Financement des médias : comment faire contribuer les géants du web

2019/09/09 | Par Pierre Sormany

Pierre Sormany a travaillé pendant plus de 45 ans comme journaliste dans les domaines de la science et de l’économie (pour Le Soleil, pour Le Jour et pour Radio-Canada, entre autres). Il a siégé sur le comité expert indépendant à qui Ottawa a demandé cet été de préciser les critères de son programme fiscal d’aide aux médias.

Les intervenants à la Commission parlementaire sur l’avenir des médias ont, à juste titre, fait part au gouvernement Legault de la seule solution durable à la crise des médias : il faut empêcher les grandes entreprises supranationales du web de gober plus de 70% des revenus publicitaires numériques, sans investir dans la production des contenus qu’ils diffusent.

Or, avec une belle unanimité, les éditorialistes semblent s’être donné le mot pour dénoncer cette approche, en la qualifiant de « naïve ». Permettez-moi de me désoler de voir aujourd’hui François Cardinal de La Presse et Pierre Dubuc de L’aut’journal défendre le même point-de-vue, comme quoi il serait impossible de « taxer impunément ces géants du numérique sans mesure de rétorsion du gouvernement des États-Unis. »

Une précision d’abord : le mot « taxer » demeure vague. Regardons concrètement ce qui pourrait être fait, facilement, sans même devoir s’attaquer directement aux géants en question.

 

Les dépenses publicitaires déductibles

Lorsqu’il est apparu urgent, dans les années 1970, de protéger les médias canadiens contre l’envahissement américain, le gouvernement fédéral a décidé que les entreprises ne pourraient plus déduire de leurs revenus les dépenses publicitaires faites dans les médias étrangers. Cette mesure a permis de ramener vers les publications canadiennes l’essentiel des budgets publicitaires qui tendaient à fuir vers les États-Unis, et elle a amené quelques grandes publications à créer des éditions canadiennes pour récupérer une partie de ces revenus. Mais la reconnaissance du caractère canadien de ces « filiales » était conditionnelle à un pourcentage minimal de contenu original produit au pays. Cette contrainte existe toujours dans le domaine de l’écrit et de la diffusion radio-télé. Pourquoi ne l’a-t-on pas étendu au web ?

Ce simple geste de cohérence aurait comme effet d’inciter les entreprises d’ici à placer une bonne partie de leurs publicités sur les sites de médias canadiens (ou éventuellement sur d’autres plateformes canadiennes qui pourraient se développer) et à induire les entreprises « sans adresse nationale » qui dominent présentement le marché publicitaire à créer des filiales canadiennes, comme l’a fait (depuis longtemps) le Huffington Post, par exemple.

Certes, les critères de pourcentage de contenu original canadien (ou québécois, en l’occurrence) sont plus difficiles à définir, dans le cas de plateformes fonctionnant sur des hyperliens dont les ramifications couvrent éventuellement l’ensemble de la planète numérique. Mais ce n’est pas une tâche impossible que de définir des critères. Et cette obligation d’offrir un niveau minimal de contenu original produit au Canada forcerait ces entreprises à investir dans la production locale (ce qu’a fait Huffington Post) ou à rémunérer le contenu qui leur serait fourni par les médias d’ici. Ces derniers disposeraient ainsi d’un levier de négociation face aux géants du web.

Second avantage de la mesure : dès lors que Facebook Newsroom, Google News, ou même d’autres sites hébergeant de la publicité ciblée par les algorithmes de Google Adsence créeront des filiales canadiennes, ces dernières rapporteront des profits ici, paieront des impôts ici, sans oublier qu’ils y appliqueront la TPS et la TVQ.

 

Pas de représailles à craindre

Cette mesure affectera les firmes canadiennes qui placent de la publicité sur les sites étrangers, mais n’imposera aucune restriction ni taxation directe à ces sites. Rien pour justifier une riposte américaine, donc. D’autant plus que la protection de nos industries culturelles fait partie des exceptions maintenues dans le cadre de la renégociation récente de l’accord Canada-États-Unis-Mexique.

