Le mouvement ouvrier est féminin

2019/09/13 | Par Pierre Dubuc

Durement frappé, depuis le début des années 1980, par l’offensive néolibérale et son cortège de délocalisations, privatisations et précarisations, le mouvement syndical est sur la défensive. Ses effectifs s’effritent, son pouvoir de négociation s’érode et il assiste impuissant à l’augmentation scandaleuse des écarts de richesses dans nos sociétés.

Des syndicalistes se demandent comment renverser la tendance, comment régénérer le mouvement syndical ? Et s’il n’y avait pas de réponse toute faite à cette question, s’il fallait plutôt retourner aux origines du mouvement ouvrier. C’est tout l’intérêt du livre de Rolande Pinard, L’envers du travail. Le genre de l’émancipation ouvrière (Lux), que nous avons rencontrée dans les bureaux de l’aut’journal.

Rolande Pinard connaît bien le monde du travail et le mouvement syndical. « Après un bac en Relations industrielles, j’ai effectué un stage à la CSN en même temps que je commençais la maîtrise. Puis, après l’avoir abandonnée, j’y ai travaillé à temps plein au service des grèves », nous explique-t-elle. Par la suite, la sociologue de formation a été contractuelle au service de recherche de la FTQ, après avoir complété son mémoire de maîtrise en sociologie sur les changements technologiques dans le secteur bancaire. Elle quittera la FTQ en 1990 pour entreprendre un doctorat en sociologie. Sa thèse a été publiée chez Liber en 2000, sous le titre La révolution du travail. De l’artisan au manager.

Le plus extraordinaire dans son cheminement intellectuel est la remise en question de sa perspective originelle sur l’histoire du mouvement ouvrier telle qu’abordée dans ce premier ouvrage, qui ne portait que sur des hommes. « L’envers du travail vise justement, précise-t-elle, à rajuster le tir, en tenant compte de cet agent social crucial : les femmes des classes laborieuses, qui avaient été écartées du premier ouvrage compte tenu de l’ampleur de la tâche que je m’étais fixée ».

 

De la production domestique à la fabrique

Dans le cas de l’éducation des enfants, on dit que « tout se joue dans les premières années ». Il semble qu’il en ait été de même pour le mouvement ouvrier. Rolande Pinard explique que « dans la production domestique, antérieure à la révolution industrielle, il y avait une division des tâches et une inégalité entre les hommes et les femmes, mais elle s’inscrivait dans la solidarité familiale pour la survie ».

Cependant, ce n’est pas cette division qui a été reconduite dans la fabrique, au début de l’ère industrielle en Angleterre, mais la division citoyenne de l’époque entre les « freemen » et les femmes. « Les freemen avaient appris pendant sept ans un métier, avaient le droit de posséder des parcelles de terrain et le droit de vote, moyennant le paiement d’une taxe à l’émancipation. Ce n’était pas le cas des femmes », explique Rolande Pinard.

La « privatisation » des métiers des freemen par les capitalistes avec leur enfermement dans l’usine s’est accompagnée d’une hiérarchisation où les hommes de métier exerceront des fonctions déléguées par le propriétaire capitaliste qui, affirme la sociologue, « se répercuteront de manière décisive et durable sur le statut des ouvrières, leurs rapports avec les ouvriers, ainsi que sur le mode de syndicalisation des travailleurs et des travailleuses ».

Bien que les premiers ouvriers aient été les ouvrières du textile en Angleterre, les syndicats ouvriers se sont formés sur la base des métiers nouveaux créés par les capitalistes. « Le petit maître a prévalu sur l’ouvrier solidaire du travailleur collectif et de la communauté, constate-t-elle. Les premiers syndicats ont intégré à leurs structures l’inégalité citoyenne de droit qui prévalait entre les femmes et les hommes dans la société ».

Mais, même si les historiens omettent de le mentionner, « les femmes ont joué un rôle de premier plan dans les premiers affrontements avec les capitalistes, quand la solidarité propre à la famille et à la communauté primait », nous assure Rolande Pinard.

À cette distinction entre intérêts de classe et de genre s’est ajoutée celle entre luttes économiques et luttes politiques. Dans les luttes purement économiques, les travailleurs cherchent à obtenir le meilleur prix pour leur force de travail dans une logique de concurrence sur le marché de l’emploi. Pour leur part, les luttes politiques sont fondées sur la solidarité.

