Les bombes atomiques ont toujours été une question de pouvoir

2019/08/12 | Par Ray Acheson

Ray Acheson à Oslo montrant la médaille d’or et le certificat du Prix Nobel de la Paix 2017

 

Traduit par Pierre Jasmin, artiste pour la paix, membre du Mouvement québécois pour la Paix, de l’exécutif de Pugwash Canada et du comité de direction du Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire (avec Rob Acheson, le père de Ray)

Voici celle qui dès son plus jeune âge a choisi son camp, celui des 99% contre l’arrogance et l’amoralité des 1% capitalistes en dirigeant le programme «Atteindre la volonté critique» de désarmement de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (WILPF). Cette organisation de femmes pour la paix dans le monde fut fondée en 1915 pour défier trois sources de guerres : le militarisme, le patriarcat et le capitalisme. Ray qui y travaille depuis 2005 a représenté l’organisme sur l’Exécutif à l’ONU de la Campagne Internationale pour l’Abolition des Armes Nucléaires. ICAN.org a reçu le Prix Nobel de la Paix 2017 pour avoir illustré les conséquences humanitaires des armes nucléaires et avoir négocié avec 122 gouvernements qui ont présenté le 7 juillet 2017 à l’ONU le Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN).

Ray sera à Montréal le 21 septembre où elle s’adressera à notre invitation avec Dimitri Roussopoulos et Kari Levitt-Polanyi à un rassemblement de militants anti-nucléaires appelé Convergence 21 septembre. Mais auparavant voici la première traduction libre en français de son véhément discours de commémoration de Hiroshima à Toronto le 6 août 2019. Nous sommes convaincus que ce discours précurseur marque une réorientation majeure et nouvelle de l’action pacifiste : plus question de papoter avec les bourreaux de l’humanité, mais de les dénoncer en exposant leur cruauté guerrière, comme le fait par ses œuvres inspirées des oiseaux rapaces du Mexique, l’Artiste pour la Paix 2017 René Derouin.

Ne manquez pas l’exposition d’œuvres de René Derouin au Musée de Baie Saint-Paul

Ray Acheson à l’ONU, entre l’hibakusha Setsuko Thurlow et le directeur Cesar Jaramillo de Project Ploughshares qui dénonce les ventes de blindés canadiens à l’Arabie Saoudite.

« Merci pour cette invitation à parler dans ma ville natale en ce jour de grande signification et d’horreur.

Nous sommes ici sur un territoire traditionnel de plusieurs Premières Nations, incluant les Mississaugas, Anishnabeg, Chippewa, Haudenosaunee et Wendat. Je crois essentiel de le rappeler, alors que nous commémorons les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki il y a 74 ans. Parce que je pense qu’il y a des connexions entre le fait que nous sommes aujourd’hui sur des terres autochtones volées, les bombardements de 1945 au Japon, et la violence raciste d’aujourd’hui [tueries de Dayton et d’El Paso aux États-Unis survenus la veille]. Ces connexions incluent le patriarcat, le suprématisme blanc et raciste et l’idéologie du pouvoir par la violence.

Les bombes atomiques ont toujours été une question de pouvoir. Les hommes qui ont fabriqué et utilisé en premier la bombe parlaient de ces objets comme des sources de pouvoir aussi puissantes que le soleil ou les dieux. Même aujourd’hui, ceux en charge de policer et planifier les armes nucléaires se voient comme « des prêtres du nucléaire ». Leur patriarcat blanc est absolu – les femmes opérant à l’intérieur de ce système ont témoigné avoir été obligées d’adopter ce langage et les coutumes de ces hommes qui le dirigeaient, pour être acceptées ou vues comme crédibles. Et ces hommes célèbrent et perpétuent une forme de masculinité dont la capacité de violence devient l’ultime symbole de leur « force » et où l’angoisse devant la mort, les destructions et les souffrances humaines sont caricaturées comme faibles et efféminées.

On constate ceci encore et toujours lorsqu’il s’agit d’armes nucléaires. Le culte de la théorie de dissuasion nucléaire est basé sur des normes patriarcales, et ceux et celles qui les contestent sont vus comme des êtres émotionnels, irrationnels et ignorant des réalités du monde. Voilà une façon commode d’écarter diverses perspectives et expériences en diffamant toute personne humaine qui défie la domination de ceux qui planifient la guerre nucléaire tout en prétendant qu’ils veillent à notre sécurité. 

Et leur rhétorique de non-prolifération, d’empêchement à répandre les bombes nucléaires, tourne autour du concept d’empêcher « des gouvernements irrationnels de s’emparer ces armes et de les garder en des mains sûres ». Ne voilà-t-il pas des formes de patriarcat de racisme, autres aspects des armes nucléaires, puisque nous parlons du pouvoir des armes nucléaires, ce pouvoir de commettre des actes de violence nucléaires - de détruire des villes, des pays, l’univers entier?

