Lettre des universitaires, intellectuel.le.s et citoyen.ne.s pour le projet de Loi sur la laïcité de l’État

2019/04/12 | Par Collectif

Micheline LABELLE
Professeure émérite de sociologie et fondatrice de l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Daniel TURP
Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Montréal

et autres signataires…

Nous soussignés et soussignées, universitaires, enseignant.e.s au sein de collèges d’enseignement général et professionnel ainsi que d’établissements d’enseignement primaire et secondaire du Québec et autres intellectuel.le.s et citoyen.nes du Québec, nous réjouissons de la présentation du projet de Loi sur la laïcité de l’État (Projet de loi n° 21). Celui-ci vise à enchâsser la laïcité dans une nouvelle loi fondamentale du Québec et à affirmer, comme le prévoit son premier article et ce que l’Assemblée n’a jamais fait à ce jour, que « [l]’État du Québec est laïque ».  Le projet de loi no 21 fait en outre reposer la laïcité de l’État sur les quatre principes que sont : 1° la séparation de l’État et des religions; 2° la neutralité religieuse de l’État; 3° l’égalité de tous les citoyens et citoyennes et; 4° la liberté de conscience et la liberté de religion.

Le projet de loi ne se limite donc pas à mettre en œuvre le seul principe de la  neutralité mais  ajoute  une pierre à l’édifice de la laïcité. Il s’inscrit dans une histoire qui a vu le Québec procéder à une laïcisation progressive des institutions publiques, réalisée notamment par la déconfessionnalisation des commissions scolaires et des écoles publiques du Québec.

Comme l’ont fait de nombreuses autres nations du monde, le Québec veut traduire le principe de laïcité dans des règles visant à régir et interdire le port des signes religieux par des personnes exerçant des fonctions au sein de l’État ou au sein de certains établissements d’enseignement ainsi que par celles qui donnent et reçoivent un service de l’État Québec, au nom du devoir de réserve en ce qui concerne les convictions politiques ou religieuses  Destinées à fixer la portée et aménager l’exercice des libertés et des droits fondamentaux au Québec, nous considérons que ces nouvelles règles n’empêcheront pas de telles libertés et droits de s’exercer dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général  des citoyens du Québec, et comme le prévoira la nouvelle version de l’article 9.1 de la Charte des droits et la libertés de la personne (Charte québécoise), dans le respect de la « laïcité de l’État ».

Nous sommes par ailleurs d’avis qu’il est opportun de mettre la future Loi sur la laïcité de l’État à l'abri de contestations fondées sur la Charte québécoise et la Charte canadienne des droits et libertés, en s'appuyant respectivement sur les clauses de dérogation des articles 52 et 33 de ces deux lois. La raison en est fort simple. L’ultime interprète de la Charte canadienne, ainsi que de la Charte québécoise, sera la Cour suprême du Canada. Se fondant sur l’article 27 de la Charte canadienne selon laquelle « [t]oute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens », dont il faut rappeler qu’elle a été adoptée sans l’assentiment du gouvernement, du parlement et du peuple du Québec, le tribunal canadien de dernier ressort est susceptible de dire, comme il l’a fait dans une décision antérieure relative à l’obligation de témoigner devant un tribunal à visage découvert, qu’une loi interdisant le port d’un signe constitue une « réponse laïque […] incompatible avec la jurisprudence et la tradition canadienne, et restreint la liberté de religion là où aucune limite n’est justifiable ».

Dans ces circonstances et du fait que la liberté de religion, y compris la liberté de manifester sa religion, a été érigée en liberté quasi-absolue au Canada, voire en liberté hiérarchiquement supérieure aux autres libertés fondamentales, et notamment la liberté de conscience, il appartient à l’Assemblée nationale du Québec, dont la loi constitutive rappelle que celle-ci est « par l’intermédiaire des représentants élus qui la composent, […] l’organe suprême et légitime d’expression et de mise en oeuvre de ces principes [démocratiques de gouvernement] », d’avoir le premier et le dernier mot en donnant sa réponse laïque à la question du port des signes religieux et à faire naître une tradition québécoise en la matière.

Nous soussignés et soussignées, récusons par ailleurs, les accusations de racisme et de discrimination à l’égard des minorités de diverses cultures et religion par ceux et celles qui proposent une conception québécoise de la laïcité distincte de la conception qui prévaut au Canada, aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Uni et qui se rapproche davantage de celle de pays tout aussi démocratiques que sont la France, la Belgique et la Suisse. Nous constatons que des organisations de la société civile au Québec, telles l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité (AQNAL) et l’organisme Pour les droits des femmes (PDF) au sein desquels militent notamment des personnes de culture musulmane ont exprimé leur appui à cette conception québécoise de la laïcité; sans compter également un fort appui provenant de divers,es citoyen.nes. issu.e.s d’autres minorités dont témoignent les recherches sur le terrain et sondages effectués depuis la dite « crise des accommodements raisonnables». Dans ce domaine il n’y a pas d’opposition binaire entre majorité et minorités ethnoculturelles comme le sous-tend un certains discours politique et administratif réducteur de la réalité.

Si le projet de loi no 21 constitue une avancée dans la voie de laïcisation progressive du Québec, cette laïcisation ne sera toutefois pas achevée avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État. De nouveaux gestes devront s’imposer encore pour assurer une application cohérente et intégrale du principe de la laïcité que le projet de loi no 21 contribuera à consolider et dont l’adoption par l’Assemblée nationale du Québec est aujourd’hui éminemment souhaitable.

 

Le texte collectif, rédigé par Daniel Turp, Micheline Labelle en collaboration avec Julie Latour et Ferid Chikhi, publié dans Le Devoir du 11 avril et signé à ce moment par plus de 1000 personnes est maintenant disponible en ligne sous forme de pétition que chacun peut endosser. Cliquez sur ce lien pour ajouter votre signature : J’appuie le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État au Québec