Sur cette base, Rolande Pinard établit une distinction fondamentale entre le mouvement syndical et le mouvement ouvrier. Le premier circonscrit la classe ouvrière aux seuls ouvriers de métier, « qui ont intérêt à raréfier l’offre de travail, donc à exclure les femmes, pour obtenir un meilleur salaire ». Quant au mouvement ouvrier, « il est né de la conscience de classe des ouvrières et des sans-métiers, qui ont fait cause commune avec les ouvriers de métier et ont élargi les solidarités à la communauté, alors que le mouvement syndical les a évacuées ».

 

Des syndicats de métier à la syndicalisation industrielle

À partir du début du XXe siècle, avec le développement des grandes entreprises de production de masse, particulièrement aux États-Unis, on est progressivement passé du syndicalisme de métier à la syndicalisation par entreprise fondée sur l’appartenance à un employeur.

Rolande Pinard rappelle que « la première syndicalisation industrielle sera fortement marquée par des luttes menées par des femmes. En 1920, près de 50 % des travailleuses de l’industrie du vêtement étaient syndiquées. Elles développèrent des formes de lutte axées sur le développement de solidarités élargies dans la communauté ».

La grève célèbre des ouvrières du corsage, à New York, en 1909-1910, est une illustration de cette forme de lutte. Elle dura treize semaines et entre 20 000 et 30 000 travailleuses d’origines ethniques diverses s’y engagèrent. Elles bénéficièrent de l’appui des femmes hors syndicats lors de puissantes manifestations de solidarité.

« Mais, précise l’auteure de L’envers du travail, la vague de solidarité fut trahie par la stratégie du syndicat, qui régla le conflit entreprise par entreprise, divisant les grévistes et abandonnant celles qui décidèrent de continuer la lutte, soit les travailleuses de 13 usines ».

L’attitude de ces travailleuses vis-à-vis de l’action collective était différente de celle des hommes, à cause de leurs obligations domestiques, des options limitées qu’elles avaient sur le marché du travail et du type de tâches qu’elles effectuaient. « Pour elles, souligne la sociologue, il n’y avait pas de scission entre sphère salariée et sphère domestique (élargie à la communauté), tant sur le plan économique des conditions de vie que sur le plan politique de la lutte de classe ».

La loi Wagner, adoptée en 1935 aux États-Unis, change la donne. Elle consacre l’idée selon laquelle les travailleurs et les travailleuses étaient en quelque sorte les « citoyens de l’entreprise ». Leur loyauté envers l’entreprise individuelle l’emporte sur leur conscience de classe et de solidarité de classe. Elle donne naissance au syndicalisme d’affaires.

Selon Rolande Pinard, « la force collective des travailleurs désormais enfermée dans l’entreprise, circonscrite à leurs seuls intérêts économiques et professionnels, sera dépouillée de son sens social politique. Et les travailleuses seront laissées pour compte ».

En 1938, le Fair Labor Standards Act (Loi fédérale sur les normes de travail équitables) exclura les employés, majoritairement des femmes, des buanderies, hôtels, restaurants, hôpitaux et autres petites entreprises de service et de commerce de détail, ainsi que les travailleurs et travailleuses agricoles et des services domestiques.

Cela contribue à expliquer, selon Rolande Pinard, que, dans les années 1940-1950, les revendications des syndicalistes féministes se distingueront de celles des hommes en ce qu’elles réclameront des droits sociaux : salaire égal pour un travail comparable, salaire familial pour les femmes comme pour les hommes, réévaluation des qualifications des tâches féminisées, réduction du temps de travail, congés de maternité sans perte d’ancienneté, droits sociaux liés à la maternité et aux soins des enfants.

Après la guerre, la syndicalisation par entreprise sera encore renforcée par la loi Taft-Hartley. Seuls les grands syndicats industriels (automobile, acier, etc.) parviendront à imposer des conventions collectives s’appliquant à l’ensemble d’un secteur d’activité après la négociation avec une entreprise particulière (le « pattern »). Les autres devront s’en tenir aux négociations par établissement ce qui creusera les inégalités de salaires, d’avantages sociaux et de conditions de travail.