La militante et écrivaine indienne Arundhati Roy voit les armes nucléaires comme colonialistes extrêmes : elles envahissent nos pensées, contrôlent notre comportement, administrent nos sociétés. Elles sont devenues un sommet du pouvoir donnant admission à un club sélect. Et peu importe le gouvernement les possédant, leurs objectifs et effets sont les mêmes – contrôles coloniaux, racistes et patriarcaux sur des populations et la Terre.

Les leaders de la lutte civile afro-américaine ont vu ces connexions entre la bombe atomique, le colonialisme, le racisme systémique et la ségrégation – « tous nés de la même graine de violence institutionnalisée ». Ils ont compris que la volonté d’utiliser ces armes au Japon et de les tester en Algérie, sur les îles de l’Océan Pacifique et sur les nations autochtones d’Amérique représentait des actes racistes. Entre 1946 et 1996, plus de deux mille tests nucléaires ont été perpétrés à travers le monde. La nation la plus bombardée au monde est les Western Shoshone au sud-ouest des États-Unis qui a souffert 814 essais nucléaires sur leurs terres.

La France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont procédé à des essais nucléaires sur des communautés de Premières Nations isolées et rurales dispersées dans l’Océan pacifique. Lors des négociations en vue du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires [boycottées par le Canada], 35 nations aborigènes ont émis la déclaration suivante :

« Des gouvernements et forces coloniales ont fait exploser des bombes nucléaires  sur nos terres sacrées – dont nous dépendons pour notre survie alimentaire et pour vivre et qui contiennent des lieux de signification d’importances culturelles et spirituelles – en prétendant qu’elles étaient sans valeur… On ne nous a jamais demandé et on n’a jamais accordé la permission d’empoisonner nos sols, notre nourriture, nos rivières et nos océans.

Plusieurs de ces communautés poursuivent leur résistance contre le colonialisme nucléaire en luttant contre les mines d’uranium et contre des sites d’entreposage de déchets nucléaires mettant en danger l’eau. Et ces activistes indigènes ont fait la connexion entre ceux qui luttent contre la construction de pipelines et ceux qui luttent pour garder l’uranium enfoui dans le sol.

Tous ces éléments montrent la violence inhérente aux armes nucléaires. (…) Elles n’ont rien à voir avec la sécurité. Elles ont tué des centaines de milliers de personnes et ont la capacité de nous tuer tous. Et les dépenses pour leur développement et leur maintenance coûtent des milliers de milliards de dollars au détriment de tout ce dont notre planète a besoin pour survivre et pour se développer. Et une autre pièce du casse-tête consiste en l’accumulation de richesse par le complexe militaro-industriel, tandis que l’État du Nouveau-Mexique, malgré les Laboratoires Nucléaires de Los Alamos, reste l’un des plus pauvres des États-Unis, affecté par les abus de drogues, la pauvreté, les hauts taux de décrochage scolaire et de mortalité infantile, pendant que les savants de Los Alamos conduisent leurs autos de luxe et jouent au golf dans le désert.

Les « jobs » créées par l’industrie militaire sont prétexte aussi par le gouvernement canadien de vendre des armes en Arabie Saoudite et ce commerce est jugé plus important que les vies de millions de personnes au Yémen ou que les droits des femmes en Arabie saoudite.

Avant les négociations du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires, le président américain Obama a ordonné à ses alliés de l’OTAN – l’Organisation du Traité d’Atlantique Nord – de se tenir éloignés des négociations et le Canada a obéi. Le gouvernement Trudeau a refusé de signer ou de ratifier le traité, prétendant respecter le désir de se débarrasser des bombes nucléaires, mais refusant de secouer le bateau de l’OTAN qui a une politique de dissuasion nucléaire. Il préfère adopter les mesures de pas progressifs, cette même approche aujourd’hui démantelée comme les traités entre les États-Unis et la Russie.

Il y a une connexion entre tout ceci : ces idéologies de pouvoir à travers la violence, le racisme, les prouesses économiques et technologiques, la volonté de ne plus être « contraints » par des traités et de se prétendre au-dessus des lois, de se prétendre libres de faire ce qu’on veut, cette masculinité qui affirme avoir besoin des armes (fusils ou bombes nucléaires) pour être forte – tout ceci participe à la vraie histoire des bombes et du refus de leurs responsables que nous en discutions sous prétexte que nous sommes juste « émotionnels et irrationnels » et que nous ne savons pas vraiment de quoi nous parlons.

Je dis ASSEZ DE CE NON-SENS PATRIARCAL. Nous dénier le droit de parler de racisme, de misogynie, de violence institutionnelle et de souffrances humaines nous a amenées à la présente situation où les suprématistes mâles massacrent TOUS LES JOURS aux États-Unis avec leurs armes, femmes, homosexuels et personnes de couleur et on nous interdit de parler de pouvoir blanc, ni de toxicité masculine, ni de contrôle des armes à feu?

