parlions]. Voici encore illustré le combat entre ennemis de la paix (comme l’OTAN qui fête son indécent 70e anniversaire aujourd’hui le 4 avril dans une orgie de dépenses) et la pauvre ONU.

 

[1] L’ancien Monsieur Afrique de François Hollande, Thomas Melonio, qui dirige le département Innovation, recherche et savoirs à l’AFD, est aussi directeur de la rédaction d’Afrique contemporaine.

[2] Comment la revue « Afrique contemporaine » a perdu son indépendance éditoriale, La suspension d’un dossier sur le Mali a déclenché la démission du rédacteur en chef et d’une partie du conseil scientifique.

par Joan Tilouine, publié dans Le Monde le 27 mars 2019.