Nous étions Charlie

2019/11/25 | Par Julien Beauregard

La chaîne franco-allemande ARTE a récemment diffusé sur Twitter une vidéo relatant le destin de Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques qui a été forcé à une décennie de réclusion à la suite de la publication de son roman.

En effet, le 14 février 1989, l'ayatollah Khomeini a publié une fatwa contre l'auteur, autant dire une mise à mort. L'Angleterre, où réside Rushdie, lui a offert la protection nécessaire : changement de nom, vie de réclusion. Mais c'était nécessaire, car les tentatives d'assassinat le guettaient.

Il y a eu plusieurs victimes collatérales qui n'ont pas joui de la même protection ou de la même chance que l'auteur, Les esprits meurtriers s'en sont alors pris à ceux qui ont participé à diffuser l'oeuvre, ou à la supporter tout simplement. Un traducteur, un libraire et même un imam modéré sont des décédés.

Et c'est sans compter ceux ont succombé dans des manifestations violentes, parce que quelqu'un a écrit un livre, faut-il le rappeler.

Comme les menaces ont fusé avant même la publication du roman, certains éditeurs ont retardé voire annulé leurs engagements à publier l'oeuvre originale ou dans une version traduite. Certains ont critiqué le travail de l'auteur. D'autres l'ont soutenu.

En lisant le livre Une minute quarante-neuf secondes de Riss, directeur de Charlie Hebdo, tout cela revient en tête, comme un cauchemar qui n'en finit plus. L'histoire tend à faire se répéter les bêtises les plus frustrantes.

Riss livre un témoignage sur le traumatisme du 7 janvier 2015. Pendant une minute quarante-neuf secondes, le destin du journal satirique a été compromis par la folie de deux individus armés. Il raconte comment jusqu'au dernier moment, tout le monde a été pris de cours, et ce, malgré la protection armée dont jouissaient les employés présents.

« Je ne pouvais pas imaginer que les choses se dérouleraient ainsi. Dans une salle de rédaction, étalé sur le sol, attaqué par des fanatiques religieux pour des histoires débiles de caricatures. Mais je savais que cela arriverait un jour ou l'autre. »

On vit à travers le récit des évènements et des sentiments qui troublent l'esprit de l'auteur le vertige de la mort. Il n'était pas possible de s'habituer à un tel traumatisme, à commencer par la mort elle-même, bien qu'il y ait été confronté lors de reportages effectués à l'étranger.

Riss peine à prendre la pleine mesure du mouvement de sympathie qui a suivi le traumatisme. Cela avait pris une ampleur qui frôlait le ridicule : « Un peu partout étaient parsemés des objets de toutes formes marqués de l'inscription "Je suis Charlie." Des stylos "Je suis Charlie", des verres "Je suis Charlie", des verres "Je suis Charlie", des sachets de sucre "Je suis Charlie"».

« Ce qui restait du journal, c'était une assemblée d'écorchés vifs, d'âmes perdues, et cette poignée d'égarés qui avaient la prétention de le refonder.» Il faut dire que Charlie Hebdo n'en est pas à sa première crise. En effet, le journal né en 1970 s'était essoufflé en 1982. Il renaît 10 ans plus tard avec Philippe Val, Cabu, Wolinsky, Gébé, mais aussi de nouveaux collaborateurs comme Bernard Maris (Oncle Bernard), Charb, Luz, Renaud, Tignous et Riss.

Il est attendrissant de lire Riss rendre hommage à ses pairs et à ses prédécesseurs en qui il voue un culte. Il révèle chez les sacrifiés du 7 janvier 2015 les particularités de chacun qui en font le charme. Par exemple, il parle de l'habitude prise par Cabu d'écouter les lignes ouvertes, crayon à la main, en rigolant.

Il évoque aussi comment, un mois avant sa mort, Bernard Maris avait conseillé Michel Houellebecq, qui cherchait à étoffer le contenu de son roman à venir, Soumission.

Riss rend des comptes, remet les pendules à l'heure, explique les choix difficiles auxquels il a dû faire face pour assurer la survie du journal. Dix ans auparavant, à l'époque de la crise financière de 2008, le journal est lui-même menacé de fermeture. Le budget est serré et oblige à prendre des décisions qui suscitent le mécontentement.

Ce qui est tout particulièrement intéressant et, surtout, d'actualité, c'est lorsque Riss analyse le clivage autour de l'expression Je suis Charlie. Certains sont pour, d'autres contre. Une grille d'analyse permet de catégoriser chaque camp.

D'un côté, il y a les « Je suis Charlie »: les libertaires (ceux contre toute forme d'autorité), les voltairiens (ceux pour la liberté d'expression), les laïcs (ceux pour qui toute religion peut être critiquée), les racistes (les faux Charlie qui profitent du phénomène pour faire des amalgames entre religion et immigration), les jésuites (ceux qui défendent Charlie parce qu'il s'en prend à l'islamisme).

D'un autre, il y a les « Je ne suis pas Charlie »: les imams (qui veulent condamner Charlie Hebdo pour racisme alors que « La justice a toujours rejeté ce raisonnement et affirmé que la critique d'une religion ne constituait pas un racisme »), les musulmans réactionnaires (qui ont une vision conservatrice de l'islam), les trotsko-staliniens (pour qui critiquer une religion équivaut à critiquer des immigrants. « Cette gauche totalitaire s'est accommodée, selon les époques, du stalinisme, du maoïsme, des Khmers rouges, de la révolution islamique iranienne et aujourd'hui de l'islamisme. »), les haineux (qui n'ont jamais aimé Charlie), les lâches (les « oui mais » qui rappellent ceux-là même que Pierre Bourgault critique lors de son célèbre discours de 1971 «Liberté, sécurité, responsabilité» prononcé lors d'un congrès du Parti Québécois), les délateurs de l'islamophobie (qui, « conformément à la tradition stalinienne [inventent un mot] pour écarter du débat public les gêneurs et les fusiller sans preuve »).

Bien que gêné par tout le soutien qu'il a reçu, Riss s'étonne quand même que, lorsqu'on rappelle les crimes haineux récents, on tend à oublier celui subit par Charlie Hebdo. Est-ce parce qu'il est un acteur gênant de la scène médiatique, et qu'il n'a pas eu sa leçon ? À voir comment la rectitude politique nous rattrape de notre côté de l'Atlantique, on se sent obligé de se serrer les coudes et de relever la tête comme l'a fait malgré tout Riss.