La balkanisation du Québec

2019/11/01 | Par Pierre Dubuc

Le Bloc Québécois n’a fait élire qu’un député sur l’île de Montréal, la CAQ deux. Il existe une indéniable fracture entre la majorité francophone des régions et la population pluriethnique et plurilinguistique du Grand Montréal. Notre collaborateur Frédéric Lacroix a documenté ce qu’il appelle la « West-Islandisation » de Laval et de Longueuil.

En fait, le phénomène n’est pas que linguistique ni particulier au Québec. Les analystes font remarquer l’écart grandissant, dans l’ensemble du Canada, entre les villes, acquises aux Libéraux, et les populations plus âgées des régions, qui ont voté pour les Conservateurs ou les Bloquistes.

L’analyste Philippe J. Fournier introduit un autre critère explicatif de la répartition géographique du vote : la densité de la population. Il avait prédit que les 50 circonscriptions les plus densément peuplées voteraient pour les Libéraux ou les Néo-Démocrates. L’élection a confirmé ses pronostics. La première circonscription conservatrice, selon ce critère, n’apparaît qu’au 58e rang.


Le vote selon la densité de la population

La répartition du vote selon la densité de la population n’est pas unique au Québec et au Canada. Ce critère est également présent en Grande-Bretagne, en Australie et aux États-Unis, c’est-à-dire dans les pays où les élections se déroulent selon le mode de scrutin uninominal à un tour. C’est la thèse que défend Jonathan Rodden dans son livre Why Cities Lose : The Deep Roots of Urban-Rural Political Divide (Basic Books).

Aux États-Unis, Rodden note une corrélation très significative entre la densité de la population et les positions respectives des partis démocrate et républicain sur des questions comme les droits civiques, l’avortement et la sexualité.

Historiquement, aux États-Unis, les partis de gauche représentaient les travailleurs des villes, alors que les partis plus conservateurs dominaient les régions plus éloignées des centres-villes. Mais les familles ouvrières se sont déplacées vers les banlieues, alors que les pauvres, les minorités visibles, les immigrants, les artistes et les étudiants occupent désormais les villes.

Le Parti Démocrate qui récoltait, il y a un siècle, le vote des ouvriers industriels est devenu aujourd’hui le parti de l’Amérique urbaine, post-industrielle, alors que les Républicains recueillent le vote – entre autres, ouvrier – de l’extérieur des grands centres et des régions rurales.

Plus on s’éloigne du noyau urbain central, plus le vote républicain est important. Rodden donne l’exemple du vote pro-Trump qui est passé de 20 % dans les centres-villes à plus de 60 % dans les régions moins populeuses à l’écart des grands centres en Ohio et en Pennsylvanie.

Comment surmonter cette fracture ? Rodden, qui s’adresse aux Démocrates, avance deux solutions. Une à long terme, l’autre à court terme. À long terme, il préconise l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel sur le modèle de celui de la Nouvelle-Zélande, dont s’inspire également la réforme prônée au Québec. À court terme, il invite les Démocrates à édulcorer leur programme pour rejoindre la population plus conservatrice des banlieues, qui deviendra bientôt majoritaire aux États-Unis.


La démocratie mise à mal

Le système politique de chaque pays a ses défaillances. Aux États-Unis, la représentation populaire est biaisée par le système des Grands Électeurs, qui a permis l’élection de Donald Trump malgré une majorité de voix pour Hillary Clinton.

L’élection de deux sénateurs par État, peu importe leur population, assure le contrôle du Sénat aux États conservateurs moins densément peuplés. Ces États obtiennent en prime le contrôle sur la nomination des juges à la Cour suprême. De plus en plus, ce sont les gouvernements des États plus populeux qui font office de contrepoids dans le système « check and balance » états-unien. Un mode de scrutin proportionnel pourrait, selon Rodden, rééquilibrer les forces en présence.

Au Canada, les distorsions du mode de scrutin ont permis l’élection du Parti Libéral avec moins de suffrages (33 %) que le Parti Conservateur (34,4 %). Plus fondamentalement, l’élection témoigne de la balkanisation du pays.

Historiquement, les deux grands partis (PLC et PC) constituaient des forces centripètes conçues pour contrer les forces centrifuges de la fédération. Ils ne le sont plus. Le vote libéral est concentré en Ontario, dans le West Island et les Maritimes. Le vote conservateur en Alberta, Saskatchewan et au Manitoba. Le vote bloquiste au Québec, le vote NPD et Vert en Colombie-Britannique.

Les disparités régionales et nationales du Canada sont si profondes qu’il est difficile de concevoir comment un mode de scrutin avec des éléments de proportionnelle pourrait les transcender et représenter un facteur d’unité. Par exemple, il serait politiquement suicidaire pour un parti fédéraliste d’inclure le Bloc Québécois dans un gouvernement de coalition.

Au Canada, l’opposition véritable au gouvernement central ne siège pas à la Chambre des Communes. Elle réside dans les gouvernements provinciaux, comme on le constate avec Jason Kenney de l’Alberta et François Legault au Québec.


Pour une réforme du mode de scrutin

 Au Québec, l’enjeu est la fracture entre le Grand Montréal et le reste du Québec. Elle est en partie sociologique, comme le reflète la clientèle très différente des deux partis indépendantistes, Québec Solidaire et le Parti Québécois.

Il existe des similarités avec les autres pays occidentaux où le fossé entre les grandes villes et les régions a donné les Gilets jaunes en France, le Brexit en Angleterre et Trump aux États-Unis.

Mais la fracture est principalement ethnique, linguistique et politique. Les francophones représentent maintenant moins de 50 % de la population de l’île de Montréal et leurs votes se répartissent entre les différents partis politiques, alors que les anglophones et les allophones accordent massivement leurs suffrages au Parti Libéral, tant à Ottawa qu’à Québec.

Dès les années 1850, le Gouverneur Elgin souligne l’importance de fractionner la nation québécoise en deux grands partis politiques, ce que favorise le mode de scrutin uninominal à un tour. « Je crois que la manière de gouverner le Canada ne serait plus un problème dès lors que les Français se scinderaient en un parti libéral et un parti conservateur qui s’uniraient aux partis du Haut-Canada portant les noms correspondants. (…) L’élément national se fonderait dans la politique, si la scission que je propose était réalisée. »

La prophétie s’est réalisée. Les partis libéral et conservateur, bien servis par le mode de scrutin, ont été pendant longtemps une force unificatrice au Canada et un facteur de division de la nation québécoise.

Difficile de prévoir exactement quels seraient les effets sur les comportements électoraux du nouveau mode de scrutin proportionnel proposé. Mais, chose certaine, il donnerait une voix aux francophones du Grand Montréal aujourd’hui perdue dans l’océan libéral. Il forcerait aussi les partis politiques indépendantistes à adapter leurs programmes à ces nouvelles clientèles dorénavant accessibles, régionale pour Québec Solidaire, urbaine pour le Parti Québécois. Enfin, en favorisant les gouvernements de coalition, il obligerait ces partis à rechercher des terrains d’entente afin de reconstituer la Grande Alliance indépendantiste.