Martin Lukacs, lecture incontournable

2019/09/09 | Par Pierre Jasmin

Un journaliste qui va au fond des choses

Le 5 septembre, au 10 de l’avenue des Pins West à l’angle de St-Laurent, le troisième étage d’un édifice décrépit donne accès à un loft étonnant, animé par une DJ sympathique, dans une atmosphère de kermesse joyeuse. On est vite en présence d’une foule à immense majorité anglophone, vu la nature littéraire de l’événement. On y vend des cocktails Aga Khan, en dérision envers le premier d’une série catastrophique de dérapages de Trudeau, après ses brillants trois premiers mois de pouvoir avec notamment sa participation au COP21 à Paris. Mais ce «véritable changement» n’est pas et n’a jamais été à l’ordre du jour, car les pétrolières sont, rappelons-le, à l’origine de la fortune de grand papa Charles Trudeau : la désillusion populaire sera amère avec l’achat de mains texanes du pipeline usagé Kinder Morgan reliant l’Alberta à la Colombie-Britannique à 4.5 milliards de $.

L’occasion de cette fête animée par la représentante du Pine Collective est le lancement du dernier livre publié par la maison Black Rose Books dont le directeur général, Dimitri Roussopoulos, adresse enfin la parole en français aux invités. Dans une envolée typique, ce brillant orateur les convie à venir en après-midi dans deux semaines en l’avenue du Parc prendre connaissance de Convergence 21 septembre, série d’exposés suivie d’une table ronde et d’un souper sur la question nucléaire.

Quant au formidable livre, il s’agit de La formule Trudeau : séduction et trahison dans un âge de mécontentement de Martin Lukacs[i]. Dès l’introduction, le style sans bullshit de l’auteur captive le lecteur par la densité et la précision de ses attaques contre le néolibéralisme de Trudeau, marionnette installée au pouvoir par l’élite financière désireuse de préserver son enrichissement éhonté : les 0.1% ont quadruplé leurs richesses, tandis que les 90% ont vu leur niveau de vie végéter, et que les autochtones et autres personnes de « couleur » sont restés à 50 cents pour chaque dollar que gagnent les Blancs. Noël 2018 : les dirigeants exécutifs des banques canadiennes se sont accordé des bonus de $15 milliards (pas millions!) et depuis l’arrivée de Trudeau au pouvoir, les riches Canadiens ont versé $353 milliards dans des paradis fiscaux déclarés (trois fois les revenus des gouvernements d’Argentine ou de Finlande). Selon OXFAM, deux hommes possèdent autant que les 30 % les moins fortunés de la population canadienne. Voilà quelques actes d’accusation clés que Lukacs assène avec raison et méthode à la trahison libérale envers leurs électeurs, aveuglés par une rhétorique anti-conservatrice, véhiculée sans honte par de nombreux lobbyistes patineurs rémunérés. Je traduis un paragraphe de la page 13 :

La philosophie politique du Parti Libéral, qui s’enorgueillit de n’avoir aucun rival dans son accès privilégié au réalisme, a prouvé son aveuglement face au dommage qu’elle a causé au bien-être de millions de personnes et à la santé de la planète. Soumise aux restrictions aigües du pouvoir corporatif, ses politiques de paravent – sa taxe carbone, ses allocations familiales, sa meilleure représentation des femmes et de personnes de couleur aux postes d’autorités – n’ont assuré que des bénéfices marginaux, sans remettre en question les causes à la racine sous-jacente des inégalités, du racisme, des services publics détériorés et de la crise climatique. Le libéralisme canadien – avec sa foi inébranlable dans la magie des marchés, son abandon de politiques de redistribution et sa sauvage course extractiviste – n’offre aucune réponse aux crises qui nous affectent.


Quelques défauts de l’ouvrage

Si utile soit-il pour déboulonner la statue d’un Justin Trudeau soi-disant progressiste, ce livre a néanmoins pas mal de défauts. D’abord, il contient peu de références au militarisme grandissant du Canada avec l’OTAN qui manipule le ministre incompétent et dépensier Harjit Sajjan, qui plus est incapable de comprendre la logique de l’ONU et de ses Casques Bleus. Reconnaissons toutefois que Lukacs « met en lumière un plan climatique élaboré en collaboration avec Big Oil, l'armement d'une guerre sanglante saoudienne au Yémen, une industrie de réconciliation masquant le vol en cours de terres autochtones et le transfert des infrastructures publiques aux profiteurs privés - pas une pause de Harper, mais une continuation de son héritage destructeur ». Bien dit.

On tombe aussi facilement d’accord avec sa réflexion que L’Élan global et le Green New Deal sont des mouvements incontournables mais plus difficilement que des leaders comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn au Royaume-Uni ont des idées plus progressistes que le NPD et même qu’Elizabeth May, sans compter Jody Wilson-Raybould qui a vu, raconte-t-il en détails croustillants, certaines de ses compromissions la rattraper.

Le pire défaut du livre reste l’absence de références québécoises, qui révèle la propension colonialiste de l’élite intellectuelle canadienne anglaise (ce journaliste habite Montréal!) de s’abstraire totalement des préoccupations des white niggers of America, selon l’expression de Pierre Vallières. Par exemple, lorsqu’il parle de 2012 comme de l’année où idle no more a surgi sur la scène canadienne, c’est bien sûr exact, quoiqu’il eût pu au moins mentionner des coresponsables telles qu’Alanis Obomsawin, Melissa Mollen-Dupuis ou d’autres groupes de femmes autochtones du Québec. Mais qu’il mentionne cette année mythique sans souffler mot du printemps érable et de son quart de million de militants québécois affluant le 22 avril sur le Mont Royal pour appuyer Frédéric Back en train de planter un arbre symbolique, sous les encouragements de Dominic Champagne, Artiste pour la Paix 2012, le tout en prélude du renversement du gouvernement néolibéral de Jean Charest au Québec, voici un silence qui en dit long sur son aveuglement face au progressisme québécois présent dans le Parti et le Bloc Québécois, dont il ne dit mot, bien évidemment, ni de Québec Solidaire!
 

Divers compliments mérités

Terminons avec une vision positive de l’édition soignée du livre de Martin Lukacs qui, reconnaissons-le, manie une prose admirable au service d’une vérité à l’ironie maîtrisée :

 « Avec des reportages méticuleux et une analyse lucide, Martin Lukacs a écrit une lecture incontournable qui retrace brillamment la logique interne des années Trudeau. Il décrypte la façon dont un vernis progressif est lié à un ordre du jour élite et montre ainsi le fonctionnement du Canada quand il pense que personne ne nous regarde. - Naomi Klein, auteure de La Stratégie du choc.

« Ce livre, qui fait l'objet de recherches rigoureuses, fournit des informations à tous ceux qui se demandent ce qui se passe entre la gabegie politique et une action significative. Il expose comment les illusions de changement et les impressions de leadership offertes par Justin Trudeau ont en fait protégé les intérêts acquis. Martin Lukacs est un journaliste sur lequel je compte pour m'informer de ce qui se passe réellement. » - David Suzuki, scientifique, surnommé le Japanouille par Pierre Falardeau, dans un célèbre dérapage qui a amusé (?) Suzuki et mon ami Karel Mayrand.

 

[i] Martin Lukacs est un journaliste d'investigation qui habite Montréal et couvre la politique canadienne depuis plus de dix ans. Il a été rédacteur environnemental pour The Guardian et co-auteur du Manifeste un Bond Vers L’avant [je reproduis ici la traduction douteuse offerte par BRB de l’Élan global qui aurait précédé et inspiré the Leap].