La responsabilité canadienne dans la crise haïtienne

2019/11/25 | Par Pierre Dubuc

Marie Dimanche a beau être née au Québec d’un couple mixte, elle n’a pas oublié ses racines haïtiennes. Aussi, face à l’ampleur de la désolation qui touche actuellement Haïti et de l’extraordinaire mobilisation de la population, son sang n’a fait qu’un tour et elle a décidé de prendre l’initiative de créer le Comité de solidarité Québec-Haïti.

Au cours de la campagne électorale, le groupe est intervenu dans différentes activités du Parti Libéral pour interpeller directement le gouvernement Trudeau et exiger qu’il retire l’appui du Canada au président Jovenel Moïse.  Cela a valu à Marie Dimanche d’être arrêtée, lors d’une manifestation, quelque 48 heures après avoir occupé le bureau du Premier ministre, sous prétexte d’avoir faire preuve d’agressivité à l’égard des policiers. Un constat d’infraction lui a été remis pour entrave au travail des policiers.


Peyi lok

Dans l’entrevue qu’elle nous a accordée, Marie Dimanche a qualifié d’« épouvantables » et de « jamais vues » les conditions de vie actuelles en Haïti. « On atteint des bas-fonds. La population ne peut pas subvenir à ses besoins primaires. Les véhicules ne peuvent plus circuler. Les déchets ne sont pas ramassés. On y met le feu. Les hôpitaux sont débordés et manquent cruellement de médicaments. Les écoles sont fermées. C’est la paralysie totale, l’enfer sur terre. Peyi lok, comme on dit en Haïti. Il y a des morts dans les manifestations, à cause de la répression. On parle d’une centaine de victimes. Mais il y a aussi les morts collatérales. Plus de 60 % de la population survit avec moins de deux dollars par jour. Je n’hésite pas à parler de génocide. »

Depuis des mois, des manifestations monstres ont lieu pour réclamer le départ du président Jovenel Moïse. « Les fonctionnaires ne sont pas payés. Ils sont dans la rue. Il y a aussi eu des manifestations des docteurs, et même des policiers », précise-t-elle pour montrer l’ampleur de la crise.


Détournement de fonds et corruption

C’est une augmentation majeure du prix de l’essence à l’été 2018, sous le diktat du FMI, qui a mis le feu aux poudres. Devant l’ampleur de la réaction populaire, le gouvernement a retraité et a réduit la hausse.

La contestation s’est intensifiée avec la publication, au mois de mai 2019, d’un rapport de 600 pages de la Cour supérieure des comptes accusant le président Jovenel Moïse d’être au cœur d’un « stratagème de détournement de fonds ». Il a détourné, avec d’autres, les fonds de la Reconstruction d’Haïti du programme PetroCaribe, mis en place par l’ancien président vénézuélien Hugo Chavez pour permettre à Haïti et à d’autres pays d’Amérique latine d’acquérir des produits pétroliers à prix avantageux.

Marie Dimanche reconnaît une certaine indépendance à la Cour des comptes, mais déplore que son rapport n’ait pas eu de suite. « Il n’y a pas eu d’arrestation, pas de procès. Et le président refuse de démissionner. »

Les membres de l’opposition ont, bien entendu, profité de la situation pour réclamer la tête de Jovenel Moïse. Mais Marie Dimanche exprime sa méfiance à leur égard. « L’opposition, c’est du pareil au même. Elle cherche à alimenter la grogne. Plusieurs sont déconnectés de toute forme de compassion. Ils y vont de leurs intérêts personnels. Ils manipulent l’État. Il y a des bandits parmi eux », tranche-t-elle.


Le « Core Group »

Un des objectifs du Comité de solidarité Québec-Haïti est de pointer du doigt la responsabilité du gouvernement canadien dans la situation en Haïti. Depuis le coup d’État qui a déposé le président élu Aristide en 2004, le Canada, les États-Unis et la France tirent les ficelles en tenant à l’écart les mouvements populaires et politiques progressistes pour imposer leurs candidats corrompus à la présidence.

