Le combat des Inuits du Québec pour leurs terres ancestrales

2019/08/13 | Par André Binette

Zebedee Nungak est un leader historique des Nunavimmiut, les quelque 20 000 habitants inuit du Nunavik. Cette nation autochtone de l’Arctique québécois a été reconnue par une résolution de l’Assemblée nationale en 1985. Cette résolution lui a attribué plusieurs droits, dont un droit à l’autonomie dans le cadre du Québec. La nation est répartie en quatorze villages sur la côte nord-est de la Baie d’Hudson et la rive sud du détroit d’Hudson, face au Nunavut.

Cet ouvrage – Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes. Le combat des Inuits du Québec pour leurs terres ancestrales (Boréal) – est une critique acerbe du colonialisme canadien et, il faut bien le dire, québécois. Il raconte essentiellement le bouleversement culturel et socio-politique du mode de vie inuit engendré par le développement hydroélectrique de la Baie James par Hydro-Québec dans les années soixante-dix. Devant la pression de ce développement brutal et l’obligation juridique imposée aux gouvernements du Québec et du Canada d’arriver à une entente négociée, Nungak témoigne de son expérience de membre de la très jeune équipe de négociation inuite qui, aux côtés de celle de leurs confrères cris, ont signé la Convention de la Baie James et du Nord québécois en novembre 1975. La légende veut que la cérémonie de signature ait été retardée de quelques jours pour permettre à l’un des signataires d’atteindre l’âge de la majorité.

La Convention est le premier traité moderne conclu avec les Autochtones au Canada. De nombreux autres ont suivi, principalement en Colombie-Britannique et dans le Grand Nord canadien. Au Québec, une troisième nation autochtone, les Naskapis, a signé une convention de même nature en 1978. Les Inuits, les Cris et les Naskapis sont les trois seules nations autochtones parmi les onze reconnues par l’Assemblée nationale qui ont obtenu un traité moderne au Québec. Ces trois nations ont bénéficié d’un rapport de force particulier qui ne s’est pas reproduit ailleurs au Québec.

Quelques mois après le Traité de Paris de 1763, le premier acte officiel du nouveau souverain britannique fut une Proclamation royale qui, contrairement au colonisateur français, disait reconnaître les droits ancestraux des Autochtones. Par cette Proclamation, le gouvernement du conquérant s’engageait à n’occuper des territoires traditionnels autochtones, autres que ceux déjà occupés par des colons français, qu’après une cession consentie de ces territoires à la Couronne. Ce fut l’origine des traités historiques, aussi appelés traités numérotés, qui couvrirent l’Ontario, le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta, de la fin du 18e siècle au début du 20e. En réalité, ces traités furent une dépossession frauduleuse et monstrueuse. Les gouverneurs britanniques et, par la suite, le gouvernement canadien n’hésitèrent pas à utiliser des moyens de pression inadmissibles pour amener les premiers habitants à céder ces terres d’une valeur inestimable pourvues d’immenses richesses naturelles. Le consentement autochtone fut tout sauf libre et éclairé.

La pratique des traités numérotés prit fin dans les années 1920, au moment même où la version de la Loi sur les Indiens en vigueur de 1927 à 1951 interdisait aux Autochtones d’avoir des conseillers juridiques. Ces traités historiques n’ont jamais couvert les peuples de l’Arctique, une région jugée de peu d’intérêt. La baie d’Hudson et ses côtes avaient été concédées par Sa Majesté britannique en 1670 à une entreprise privée, la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui a agi en roi et maître pendant deux siècles. Ce n’est qu’en 1885 que l’Arctique fut transféré à la nouvelle colonie canadienne, qui n’était pas encore souveraine.

