Le racisme et la question nationale (1)

2019/10/16 | Par Pierre Dubuc

Les révélations sur les « black face » de Justin Trudeau, s’ajoutant aux débats entourant les spectacles Slav et Kanata, ont mis la question raciale sur la place publique. C’est aussi le sujet du livre 11 brefs essais contre le racisme. Pour une lutte systémique (Éditions Somme Toute), publié sous la direction d’Amel Zaazaa et Christian Nadeau.

Le racisme, que ce soit sous la forme de la discrimination, de l’exclusion, du profilage racial, etc. existe indiscutablement au Québec (voir encadré). Mais l’approche empruntée par la majorité des auteurs de ce livre risque malheureusement de ne pas permettre d’atteindre l’objectif fixé qui est, selon le préfacier Frantz Voltaire, de s’adresser « au grand public » et lui « donner des pistes pour une démarche active dans la lutte contre le racisme ».

 

La masse critique

Un des chapitres les plus intéressants du livre est celui d’Alexandra Pierre sur la lutte antiraciste et le mouvement communautaire. Elle se désole d’être « la seule de ma gang » en faisant le constat, après 15 ans dans le mouvement communautaire, d’être « souvent la seule personne racisée autour de la table ». Elle cite l’édition 2015 du rapport du Comité sectoriel de main-d’œuvre économie sociale et action communautaire (CSMO-ESAC), qui souligne que 70 % des organismes communautaires n’avaient aucune personne immigrante à leur emploi.

Pas étonnant, selon elle, que l’enjeu du racisme soit « très rarement évoqué dans le communautaire » et qu’il en va de même de l’immigration qui est, souligne-t-elle, « rarement traitée comme faisant partie du champ de la défense collective des droits, au même titre que les autres politiques publiques », alors qu’elle a un impact sur les inégalités socio-économiques et sur la capacité de certains de jouir pleinement de leurs droits fondamentaux.

L’absence dans le mouvement communautaire d’une masse critique de personnes racisées explique en partie le désintérêt dont se désole Alexandra Pierre. Il a été prouvé, dans le cas de l’intégration des femmes dans des milieux de travail, qui étaient (ou sont toujours) des chasses gardées masculines (cols bleus, police, pompier, etc.), qu’une des clefs du succès était la masse critique.

Aujourd’hui, au Québec, les minorités visibles atteignent cette masse critique, tout au moins dans la région de Montréal. Elles représentent un million de personnes, soit 11 % de la population du Québec, 33 % de celle de Montréal et 20 % du Montréal métropolitain.

Chose certaine, la masse critique de minorités visibles existe à Montréal-Nord (32 % de la population dont la moitié sont des Noirs) et on y a vu éclore des organisations revendicatrices comme Montréal-Nord Republik et Hoodstock, à la suite de la mort de Freddy Villanueva, abattu par les policiers le 9 août 2008 dans le parc Henri-Bourassa. Will Prosper, un des promoteurs de ces regroupements, rappelle que la circonscription est une des plus pauvres au Canada et que « même des médecins refusent de venir travailler dans des cliniques à Montréal-Nord considérant que leurs conditions de travail y seraient trop pénibles en raison de la clientèle issue de la ‘‘diversité’’ ».

Dans 11 brefs essais contre le racisme, Will Prosper relate les péripéties de la demande de création d’une commission d’enquête sur le racisme systémique dont il justifie ainsi la nécessité : « On ne peut réduire le problème à la police, ni même à la pauvreté ou à l’éducation. C’est tout cela mis ensemble, et surtout, la logique intrinsèque qui t’apparaît et qui forme ce qu’on pourrait appeler un système ».

Il affirme que, contrairement à ce qu’on a insinué, les instigateurs ne voulaient pas « un tribunal pour juger les gens, mais au contraire, un outil pédagogique pour avoir une véritable discussion de fond afin de rendre notre société plus juste pour tous et toutes ».