Aujourd’hui, le Canada est membre du « Core Group » de pays qui exerce une tutelle de fait sur Haïti, avec les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Brésil, l’Espagne de même l’Union européenne et l’Organisation des États américains (OEA).

Pour Marie Dimanche, il est impératif que le Canada « cesse de s’ingérer dans la politique haïtienne, cesse d’entraîner sa police, cesse de s’immiscer dans l’appareil d’État ». Rien de plus normal que les citoyens d’Haïti puissent choisir eux-mêmes leurs dirigeants et utiliser les ressources pour leur développement territorial et le bien-être populaire, sans l’interférence de forces étrangères d’aucune sorte. 


Les causes du sous-développement

Saint-Domingue (Haïti) était une colonie exceptionnellement riche. À la veille de la Révolution américaine, elle générait plus de revenus que l’ensemble des treize colonies américaines. Haïti était le principal producteur de café et de 75 % de la production mondiale de sucre. Une productivité exceptionnelle qui était le fruit d’une exploitation exceptionnelle. C’est pour cela que la France préféra céder la Nouvelle-France à l’Angleterre lors du Traité de Paris de 1763.

La Révolution haïtienne, dirigée par Toussaint L’Ouverture et Jean-Jacques Dessalines, a eu le mérite d’être la plus conséquente des trois grandes révolutions de son époque – avec les Révolutions américaine et française – par l’affirmation inconditionnelle des droits naturels et inaliénables de TOUS les êtres humains. 

Son existence mettait en lumière l’hypocrisie des pays européens toujours engagés dans la traite des Noirs, constituait une menace pour les esclavagistes américains et une inspiration pour les mouvements de libération d’Afrique et d’Amérique latine. Elle représentait la plus grande menace à l’ordre mondial. Les grandes puissances allaient le lui faire payer cher. 

En 1825, la France consentira à rétablir ses relations diplomatiques et commerciales lorsque Haïti acceptera, sous la menace d’une intervention de la flotte française, de verser une « compensation » de 150 millions de francs pour la perte de ses esclaves, soit un montant égal au budget annuel de la France. Haïti dut contracter des emprunts auprès des banques françaises et les remboursements représentaient à la fin du XIXe siècle 80 % du budget haïtien. Les paiements ne prirent fin qu’en 1947.

Le président Aristide réclama, à l’occasion du bicentenaire de l’Indépendance en 2004, que Paris rembourse à Haïti la « compensation » versée par Haïti à son ancienne métropole pour la libération de ses esclaves. Calculée à un taux d’intérêt minimal de 5 %, la réclamation haïtienne s’élevait à 21 milliards $ ! La presse française se déchaîna alors contre Aristide.

En 1915, les troupes américaines débarquèrent dans l’île et l’occupation dura vingt ans. Washington abolira l’article de la Constitution qui empêchait des étrangers de détenir des propriétés en Haïti, s’emparera de la Banque Nationale, réorganisera l’économie pour l’orienter vers le remboursement des dettes, expropriera des terres pour créer de grandes plantations et créera une armée pour faire face à un seul ennemi : le peuple haïtien. 

Dans son livre Damming the Flood : Haïti, Aristide, and the Politics of Containment, Peter Hallward (Paperback, 2010) rapporte que la Banque mondiale avait dénombré la présence de plus de 10 000 organisations non gouvernementales (ONG) – dont plusieurs canadiennes et québécoises – soit plus per capita que partout ailleurs au monde. En Haïti, plus de 80 % de la fourniture de services, souvent de première nécessité, provient des ONG. Certaines ONG ont des budgets plus importants que les ministères oeuvrant dans le même champ de compétence. Difficile d’imaginer une plus belle illustration de la tutelle imposée au peuple haïtien. 

 

Photo de Jacques Nadeau