Dans son analyse de la « naïveté » des intervenants, Pierre Dubuc affirme que si Justin Trudeau a refusé de taxer Netflix, quitte à sacrifier sa ministre de la culture Mélanie Jolie, c’est qu’il voulait éviter toutes représailles de la part des Américains qui ne tolèreraient pas une telle taxation. C’est inexact. On l’a vu d’ailleurs, avec la bonne volonté dont ont fait preuve la plupart des entreprises étrangères lorsque Québec leur a demandé, par la suite, de percevoir la TVQ. Elles le font déjà, dans tous les pays où cela leur a été demandé. Le refus du premier ministre fédéral s’explique uniquement parce qu’il avait promis, en campagne électorale, de ne pas imposer de nouvelle taxe à Netflix… même si cette promesse était injuste pour les entreprises canadiennes qui offrent des services concurrents.

 

Le paiement de droits d’auteur

Deuxième piste possible : une taxation directe des entreprises globales, selon la part de leurs revenus perçus dans chaque pays. C’est l’approche mise de l’avant par Emmanuel Macron, et qui a fait fortement réagir Donald Trump. Mentionnons que, suite aux négociations privées tenues en marge du dernier sommet du G7, la France a accepté de modérer le niveau de cette taxe en l’ajustant éventuellement à une future imposition qui serait décidée par l’OCDE, mais que Trump a du même coup accepté le principe de cette imposition.

Mais le recours à un impôt réparti en fonction des profits générés dans chaque pays, ou à une « taxe » sur leur chiffre d’affaire local, n’est pas la seule façon de forcer ces entreprises à financer les sources nationales de contenu. Il existe déjà des règles de gestion internationales des brevets et des droits d’auteur qui forcent les utilisateurs d’un médicament, d’un gadget, d’un processus ou d’une œuvre, de rémunérer les « créateurs ». Les sites web qui utilisent le contenu des médias y échappent présentement parce qu’ils prétendent ne pas reproduire ce contenu, mais offrir simplement des liens. Il serait urgent de moderniser les règles du droit d’auteur pour imposer aux utilisateurs de ces liens un partage des revenus qui y sont associés. Une démarche techniquement complexe, mais possible.

 

L’indépendance des médias

Dans la suite de son analyse, Pierre Dubuc affirme que la demande d’aide directe de l’État est, à court terme, plus réaliste. Mais elle pose, souligne-t-il, la question éthique fondamentale : comment assurer l’indépendance des médias devenus dépendants de l’aide gouvernementale?

Pour protéger cette nécessaire indépendance, le gouvernement fédéral a opté pour un soutien prenant la forme d’un crédit d’impôt remboursable sur le salaire des journalistes embauchés par ces médias. En pratique, cela équivaut à une subvention, mais sa gestion est confiée à un mécanisme fiscal « automatique » confié à l’Agence de revenu du Canada, comme cela existe déjà par exemple au Québec dans le cas du multimédia. Ce genre de mécanisme est, en pratique, exempt de toute influence politique directe.

Mais d’autres approches seraient possibles. Soyons imaginatifs ! Le Québec pourrait mettre en place, par exemple, un programme de soutien à la création et la gestion de coopératives de travailleurs, comme on l’a fait pour les coopératives d’habitation. Ce programme pourrait inclure des mesures de supplément salariaux pour les membres de ces coopératives. Ces suppléments seraient alors directement versés aux travailleurs (les « propriétaires » de ces coopératives) et ne prendraient pas la forme de subvention aux propriétaires-investisseurs (les Québécor ou Bell-Globe Media de ce monde). Un tel programme de soutien aux coopératives de travailleurs favoriserait le développement de structures journalistiques contrôlées par leurs artisans, et donc plus indépendantes des influences externes.

Un tel programme pourrait ne pas se limiter aux seuls médias, du reste. On pourrait l’étendre aux coopératives de création culturelle (danse, théâtre, arts plastiques…), aux incubateurs d’innovation, aux nouvelles entreprises coopératives de service personnels (aide domestique, soins aux personnes âgées) ou collectifs (entreprises coopératives dans le domaine de l’agriculture ou de l’environnement), ainsi qu’aux nouvelles plateformes coopératives de service destinées à faire concurrence aux Uber et Airbnb de ce monde. 

L’avantage d’une telle mesure « horizontale », c’est qu’elle ne constituerait pas une intervention ad hoc destinée simplement à sauver des médias en crise, mais une initiative visant à une transformation profonde du marché du travail. Le Québec a dégagé, ces dernières années, des surplus budgétaires totaux de plus de 11 milliards de dollars. On prévoit que ces surplus atteindront 21 milliards d’ici deux ans. Nous avons les moyens de penser à ce genre d’initiative structurante.