Le message n’est pas passé. Le PLQ a fait marche arrière, le PQ a refusé d’appuyer le projet et QS a fait « profil bas ». Même réaction du côté des grandes organisations syndicales où l’appui financier s’est résumé à un maigre 500 $. Will Prosper en déduit que « la question du racisme est perçue comme marginale alors qu’elle est centrale, et cela même au sein du mouvement syndical ».

Dans un chapitre justement consacré au mouvement syndical, Marc-Édouart Joubert lui donne raison en soutenant que « l’affairisme, le corporatisme et la judiciarisation des relations de travail semblent avoir pris le dessus dans le quotidien de bien des organisations syndicales ».

Joubert note que, bien que celles-ci se soient pourvues de comités d’intégration des personnes immigrantes ou sur les relations interculturelles et raciales, bien peu de militants et militantes issus des minorités visibles « parviennent à progresser et à obtenir de véritables postes décisionnels à l’intérieur des structures syndicales ».

Cette indifférence à l’égard de la discrimination raciale dont témoignent Alexandra Pierre et Will Prosper s’explique en bonne partie par les privilèges historiques et actuels que la population blanche tire de l’exploitation et de l’oppression de la population noire et des minorités visibles. La société capitaliste est structurée en différentes strates selon la couleur de la peau et le rang des sociétés dans la chaîne impérialiste. Tout en haut se trouve les Blancs des grandes puissances et, tout en bas, les Noirs des pays dominés. La lutte contre l’exploitation et l’oppression doit intégrer la lutte contre le racisme. Comme l’écrivait Karl Marx, « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri ».

Cependant, pour que cette lutte soit efficace, il faut une stratégie, et l’élaboration de celle-ci implique de bien nommer les choses. Et c’est là que le propos de plusieurs auteurs du livre 11 brefs essais contre le racisme déraille et mine l’ensemble de l’entreprise.

 

Racisme et religion

Un premier problème réside dans le fait d’associer les législations sur la laïcité à une forme de racisme, comme le fait l’avocat et chroniqueur de La Presse Frabrice Vil – né au Québec de parents ayant émigré d’Haïti – qui trace un parallèle entre les dispositions de la Loi sur la neutralité religieuse prévoyant que les services publics au Québec doivent être livrés à visage découvert du gouvernement Couillard à la Loi sur les Indiens ! Rien de moins !

Il existe pourtant une ligne de démarcation claire entre le propos raciste, qui vise et atteint des personnes, et la critique des religions, qui vise et atteint des doctrines et non des êtres.

Bien entendu, « les lois et libertés de la personne ont été fragilisées depuis les attentats du 11 septembre », comme le rappellent Lucie Lamarche et Christian Nadeau de la Ligue des Droits et Libertés, mais peut-on affirmer que ces événements ont eu « presque autant de retentissements que la naissance de Jésus-Christ » (!!!), comme l’affirme Idil Issa, la vice-présidente de la Fondation Parole de femmes ?

Reconnaissons avec elle qu’après ces attentats, « un discret hidjab fleuri porté par une adolescente désespérée qui rêve de passer inaperçue, tout en souhaitant honorer sa culture et sa religion » peut aujourd’hui « être source de questionnements relatifs au terrorisme » et, ajouterons-nous, de ne plus permettre à cette adolescente de « passer inaperçue ».

Diplômée de l’Université McGill, Idil Issa est revenue au Québec après avoir passé huit ans au Qatar, en Malaisie et en Afrique du Sud. Elle raconte être intervenue, sur la scène publique, principalement dans des médias anglophones, pour « amener les médias à aborder la demande de l’Association des étudiants musulmans de l’Université McGill d’avoir des salles réservées à la prière ».

Cependant, elle explique que sa situation en tant que femme à la fois noire et musulmane complexifie sa « participation à la lutte contre l’islamophobie » parce que la communauté musulmane « se sent peu solidaire des problèmes touchant les personnes noires ».

