Au-delà de Greta

2019/10/04 | Par Pierre Dubuc

Photo : Jacques Nadeau

Toute lutte digne de ce nom a son icône. Dans la lutte contre le réchauffement climatique, Greta Thunberg est cette icône. L’élection fédérale offre l’occasion d’aller au-delà du discours et de l’extraordinaire mobilisation

Le Canada a un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 30 % pour 2030. Par rapport à 1990, année de référence inscrite dans le Protocole de Kyoto, on rapporte une hausse de 19 %, attribuable principalement à une augmentation de 84 % dans le secteur pétrolier et gazier, qui compte pour environ le quart des émissions totales canadiennes.

Tout progrès réaliste implique nécessairement de viser la principale source d’émission, soit l’exploitation des sables bitumineux de l’Alberta. Cependant, cette option est exclue d’entrée de jeu par les deux partis politiques susceptibles de prendre le pouvoir : le Parti Conservateur d’Andrew Scheer et le Parti Libéral de Justin Trudeau.


De l’État régulateur à la déréglementation

À la fin des années 1970, le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau est intervenu dans le secteur pétrolier avec la création de Petro-Canada et la National Energy Policy (NEP), qui assurait l’approvisionnement en pétrole de l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec à un prix inférieur au cours mondial.

Dans les années 1980, le gouvernement de Brian Mulroney privatise Petro-Canada, démantèle la NEP et signe le traité de libre-échange avec les États-Unis. Celui-ci comporte un important volet pétrolier, qui garantit l’approvisionnement des États-Unis en pétrole et à un tarif ne pouvant être supérieur au prix intérieur canadien.

Au libre-échange et aux privatisations, s’ajoute la déréglementation pour compléter le trio néolibéral bien connu. L’intervention de l’État, jugée envahissante et inefficace, est vouée aux gémonies. Le mot d’ordre est : Place au marché !

Dans le domaine environnemental, la réglementation avait permis de bannir l’insecticide le plus utilisé (le DDT), de réduire et d’interdire des gaz détruisant la couche d’ozone, et les polluants à l’origine des pluies acides.  Elle est jetée par-dessus bord.


Les économistes évincent les scientifiques

À la fin de 1988, James E. Hansen, un scientifique de la NASA, témoigne devant un comité du Sénat états-unien et soutient que le réchauffement climatique est réel et qu’il est prouvé à 99 % que la cause est l’activité humaine. Le réchauffement climatique est désormais à l’ordre du jour.

Dans son livre The Big Stall. How Big Oil and Think Tanks are Blocking Action on Climate Change in Canada (Lorimer), Donald Gutstein documente les différentes étapes du remplacement de l’intervention étatique par le marché.

Un événement clef est la réunion, peu avant le Protocole de Kyoto de 1997, de 2 600 économistes d’un large spectre idéologique, allant des néolibéraux à des représentants de la gauche comme Paul Krugman et Joseph Stiglitz. À cette occasion, ils ont tous signé une déclaration présentant les changements climatiques comme un « problème économique » avec « plusieurs politiques potentielles pour réduire les émissions de GES pour lesquels les bénéfices totaux surpassent les coûts totaux ». Avec ces propos rassurants, les économistes venaient d’évincer les scientifiques. Le marché allait prendre le pas sur la réglementation.

Des prototypes de schémas d’échange de droits d’émission de GES, sous la forme de crédits ou de quotas, sont incorporés dans le Protocole de Kyoto.  Des pétrolières financent des études d’instituts de recherche privés et universitaires pour promouvoir cette Bourse du carbone. Elle est présentée comme étant la solution « progressiste » face au déni d’autres pétrolières et de gouvernements qui refusent de signer l’Accord de Kyoto comme celui des États-Unis, ou s’en retire comme le gouvernement Harper.

Mais la Bourse du carbone est compliquée à mettre en œuvre et les résultats sont peu convaincants. La Bourse est contrôlée par les industries polluantes et a mauvaise presse. Elle apparaît comme une « autorisation de polluer ».


De la Bourse à la taxe

En 2006, Greg Mankiw crée le Pigou Club et rassemble des économistes, néolibéraux et de gauche (Krugman et Stiglitz) avec Bernie Sanders, Al Gore, Bill Gates, Neil Young et les anciens secrétaires d’État états-uniens James Baker III, George Shultz et Hank Paulson. Un consensus se dégage, une nouvelle « solution » est trouvée : la taxe sur le carbone.

Mais que faire des revenus de cette taxe? Surtout, éviter que les gouvernements l'accaparent et l’utilisent comme outil de redistribution de la richesse. Reversons la plutôt aux consommateurs et laissons le marché décider de son allocation, quitte à ce qu’une famille s’en serve pour prendre l’avion pour Disneyland !

En 2006, Nicholas Stern, un économiste britannique et ancien vice-président de la Banque mondiale, publie un rapport sur « l’économie du changement climatique ». Il soutient que « les coûts totaux et les risques des changements climatiques vont équivaloir à la perte d’au moins 5 % du produit intérieur brut ». Toutefois, des actions énergiques permettraient de limiter la perte à environ 1% du PIB.

Stern juge fondamental d’établir un « prix du carbone » par le biais d’une taxe, du marché ou de la régulation. Mais, surtout, il présente la transition vers une économie peu consommatrice de carbone comme ouvrant d’intéressantes « opportunités d’affaires ».

Le rapport enchante le patronat. Un prix sur le carbone permet la planification stratégique. Et le thème d’une « économie de transition » est populaire au moment où la taxe sur le carbone a montré avec les Gilets jaunes en France qu’elle pouvait être l’étincelle provoquant un soulèvement populaire.


Les apprentis sorciers de la géo-ingénierie

Exit progressif donc de la Bourse et de la taxe sur le carbone pour être remplacées par la nouvelle idée à la mode : la géo-ingénierie.  L’objectif est de manipuler et modifier le climat et l’environnement de la Terre. Les nouvelles technologies de demain sont censées résoudre les désordres engendrés par les technologies d’hier. C’est le captage et l’enfouissement des GES.  La réduction de la chaleur en réfléchissant les rayons du soleil vers l’espace ou en provoquant artificiellement des nuages semblables à ceux des éruptions volcaniques. Ou planter deux milliards d’arbres comme vient de le promettre Justin Trudeau !

Marché du carbone, taxe sur le carbone, géo-ingénierie. De fausses « solutions » qui évitent la seule véritable action à prendre : la réduction accélérée de l’exploitation des sables bitumineux et du gaz naturel. Aujourd’hui, le mieux qui s’offre à nous est d’empêcher son expansion en bloquant la construction de nouveaux pipelines.


Pour un vote stratégique

Le Parti Conservateur veut ressusciter le projet Énergie Est en l’intégrant dans un corridor énergétique. Le Parti Libéral se retranche derrière le fait que l’industrie a abandonné Énergie Est. « Pour l’instant », pourrions-nous ajouter. Justin Trudeau a déjà autorisé le remplacement du pipeline de la Ligne 3 d’Enbridge vers les États-Unis et son gouvernement s’est porté acquéreur du pipeline TransMoutain au coût de 4,5 milliards $ pour assurer son élargissement. Il a aussi autorisé une installation de liquéfaction de gaz naturel à Kitimat en Colombie-Britannique et on peut parier qu’il fera de même pour le projet de gazoduc au Saguenay.

La seule façon de bloquer ces projets est d’élire suffisamment de députés du Bloc Québécois pour entraîner l’élection d’un gouvernement minoritaire. C’est le seul vote stratégique possible.