Comme l’explique Nungak,

« Le système juridique britannique a été l’arme la plus mortelle qu’on ait utilisée pour éradiquer la souveraineté des Inuits sur les terres arctiques du Canada. (…) Les gouvernements actuels ont hérité de ce colonialisme extrême dopé aux stéroïdes. » (p. 49)

Au moment de la fondation du Canada en 1867, le territoire du Québec s’arrêtait à une ligne qui s’étirait de l’Abitibi au nord du lac Saint-Jean. Ce territoire fut agrandi par deux cessions fédérales. En 1898, la frontière du Québec fut placée à la rivière Eastmain ; une loi parallèle étendait le territoire ontarien jusqu’à la baie d’Hudson, au même niveau sur la carte. En 1912, une autre loi fédérale et une loi québécoise correspondante portaient le territoire du Québec au détroit d’Hudson, ce qui rattachait le Nunavik au Québec. Ce dernier est donc passé d’un territoire indépendant à la souveraineté britannique, puis à la mainmise fédérale et au rattachement au Québec, sans que les Inuits ne soient jamais consultés. Leur éloignement a cependant fait en sorte qu’ils n’ont jamais été soumis à la Loi sur les Indiens et n’ont jamais vécu dans des réserves, même si les injustices fédérales à leur endroit sont bien établies.

Nungak reproche deux choses au Québec : de ne pas s’être intéressé à ce qu’il appelait alors le Nouveau-Québec avant la visite de René Lévesque, ministre des Ressources naturelles dans le gouvernement Lesage, en 1964; et d’avoir forcé les Inuits à négocier avec un fusil sur la tempe en 1975. Ces derniers bénéficiaient toutefois d’une clause dans la loi de 1912 obligeant le gouvernement du Québec à conclure ce qui devait être à l’époque un traité historique de plus, mais ce qui était devenu, avec l’aide de la Cour suprême dans un jugement de 1973, une entente moderne de coexistence.

Nungak reconnaît certains mérites à la Convention. Il est heureux qu’elle ait créé la seule commission scolaire inuit au Canada et qu’on y enseigne l’inuktitut. Elle a aussi mis en place l’Administration régionale Kativik, qui dispose de pouvoirs plus importants que les MRC québécoises et qui a juridiction sur un tiers du territoire du Québec (500 000 kilomètres carrés), ce qui correspond à bien davantage que les zones côtières où vivent presque tous les Inuits.  Cette extension territoriale s’est faite au détriment des Naskapis, qui ont été partiellement compensés, et surtout des Innus, qui ont aussi fréquenté l’intérieur du Nunavik pendant des millénaires. Les Inuits et les Innus ne sont pas parvenus à s’entendre sur ce sujet, et les Inuits prétendent que l’ensemble du Nunavik est leur territoire exclusif, ce qui n’est pas la réalité historique.

Nungak rappelle que les Inuits se sont battus pour obtenir une exemption dans la Charte de la langue française en faveur de leur langue. Il souligne avec force leur opposition à l’indépendance du Québec :

« Ce serait la quatrième fois dans l’histoire que nous changerions de citoyenneté selon un processus qui nous échappe complètement. Nous nous retrouverions plus isolés de nos compatriotes inuits du Nunavut et du Labrador, parmi lesquels nous comptons de nombreux parents. » (p. 171)

Il voit les conflits entre le Canada et le Québec comme des luttes de pouvoir entre colonisateurs. Le dialogue avec le Québec est ardu mais demeure toutefois possible :

« Néanmoins, encore aujourd’hui, les gens sont déterminés à améliorer la qualité de la gouvernance au Nunavik. » (p.175)

En 2017, Zebedee Nungak acceptait de devenir Chevalier de l’Ordre national du Québec. Il vit aujourd’hui à Kangirsuk, au Nunavik, et continue d’être ce qu’il est depuis un demi-siècle, un défenseur ardent de la langue, de la culture et des droits de son peuple.

Zebedee Nungak, Les Éditions du Boréal, Montréal, 2019 (pour la traduction française, 2017 pour l’édition originale en anglais), 181 p.