- C’est pourquoi il existe des camps de concentration aux frontières de États-Unis et que les camps de réfugiés débordent pendant que l’Europe nie tout devoir ou responsabilité à les accueillir.

- C’est pourquoi des jeunes hommes noirs sont aux prises avec la brutalité policière.

- C’est pourquoi les communautés autochtones souffrent de voir leurs terres, leurs rivières et océans exploités par des puissances coloniales telles que le Canada.

- C’est pourquoi quatre jeunes femmes de couleur nouvellement arrivées au Congrès américain se voient menacées de viols ou de meurtres, juste pour l’accomplissement de leur travail d’élues, juste pour leur simple existence.

Si nous ne reconnaissons pas ces liens entre racisme, misogynie et violence d’une part et le culte des armes nucléaires, si nous n’avons pas la volonté de changer ces systèmes de pensées, économiques et politiques, alors nous voilà non seulement contraints de vivre avec la possession illimitée de ces armes, mais certainement de les voir anéantir d’autres villes et communautés.

Mais je crois en des alternatives. Je crois qu’il faut regarder froidement le pire d’une situation avant d’être en mesure de construire quelque chose de meilleure. Nos efforts de comprendre le monde ne peuvent s’arrêter avec seulement une vision sombre de l’âme humaine. Nous devons la défier et travailler avec les autres pour changer l’idée obsolète que les armes nucléaires représentent pouvoir et prestige. THIS TIME IS UP! [C’était le slogan des moi aussi ou me too!].                      

Caricature du retraité Michel Garneau inspiré par la servante écarlate de Margaret Atwood

Nous vivons, je crois, les derniers jours de ces temps révolus pour les raisons suivantes :

1. La plupart des gouvernements mondiaux ont travaillé ensemble pour bannir les armes nucléaires, 122 d’entre eux ayant voté pour l’adoption du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires en juillet 2017. Ce traité met les armes nucléaires hors-la-loi, les rendent illégales sous la loi internationale. Comme Setsuko Thurlow l’a dit, aujourd’hui la Bolivie nous a fait parcourir la moitié du sentier qui va marquer l’entrée de cette loi en vigueur. J’ai confiance en nos équipes d’activistes de l’ICAN.org pour réussir à convaincre 25 autres pays à se joindre à la loi. L’impact de la seule existence de ce traité a réussi à unir des gouvernements pour dénoncer les armes nucléaires, les dénoncer comme des symboles d’injustice globale et d’y reconnaître les traces sous-jacentes patriarcales et racistes.

2. Est en croissance le travail de jeunes activistes pour amener des villes à appuyer le bannissement nucléaire, des institutions financières à retirer les investissements dans les compagnies fabriquant ces armes, et des parlementaires et rassemblements publics pour débattre et dénoncer ces armes. Les manifs en solidarité avec Hiroshima se multiplient, avec le slogan Plus jamais d’hibakusha. (…) Vous pouvez aussi retirer votre argent des banques qui encouragent l’OTAN, comme de plus en plus de protestataires le font en Allemagne, en Australie, en Norvège, et même en des pays qui possèdent la bombe tels que la France, le Royaume-Uni et les États-Unis (avec un effort remarqué des conseillers de la ville de New York pour en retirer les fonds de pension de la Ville!). Allez sur dontbankonthebomb.com!

3. Nous ne sommes pas seulement inspirés par cet activisme antinucléaire mais aussi par les activistes de protection du climat, de contrôle des armes et de la lutte contre les lois anti-immigrants et la militarisation abusive des frontières. Nous sommes inspirés par les survivants de tueries de masse dans les écoles américaines qui proclament Plus jamais et ciblent les sénateurs qui acceptent les pots-de-vin de la National Rifle Association. Nous sommes inspirés par les activistes de couleur, par les femmes et homosexuels, juifs, autochtones et tous ceux qui en allant à la racine des maux de nos sociétés, veulent changer l’état du monde en le confrontant.

Et je crois que c’est par un tel activisme que nous pourrons continuer à construire notre mouvement. Parce que le mouvement anti-nucléaire ne peut pas juste signifier l’abolition des armes nucléaires. Parce qu’elles ne sont qu’une partie du système raciste et patriarcal qui a mis en place la sorte de violence institutionnelle que nous voyons à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement d’armes nucléaires. Il s’agit d’une idéologie et il contre s’agit de vouloir ou non vivre ensemble, comme une société humaine égale et juste et en paix.

Malgré toutes les preuves que nous ne le voulons pas, j’ai malgré tout choisi de croire que nous le pouvons, revigorée par les actions des autres qui y croient et qui persistent à essayer encore. Je suis une Canadienne et ma descendance irlandaise me porte à citer nos poètes. Seamus Heaney disait que « l’espoir n’est pas un optimisme qui s’attend à ce que les choses tournent bien, mais une conviction enracinée qu’il y a du bon pour lequel travailler. »

Alors, on y va?