 

La féminisation du travail

Avec la globalisation, on assiste à une restructuration capitaliste, qui entraîne la délocalisation des entreprises dans des pays à faibles salaires et, dans les pays avancés, au transfert de pans entiers d’activité à des sous-traitants.

Les syndicats ont réagi avec des propositions de « partenariat » pour sauver l’emploi assorties de concessions, qui n’ont pas empêché la chute du taux de syndicalisation. Le résultat net est une précarisation de l’emploi au moment où, dans les pays du Nord, les femmes envahissent massivement le marché du travail. Le résultat global est une féminisation du travail.

Dans ce nouvel environnement, Rolande Pinard milite pour la remise à l’avant-scène de la vieille revendication de réduction du temps de travail, mais en comprenant qu’elle aura des sens différents pour les ouvrières.

La sociologue a démontré que les premières lois « protectrices » du travail des femmes dans les années 1840 en Angleterre, qui interdisaient le travail de nuit, n’étaient pas des conquêtes ouvrières, mais provenaient de l’initiative d’éléments éclairés de la bourgeoisie. Elles visaient à ménager aux ouvrières du temps pour les tâches familiales et domestiques afin d’assurer le renouvellement la classe ouvrière. « Cette réduction du temps de travail n’était pas synonyme de liberté, mais de double oppression », affirme-t-elle.

Aujourd’hui, cette même revendication peut avoir des effets différents selon les sexes. Ainsi, l’abandon de la réduction de la journée et de la semaine de travail en faveur de la réduction de l’année de travail (vacances et congés payés) et de la durée de la vie de travail (retraite) laissait en plan les travailleuses aux prises avec les responsabilités domestiques (quotidiennes) et familiales (plus exigeantes en début de vie professionnelle).

Rolande Pinard signale que la conciliation famille-travail est marquée par le type d’emploi que l’on détient et les inégalités qui lui sont inhérentes, de même que par le genre auquel on appartient. Elle entraîne une réarticulation de la sphère domestique et de la sphère salariée. Bien qu’elle soit présentée comme une amélioration de la condition de femmes, elle est une « une autre forme de violation de domicile par le temps de l’entreprise » et « elle témoigne d’un renforcement des oppressions patriarcale et salariale ».

La reconnaissance de la citoyenneté des femmes, soutient-elle, ne peut se faire que dans l’espace public, notamment par des luttes pour une réduction significative et générale du temps de travail, sans réduction de revenu. « Le fait, reconnaît-elle, qu’une telle revendication apparaisse désormais utopique témoigne de l’emprise totale, pour ne pas dire totalitaire, du temps de travail sur toute la vie humaine. Il s’agit de la destruction du temps comme durée – nécessaire à la construction de liens sociaux, familiaux, à l’engagement social-politique – qui contribue à aggraver l’impuissance collective face à cette colonisation liberticide. C’est donc une action portée par une critique radicale de l’organisation capitaliste qui s’impose pour une véritable réappropriation du temps ».

 

Un exemple inspirant

Dans une dernière section de son livre, la sociologue analyse les développements récents du mouvement ouvrier aux États-Unis et en France. Elle attire notre attention sur les efforts déployés par le Service Employees International Union (SEIU) pour syndiquer les groupes marginalisés par le syndicalisme de la production de masse, tels les précaires et les immigrants, souvent majoritairement des femmes.

Ces efforts de syndicalisation des employés de services de proximité (aides à domicile, préposées à l’entretien ménager d’édifices commerciaux) étaient fondés sur des solidarités élargies et sur la mobilisation des travailleuses et travailleurs de la base plutôt que sur les bureaucraties syndicales. L’occupation de l’espace public – médias, publicité, rue – joue un rôle important pour élargir la lutte, informer la population des conditions de travail de ces employées et faire pression sur les autorités compétentes et les employeurs.

Dans le cas, par exemple, des luttes Jobs with Justice ou Justice for Janitors, il s’agit d’un retour aux types de luttes des premiers syndicats industriels, comme celles menées par les travailleuses de l’industrie du vêtement au début du XXe siècle.

