Réduire les seuils d’immigration : une mesure souhaitable pour l'avenir du français

2019/11/21 | Par Frédéric Lacroix

Longtemps, la survie du Canada français fut due à la surfécondité des Canadiennes françaises. Surfécondité à ce point marquée que l’historien anglais Arnold Toynbee aurait dit un jour: « À la fin de l’Histoire, il ne restera plus que les Chinois et les Canadiens français ». Surfécondité qui a fait craindre à Ottawa, pendant un temps, que le Québec ne devienne la province dominante de la Confédération. Surfécondité qui nous a permis de survivre comme peuple, envers et contre tout, malgré l’instrumentalisation par Ottawa des flux migratoires pour grossir les rangs du Canada anglais.

C’est le passage de l’indice synthétique de fécondité sous le seuil symbolique de remplacement des générations (2,1 enfants par femme) au début des années soixante-dix, qui a fait prendre conscience aux Québécois qu’ils ne pouvaient plus compter sur la surfécondité. Désormais, pour survivre, il leur faudrait intégrer leur juste part (90 %) d’immigrants qui s’installaient chez eux. Bref, ils devaient passer à l’offensive. Ce fut la genèse de la loi 101.

La question de l’immigration n’est pas près de disparaître. Elle structure mentalement le Canada français depuis au moins le rapport Durham. Sa résurgence dans l’actualité, après 15 ans de culpabilisation et d’instrumentalisation de la question de la part du Parti Libéral du Québec (PLQ), est une bonne nouvelle pour tous ceux qui se soucient de la pérennité du Québec français.

Il faut cependant pouvoir discuter d’immigration en évitant à la fois de la parer de toutes les vertus ou en la rendant responsable de tous les maux qui nous accablent. La CAQ avait promis de réduire « temporairement » les seuils d’immigration de 20 %. Le plan d’immigration déposé pour 2019 prévoit un objectif de 40 000 immigrants, dont un maximum de 15 000 travailleurs qualifiés sélectionnés par le Québec. Ceci représente bel et bien une coupe de 20 % environ comparativement aux seuils visés auparavant par le PLQ. Les seuils d’immigration réaugmentent cependant dès 2020 avec un volume prévu de 44 000 immigrants environ. La baisse de 20 % des seuils promis par la CAQ aura donc duré moins de deux ans.

Dans son livre Disparaître (Liber), Jacques Houle recommande de réduire les seuils d’immigration au niveau « historique », soit environ 30 000 immigrants par année. Frédéric Bastien, aspirant à la chefferie du Parti Québécois, préconise aussi un seuil de 30 000 immigrants par année. Un tel seuil permettra-t-il d’assurer la survie du Québec français ?

Il s’avère que nous connaissons déjà la réponse à cette question. Statistique Canada, que l’on ne peut soupçonner d’alarmisme en ce qui concerne la situation du français, a en effet effectué des projections linguistiques détaillées dans une étude publiée en 2017 intitulée  « Projections linguistiques pour le Canada 2011 à 2036 ». Plusieurs scénarios d’immigration furent projetés, incluant un scénario « fort » (qui correspond aux objectifs d’Ottawa, soit 350 000 immigrants par année), un scénario « faible » (175 000 immigrants, ce qui donne 31 635 immigrants par année au Québec) et un scénario « immigration zéro » (pour 2017-2036).

Le scénario « faible » correspond quasiment au volume d’immigration « optimal » qui nous est proposé par M. Houle et d’autres. Qu’est-ce que tout cela donne en 2036 ?

En 2036, au Québec, le français langue maternelle sera à 69 % pour le scénario « fort » et à 72,1 % pour le scénario « faible ». Pour le français langue d’usage, il sera à 73,6 % pour le « fort » et 75,7 % pour le « faible ». Le français recule donc moins dans le scénario « faible » que dans le scénario « fort ». Mais il recule tout de même ! Un recul qui est tellement marqué qu’on peut affirmer qu’à l’horizon 2036, on sera en présence d’un effondrement du poids des francophones au Québec, peu importe le scénario.

Qui plus est, ces projections nous apprennent également que pendant que le français va reculer au Québec, l’anglais va avancer. Si le français recule pendant que l’anglais avance, cela signifie que la vitalité de l’anglais, sa capacité à recruter de nouveaux locuteurs, va s’accroître pendant que celle du français va diminuer. Cela signifie que les transferts linguistiques des allophones vers le français, qui sont actuellement autour de 55 % (alors qu’ils devraient être autour de 90 % !), vont éventuellement décroître. Cette décroissance ira alimenter à son tour la vitalité de l’anglais, ce qui fera baisser encore plus les transferts vers le français, etc.

Pour obtenir une idée du rapport de force relatif des langues, on peut calculer le rapport du nombre de locuteurs francophones sur celui du nombre d’anglophones. En 2011, par exemple, il y avait 9,6 fois plus de locuteurs francophones comparativement au nombre de locuteurs anglophones en termes de langue maternelle. Le même rapport était de 7,6 pour ce qui est de la langue d’usage. Plus ce rapport de force est élevé, plus la vitalité du français sera grande.

Comment évoluera ce rapport dans l’avenir? Pour la langue maternelle, en 2036, il sera de 8,2 pour le scénario « faible » et de 8,0 pour le scénario « fort ». Pour la langue d’usage, il sera de 6,0 pour le scénario « faible » et de 5,9 pour le scénario « fort ». Bref, le rapport de force du français sera meilleur avec une immigration plus faible.

Et avec le scénario « immigration zéro »?

Le français au Québec sera à 76,3 % selon la langue maternelle et de 78,3 % selon la langue d’usage. Les chiffres correspondant en 2011 étaient de 78,9 %  et de 81,6 %.  Le rapport de force sera de 8,5 pour la langue maternelle et de 6,1 selon la langue d’usage. Surprise ! Même avec zéro immigration sur la période 2017-2036, le français recule et l’anglais avance ! On note cependant que c’est le scénario zéro immigration qui garantit le maintien du meilleur rapport de force entre le français et l’anglais en 2036.

Conclusion ?

Il semble donc évident qu’il faut agir simultanément sur deux fronts : il faut réduire durablement l'immigration pour ralentir le recul du français et il faut impérativement renforcer la vitalité du français si l'on veut arrêter le déclin de son rapport de force avec l'anglais. Renforcer la vitalité du français ne se fera pas sans mettre fin au bilinguisme intégral qui afflige actuellement l’État québécois, ce qui provoquera de très fortes réactions de la part de ceux qui profitent de la situation actuelle.

Sans cela, Toynbee se sera, hélas, trompé.