L’utilisation légale par Ottawa des paradis fiscaux est une honte

2019/06/17 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois

Écosociété se lance dans la bédé engagée.  « Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner » de François Samson-Dunlop montre l’ampleur de ce vol du siècle avec une approche qui nous fait rire, mais souvent d’un rire jaune. C’est que le personnage principal décide de ne plus encourager les entreprises qui utilisent ces échappatoires.

À chaque page, on découvre à quel point le phénomène a pris une ampleur démesurée. La moitié des transactions financières internationales passent par les paradis fiscaux. Par exemple, son yogourt Liberté, autrefois une entreprise québécoise, est désormais une marque de Yoplait, détenue majoritairement par la multinationale General Mills et enregistrée au Luxembourg.

Finis les iPhone, Apple ayant dissimulé 128 milliards $ au fisc. Au revoir ses Converse, puisqu’il s’agit d’une propriété de Nike. L’entreprise utilise une entourloupette entre les États-Unis et les Pays-Bas, en lien avec son logo et sa marque de commerce, pour ne pas payer sa juste part d’impôts.

Les Uber, Airbnb, Ikea, Netflix, FedEx, AB InBev-SABMiller (géant brassicole), rockstars et athlètes en prennent pour leur rhume. Ça va jusqu’au cinéma, puisque Amazon Studios produit de plus en plus de longs métrages de cinéastes de renom.

Dans la bédé, on retrouve le personnage d’Alain Deneault, spécialiste des paradis fiscaux et auteur prolifique chez Écosociété. Deneault signe aussi la postface, où il livre une critique du système plus que décapante.

 

Côté solutions, les dernières planches illustrent le témoignage de Deneault à la Commission des finances de l’Assemblée nationale, qui s’était penchée sur les paradis fiscaux à l’automne 2016.  Il propose notamment d’évaluer les bilans des différentes filiales des multinationales, comme s’ils constituaient un tout. Par exemple, si on évalue que Google réalise 8 % de ses activités chez nous, Google devrait y payer des impôts sur 8 % de ses bénéfices totaux, en y incluant toutes ses filiales « aux Îles Vierges britanniques, au Panama ou ailleurs ».

Il s’agit d’une solution intéressante pour un pays comme le Canada. Pour l’instant, le Québec n’a pas cette capacité, puisque les échanges d’informations financières se font entre les pays, pas avec une province.

Solution intéressante pour le Canada certes, mais peu de chance qu’elle soit mise en œuvre par le gouvernement libéral ni par un éventuel gouvernement conservateur. Ces deux partis ont réussi à rendre légale l’utilisation de 26 paradis fiscaux, dont trois sous la gouverne de Justin Trudeau.

Au Canada, les principaux utilisateurs des paradis fiscaux demeurent les banques de Bay Street et on peut dire qu’elles ont l’oreille du gouvernement. De plus, l’entreprise familiale du ministre des Finances, Morneau-Shepell, est présente dans les paradis fiscaux et vend ses services-conseils aux fonds de placement !

Nous avons déniché les règlements obscurs, qui permettent cette utilisation légale par les entreprises canadiennes. Il y a trois ans, j’avais présenté une motion à la Chambre des communes (M-42) pour changer la situation. Ma motion avait été reprise et adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale à Québec. Malgré cet appui, les libéraux et les conservateurs avaient voté contre.

Plus précisément, il s’agissait du règlement 5907 (11.2) c), qui fait en sorte que la Barbade est devenue le premier paradis fiscal légal du Canada. Ce règlement, adopté à l’abri des regards, il y a une vingtaine d’années, pourrait même ne pas être légal. Cet élément est rappelé dans la bédé.

Ma motion dénonçait aussi l’amendement à l’article 5907 (11), adopté en 2009 sous le gouvernement Harper. D’un trait de plume, le gouvernement conservateur libéralisait alors 22 autres paradis fiscaux. Comment ? En faisait en sorte que, dès que le Canada concluait un « accord général d’échange de renseignements fiscaux » avec un paradis fiscal, il devenait légal de l’utiliser. C’est pourquoi la liste s’est allongée à 26.

Encore une fois, l’amendement avait été adopté en cachette. Il se trouvait en annexe d’un des projets de loi « mammouth » de mise en œuvre du budget, glissé dans la section « crédit d’impôt pour frais médicaux » ! Bref, côté utilisation légale des paradis fiscaux, le Canada est une honte. La bédé rappelle aussi que le Canada est lui-même un paradis fiscal pour les minières.

Le Canada se déshonore également dans la lutte aux fraudeurs qui utilisent les paradis fiscaux. Les firmes et individus, identifiés dans les Paradise Papers, Panama Papers et autres scandales, s’en sortent à très bon compte.

Par exemple, l’Agence du revenu du Canada vient de conclure une entente à l’amiable avec de riches clients de KPMG, qui avaient été épinglés pour avoir caché leurs avoirs à l’île de Man. Cette amnistie va directement à l’encontre des propos de la ministre Diane Lebouthillier, qui avait affirmé en 2017 : « C'est sûr que l'Agence va aller jusqu'au bout dans les procédures judiciaires. Je veux rassurer la population à ce sujet-là : nul ne va éviter de payer sa juste part ». On n’était pas rassurés et on avait raison !

L’amnistie consiste vraisemblablement à leur demander de payer ce qu’ils auraient dû payer, s’ils n’avaient pas triché. Dans pareil cas, il n’y a pas de pénalité au Canada. Ça incite à la fraude.

À titre de comparaison, dans des circonstances équivalentes aux États-Unis, les individus ont payé une pénalité de 50 %. KPMG a dû démanteler trois de ses divisions, s’engager à ne plus vendre de services de planification fiscale, payer 466 millions $ en dommages au gouvernement, et accueillir – en permanence pendant trois ans dans leurs bureaux – des agents de l’agence du revenu avec un accès illimité à tous leurs dossiers. Ses dirigeants ont aussi écopé d’amendes salées et l’un d’entre eux a été emprisonné. Rien de comparable au Canada.

Enfin, le Canada se discrédite pour son refus de taxer les géants du web. C’est une situation surréelle où les multinationales bénéficient d’avantages dont les autres entreprises sont privées.

Dans sa bédé, François Samson-Dunlop rappelle que la solution à l’utilisation des paradis fiscaux est avant tout politique. Il a bien raison. Le problème est que le gouvernement à Ottawa préfère protéger ceux qui en profitent. Même si ça va à l’encontre des intérêts de presque tout le monde, même si ça s’oppose à la position unanime de l’Assemblée nationale du Québec. Bref, la lutte contre les paradis fiscaux est excessivement difficile parce que le voisin qui nous gouverne aime bien ça lui, les paradis fiscaux.