La sociologue conclut son livre en affirmant que « l’histoire du travail, vue sous l’angle des femmes, permet d’identifier deux formes historiques de travail émancipateur : celui qui est associé à des solidarités dans la communauté, pratiqué surtout par des femmes, et celui qui renvoie aux solidarités liées au milieu de travail, le seul qualifié d’ouvrier, associé surtout à des hommes ». Elle ajoute que « la conscience de classe ne s’acquiert pas dans le travail, mais dans les luttes pour exercer les droits et libertés reconnus par une communauté politique et dans les actions communes développées avec d’autres groupes dans la société, pour y apparaître ».

L’envers du travail, une lecture essentielle par toutes celles et ceux qui s’intéressent au mouvement ouvrier et, plus particulièrement, à celles et ceux qui travaillent à son nécessaire renouvellement.

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EXTRAITS DE L’ENVERS DU TRAVAIL

 (extrait 1)

Patriarcat et salariat sont indissociables

(Au milieu du 19e siècle) Sur le plan juridico-institutionnel, la femme est subordonnée à son mari et cette inégalité est au cœur de l’institution de la famille, suivant la logique vassalique du mariage associée à la féodalité. Une critique des institutions liées à la famille – surtout du mariage – sera le fait de femmes des classes supérieures qui étaient alors économiquement plus dépendantes des hommes que celles des classes laborieuses.

(…)

Familles ouvrières et familles bourgeoises ne donnent pas la même place aux femmes. Les formes de l’oppression patriarcale diffèrent d’une classe sociale à l’autre. Les femmes des classes supérieures sont dépendantes des hommes – de leur père, leur mari, leur frère – d’une manière que ne connaissent pas les femmes des classes laborieuses.

Alors que les classes supérieures « découvrent peu à peu l’intimité, que leur foyer devient un lieu de refuge, plus spacieux et plus confortable », les familles des classes laborieuses, à cause de logements exigus, surpeuplés et sans équipement domestique, vivent dehors, mangent dans les pubs et utilisent les services offerts dans la rue. Elles avaient un mode de vie collectif, imbriqué dans la communauté qui leur était même nécessaire pour vaquer à leurs occupations quotidiennes, domestiques et familiales.

Le modèle des classes supérieures, caractérisé par le repli sur un foyer géré par la femme de la maison, chacun pour soi, s’étendra graduellement aux familles ouvrières.

(…)

La transformation de la famille ouvrière a été à la fois une affaire de classe – renforcement de la position de la classe capitaliste – et une affaire de genre – renforcement de la position de l’homme chef de famille. Famille patriarcale et salariat sont indissociables.

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(extrait 2)

Le chartisme, la participation aux luttes politiques

Le chartisme est un mouvement politique (tenant son nom de la People’s Charter, la Charte du peuple, de 1837), qui revendiquait la démocratisation de la politique au Royaume-Uni, mouvement auquel des femmes ont activement participé. Malgré leur combativité, ces femmes subirent le même sort que les ouvrières dans les syndicats, entre ségrégation et exclusion des instances de décision.

(…)

Le droit de vote des femmes faisait partie des revendications des chartistes, mais seulement pour les célibataires et les veuves, « pas les épouses », car elles et leurs maris ne font qu’un, ou devraient ne faire qu’un ». Cette revendication politique était surtout portée par des femmes des classes supérieures, tandis que les femmes des classes laborieuses actives dans ce mouvement étaient plutôt mobilisées par les amendements apportés en 1834 à la Poor Law (Loi sur les pauvres).

(…)

(Au Comittee of the National Charter Association, créé en 1840), les femmes n’étaient pas invitées à s’adresser à des auditoires mixtes. Sur le plan politique comme sur le plan syndical, cela correspond à une régression de la solidarité des hommes envers les femmes. En effet, lors de la première vague pour la réforme du Parlement, lancée par William Cobbett en 1819, les assemblées étaient mixtes et les femmes étaient admises à la prise de décision, puisqu’elles y avaient le droit de vote.

(…)

Il appert que plus on s’éloigne de la période de la production domestique (marquée par la collaboration et la solidarité entre les femmes et les hommes) et plus le nouveau mode de production (marqué par la concurrence) se consolide, plus les hommes ont cherché à exclure les femmes des structures de pouvoir qu’ils créaient.