 

Nommer la cause

Dans la préface du livre, Frantz Voltaire écrit que « le racisme, au-delà des attitudes et des préjugés individuels, est essentiellement systémique, résultat d’un processus structurel, défini en fonction des intérêts des groupes dominants ». Ces « groupes dominants » ne sont jamais clairement définis ni nommés explicitement le « système » responsable de ce racisme.

Faute de telles définitions, il peut apparaître, à première vue, que les auteurs de 11 brefs essais contre le racisme sont dépourvus de toutes considérations stratégiques. Mais il n’en est rien. Une lecture attentive démontre qu’une analyse de la société canadienne sous-tend leur approche et leur stratégie.

Idil Issa résume ainsi l’histoire des relations entre le Canada anglais, le Québec et les nations autochtones : « La création du Canada fut ardue et est basée sur une entente entre populations indigènes, françaises et anglaises qui avaient peu en commun ». Du revers de la main, elle balaie la Conquête et le génocide des autochtones ! Et à quelle « entente » au juste fait-elle référence ?  À la Constitution de 1867 ? Une « entente » qui n’a jamais été soumise à l’approbation des populations françaises et anglaises, encore moins « indigènes ». Que les responsables de cette publication, Amel Zaazaa et Christian Nadeau, aient cautionné la présence d'une telle interprétation laisse croire qu’ils l’approuvent.

En fait, le livre est une glorification de la Charte des droits et du système de justice canadien. « Le système de justice est imparfait, écrit Fabrice Vil, mais il est perfectible. Je suis de celles et de ceux qui croient qu’il continuera de s’améliorer si notre participation citoyenne favorise l’adoption de lois justes, si nous contestons les lois discriminatoires afin de faire progresser les mentalités et si nous proposons des modes alternatifs de justice. »

Que la Charte des droits nie le droit à l’autodétermination des nations québécoise et autochtones et ait été conçue en grande partie pour contrecarrer les législations linguistiques du Québec ne semble pas l’importuner.

Il ne voit pas non plus que la Charte est la clef de voûte d’un système économique et politique qui a permis et tolère des écarts de revenus toujours croissants et une ségrégation dans l’emploi en défaveur des femmes et des minorités visibles.

Malheureusement, la glorification des chartes, le parti-pris fédéraliste, le révisionnisme historique et l’incompréhension de la structure du pouvoir au Canada par les auteurs de 11 brefs essais contre le racisme expliquent la réticence de bien des Québécoises et des Québécois à appuyer leur demande pour une enquête sur le racisme systémique et les privent d’appuis dans la lutte, pourtant si nécessaire et essentielle, contre le racisme. Nous les invitons fraternellement à revoir leur approche.

 

Les minorités visibles

La définition comprend : Chinois, Noir, Philippin, Latino-Américain, Arabe, Asiatique du sud-est, Asiatique occidental, Sud-Asiatique, Coréen, Japonais. Les Autochtones ne sont pas comptabilisés comme des minorités visibles.

Pourcentage de la population : Canada : 35 % ; Québec : 11 % ; Région de Montréal : 22,6 %; Ville de Montréal : 34,2 %.

 

Discrimination dans la fonction publique

En respect de la Loi sur l'accès à l'égalité en emploi, la Commission des droits de la personne fixe des cibles de recrutement de minorités visibles pour chaque organisme public en fonction de différents critères, comme la région ou la disponibilité de la main-d'œuvre dans le domaine. On n'imposera pas la même cible à Montréal qu'à Saguenay. Aucun bilan du programme d’embauche des groupes cibles n'a été publié depuis 2012.

La Société des alcools du Québec ne compte que 2 % de représentants des minorités visibles parmi ses employés. Hydro-Québec: 4 %. Les ministères provinciaux: 7 %. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) : 14,5 %.

La Société de transport de Montréal (STM) est l'un des très rares organismes à être parvenue à atteindre 100 % de l’objectif fixé par Québec, avec près de 1700 membres de minorités visibles parmi ses employés. La Commission scolaire de Montréal a presque atteint l’objectif fixé par l’État.

En résumé, il manque plus de 25 000 employés issus des minorités visibles dans les organismes publics du Québec.