Jean Beaudin, l’humaniste

2019/05/24 | Par Pascale Camirand et Pierre Jasmin

Photo: Annik MH de Carufel  -  Archives Le Devoir

 

Inspirer l’amour

Rares les éloges rendant hommage à Jean Beaudin, mort le 18 mai à l’âge de quatre-vingts ans, qui utilisent le qualificatif féministe, car les hommes ont rarement l’impudeur de se déclarer féministes entre eux. Chloé Sainte-Marie nous approuvera-t-elle de signaler que le cinéaste Beaudin était comme Gilles Carle doué de la capacité de magnifier la femme (une pensée aussi pour la caméra de Pierre Mignot et pour les atmosphères créées par son musicien de prédilection, François Dompierre) ? À ce titre, il était notre Pedro Almadovar.

Évoquons en premier lieu Monique Mercure, récompensée par le prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes 1977 dans J. A. Martin photographe, Louise Portal dans Cordélia, Monique Spaziani dans le Matou, Marina Orsini inoubliable dans la télésérie-culte Les filles de Caleb et dans Shehaweh, et aussi Noémie Godin-Vigneau dans la fresque Nouvelle-France.

Chez Beaudin, les couples hétérosexuels (des Marcel Sabourin et Roy Dupuis, ça aide aussi!), bénis d’un érotisme agréable à voir et ressenti, font preuve d’une liberté et d’une égalité à peine imaginables pour l’époque où il les met en scène. Le modeste cinéaste répondrait en rendant plutôt hommage à ses scénaristes, dont l’éminente Arlette Cousture, et aussi à Lise Payette, Janette Bertrand, Antonine Maillet et tant d’autres illustres créatrices, responsables collectivement de l’évolution de notre société saluée par un chœur international de célébration d’un Québec féministe…


L’histoire vue par un pacifiste

C’est à l’École des Beaux-Arts de Montréal que la carrière de Beaudin s’est d’abord dessinée, avant de se spécialiser en photographie à Zurich. Les années 60 le voient croiser au studio des Arts Graphiques de Radio-Canada et à l’Office National du Film les Gilles Carle, René Derouin, Fernand Dansereau, Denys Arcand et Frédéric Back. Les recherches approfondies de ce dernier pour livrer une culture amérindienne authentique du temps de la Nouvelle-France, au lieu des gravures traditionnelles les affublant de costumes fantaisistes, ne seront pas perdues par l’œil de Beaudin pour sa fresque historique Nouvelle-France et surtout pour sa télésérie Shehaweh (où il a profité de l’aide du discret Patrice Bengle, hélas aussi disparu cette semaine), qui adoptait le point de vue de l’Amérindienne et de son contact quasi-mystique avec la nature. Les Artistes pour la Paix sont en deuil.

Toute la liste de films déjà énumérée montre un cinéaste réinventant l’histoire du Québec, grâce à son écoute attentive des humbles gens, à la manière d’un Gilles Carle pour les Plouffe. Beaudin s’est préoccupé avec délicatesse aussi des réfugiés comme dans Ces enfants d’ailleurs, des prostitués mâles en dérive comme dans Being at home with Claude (René-Daniel Dubois à l’écriture) et des handicapés comme dans Mario. Dans ce dernier film sur l’imaginaire d’un enfant marginal, dont on dira qu’il était schizophrène, Beaudin nous transmet le regard, l’expérience émotionnelle de qui est l’Autre, qualité rare d’un vrai pacifiste.


Féministe pourfendeur d’injustices

Une bonne part de ses scénarios résolument féministes remet en question les institutions restreignant l’accès des femmes aux professions libérales ainsi que la crédibilité d’un système de justice fortement influencé par la religion catholique. Car Jean Beaudin reconnaissait l’oppression patriarcale à laquelle les femmes sont soumises. Dans Cordélia tourné en 1980, le réalisateur raconte avoir « eu envie de transposer l’histoire de La lampe dans la fenêtre en film, pour montrer la bêtise humaine. La démarche politique que comportait inévitablement l’histoire, puisqu’il s’agit d’une histoire vraie, m’intéressait moins que de montrer l’injustice dont une femme était la victime. Je crois d’ailleurs que les femmes sont encore aujourd’hui victimes d’injustices sociales même si elles ne sont plus pendues ».

C.-H. Ramond de Films du Québec écrit que «Cornelia montait à cheval ‘‘comme les hommes’’, fut jugée non pas sur des faits avérés, mais bien d’après la morale et les présomptions. Elle et son amant (joué par Gaston Lepage) étaient des marginaux au comportement différent. Dans un Québec fortement dominé par la religion, ils furent sans doute jugés immoraux et en payèrent le prix fort. Cordélia Viau est la dernière femme à être montée sur l’échafaud au Québec ».

Jean Beaudin en rajoute dans une entrevue livrée dans La Presse à Luc Perreault : « Cordelia constituait une menace pour les autres femmes. Qu’une femme puisse être mariée, qu’elle n’ait pas d’enfants, qu’elle puisse s’amuser et recevoir des hommes chez elle, c’était inacceptable. Il fallait faire un exemple. Telle était l’attitude qui motivait le jugement rendu par le juge Taschereau à l’époque. »

Son courage constant à dénoncer les injustices dans son œuvre fera que seuls 19 prix Gémeaux et cinq prix Génie lui seront attribués, une injustice flagrante pour tant d’œuvres marquantes qui ont fait tant avancer notre société en la secouant. Nommé tardivement Chevalier de l’Ordre national du Québec en 2016, il a reçu le Prix du Gouverneur Général pour les arts du spectacle en 2017 et L’Ordre de Montréal en 2019.