Comment l’industrie pétrolière a pris le contrôle des gouvernements de l’Alberta et du Canada

2019/10/02 | Par Pierre Dubuc

La découverte de la possibilité d’exploiter les sables bitumineux de l’Alberta, au moment même où s’épuisaient les réserves de pétrole conventionnel, a complètement modifié l’économie et la politique canadiennes. L’exploitation des sables bitumineux est devenue rentable après le choc pétrolier de 1973 et a mené à la création du consortium Syncrude en 1978. Mais la multiplication des projets d’exploitation commence véritablement en 1999, alors que les gouvernements d’Ottawa et de l’Alberta décident d’accorder à l’industrie d’importantes réductions de taxes et de redevances.

Avec ces réserves pétrolières, le Canada occupe la troisième place au monde derrière le Venezuela et l’Arabie saoudite. La production était de 450 000 barils par jour en 1995. On prévoyait alors atteindre 1,2 million de barils en 2020. Ce chiffre a été atteint en 2005. Il a doublé en 2014 et devrait atteindre 3 millions de barils en 2020.


De Trudeau père à Trudeau fils

Deux livres récemment publiés au Canada anglais font état du changement considérable de perspective depuis les années 1980: Oil’s Deep State. How the petroleum industry undermines democracy and stops action on global warming (Lorimer) – dont l’auteur Kevin Taft a été député du Parti libéral de l’Alberta de 2001 à 2012 et chef de l’Opposition de 2004 à 2008 – et The Big Stall. How Big Oil and Think Tanks are Blocking Action on Climate Change in Canada. (Lorimer) de Donald Gutstein.

En réaction aux pétrolières américaines qui voulaient étendre leur mainmise sur l’Arctique canadien où de nouvelles nappes de pétrole venaient d’être découvertes, le gouvernement libéral de Pierre Elliot Trudeau a créé en 1974 Petro Canada avec pour mandat l’exploitation des sables bitumineux et des gisements dans l’Arctique et au large de Terre-Neuve.

Parallèlement, le gouvernement instaurait le National Energy Program (NEP) dans l’objectif d’accroître la propriété canadienne, d’assurer une part importante des revenus au gouvernement fédéral et de faire du Canada un pays producteur de pétrole autosuffisant. Son but était également de favoriser l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec avec du pétrole à un prix inférieur au cours mondial.

Mais Ottawa allait trouver sur son chemin le gouvernement d’un premier ministre Peter Lougheed (1971-1985), jaloux des prérogatives constitutionnelles de sa province sur les ressources naturelles. Tout comme Trudeau, Lougheed était, lui aussi, motivé par le nationalisme économique… mais albertain !

Une fois au pouvoir, Lougheed a haussé le taux des redevances de 16,7 % à 25 % sur le pétrole conventionnel et jusqu’à 50 % sur les sables bitumineux. Les redevances étaient versées dans un fond souverain, l’Alberta Heritage Savings Trust Fund, nouvellement créé. Lougheed a aussi mis sur pied l’Alberta Energy Corporation et négocié une participation dans le projet Syncrude. Surnommé le « blue-eyed sheik », Lougheed voulait des sièges sociaux de pétrolières à Calgary et Edmonton plutôt qu’à Houston et Riad.

Les relations entre Trudeau et Lougheed étaient tumultueuses. À un certain moment, Lougheed a réduit les exportations de l’Alberta vers l’Est du pays, forçant une augmentation des importations de l’étranger. Les Albertains arboraient sur leur parechoc le célèbre « Let the eastern bastards freeze in the dark ».


Le triomphe du néolibéralisme

Malgré leur opposition politique, Trudeau et Lougheed partageaient la même idéologie keynésienne, qui accordait un rôle important à l’intervention de l’État. Cependant, les deux projets ont été balayés par le triomphe de l’idéologie néolibérale dans la pensée politique et économique.

 En 1985, le gouvernement Mulroney a supprimé la NEP et négocié un traité de libre-échange (ALE) avec les États-Unis. Le traité interdisait, entre autres, un prix du baril de pétrole à l’exportation supérieure au prix du marché intérieur, éliminant ainsi l’avantage que procurait la NEP à l’industrie manufacturière du centre du pays. Petro-Canada a été privatisée en 1990.

Le néolibéralisme allait complètement modifier la relation entre l’État et l’industrie pétrolière. Kevin Taft et Donald Gutstein démontrent comment les pétrolières constituent aujourd’hui un « deep state » qui exerce une influence considérable sur les gouvernements de l’Alberta et d’Ottawa.  Ils décrivent un système de portes tournantes où les ministres sont recrutés au sein des pétrolières ou sont embauchés par celles-ci au terme de leur mandat politique.

L’osmose est telle qu’en 1996, trois membres du cabinet conservateur albertain et quatre autres membres de la législature ont fondé une compagnie à numéro, surnommé Tory Oil, pour investir dans l’exploitation pétrolière et gazière, tout en siégeant au Cabinet et à la Chambre !

À Ottawa, mentionnons seulement le nom des ministres Jim Prentice (conservateur), Anne McLellan et John Manley (libéraux), qui sont passés du Cabinet au c.a. d’entreprises pétrolières. À titre d’exemple, soulignons qu’entre juillet 2008 et 2012, les p.d.-g. de l’industrie pétrolière, les lobbyistes et les associations vouées à leur cause ont rencontré ou communiqué à 2 733 reprises avec des fonctionnaires, des députés et des ministres. Cette intense activité de lobbying s’est même intensifiée depuis. Elle explique les baisses de taxes, les milliards en subventions et l’achat de l’oléoduc TransMountain.

Si les politiques de Trudeau père avaient pour objectif un pétrole à un prix inférieur au cours mondial pour favoriser l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec, celles de Trudeau fils visent à permettre d’exporter le pétrole albertain sur les marchés internationaux au prix des cours mondiaux. Le dollar canadien se trouve arrimé au prix du baril de pétrole et toute hausse réduit la compétitivité du secteur manufacturier de l’Ontario et du Québec. Aujourd’hui, le pétrole, le gaz naturel et les autres minerais représentent 30% des exportations de marchandises et la Bourse de Toronto se vante d’être la plus importante au monde pour les entreprises de pétrole et de gaz et les minières.

À la merci des importateurs états-uniens, faute de pipelines pouvant acheminer leur pétrole sur les marchés mondiaux, les pétrolières canadiennes doivent se satisfaire d’un prix nettement inférieur au cours mondial pour leur produit. La construction de nouveaux oléoducs est donc une question de vie ou de mort. Soyez assurés qu’elles prendront tous les moyens à leur disposition pour parvenir à leurs fins.