Le secteur financier québécois fait saliver Bay Street

2019/12/10 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois

Sans surprise, Justin Trudeau a renommé Bill Morneau à la tête du ministère des Finances. Message fort envoyé à Bay Street. Rappelons que l’entreprise familiale Morneau Shepell a pignon sur cette rue et que le secteur financier torontois pourrait difficilement avoir un meilleur représentant au gouvernement.

L’autre ministère économique d’importance est celui de l’Innovation. Il est encore une fois attribué au Torontois Navdeep Bains. Ce ministre sera à nouveau le porte-parole de la politique économique du gouvernement fédéral.

La remontée du Bloc Québécois aux dernières élections semble avoir incité Justin Trudeau à nommer davantage de ministres québécois au sein de son gouvernement minoritaire. Toutefois, les postes économiques clés vont à des représentants de la Ville Reine. Les priorités économiques de la métropole canadienne seront plus facilement prises en compte et mieux servies que celles de la métropole québécoise.

Il faudra encore se démener pour qu’Ottawa respecte l’écosystème économique distinct du Québec. Difficile lorsque les ministres clés du Cabinet le connaissent si peu et ne s’y intéressent guère. On peut penser au maintien des sièges sociaux, à une politique de l’aérospatiale ou encore à un changement fiscal pour faciliter la relève familiale de nos PME.

À l’heure actuelle, il est plus avantageux de vendre sa PME à un étranger qu’à ses propres enfants. Québec a effectué les changements nécessaires pour corriger la situation, Ottawa s’y refuse toujours. Rien de nouveau sous le soleil; les enjeux québécois trouvent difficilement écho à Ottawa. Les cinq grandes banques de Bay Street (Royale, Montréal, TD, Scotia et CIBC) pèseront de tout leur poids pour continuer à utiliser les paradis fiscaux en toute légalité.

Il en va de même pour la concentration du secteur financier à Toronto, au détriment de Montréal. À ce sujet, Ottawa pourrait aller de l’avant avec son projet de commission pancanadienne des valeurs mobilières.

Après une première rebuffade en Cour suprême, Ottawa est revenu à la charge et son projet de commission centralisée a réussi, l’année dernière, à passer le test juridique du plus haut tribunal. La stratégie utilisée est précisément celle qui avait été suggérée par la Cour suprême, à la suite d'un premier refus, soit de rendre volontaire l’adhésion à cette commission. Ottawa s’emploie donc à convaincre les provinces, une à une, d’y adhérer. C’est devenu la procédure normale pour isoler le Québec.

Cette commission centraliserait la règlementation financière à Toronto et remplacerait notamment l’Autorité des marchés financiers (AMF), située à Montréal, qui a juridiction au Québec. Or, le Québec doit conserver une place financière forte. Cela favorise le maintien des sièges sociaux et facilite l’investissement et la croissance des entreprises québécoises, en leur donnant accès au marché des capitaux et à l’expertise comptable et juridique, le tout offert en français.

Actuellement, Montréal est la 13e place financière à l’échelle mondiale. Le secteur financier québécois représente 150 000 emplois et plus de 6 % du PIB. Il y a de quoi faire saliver Bay Street.

Or, un régime centralisé favoriserait un déplacement des sièges sociaux et des cabinets d’experts vers Toronto au détriment de Montréal, en plus de mal servir l’économie du Québec, passablement différente de celle du reste du Canada.

On peut penser à l’importance du capital de risque. Le Grand Montréal compte, par exemple, plus de 5 000 startups technologiques soutenues par les investisseurs institutionnels, les fonds de travailleurs et les fonds privés internationaux.

On peut penser aux produits dérivés comme les investissements verts et les crédits carbone. À ce sujet, rappelons que c’est l’ancêtre de l’AMF qui a exigé que Montréal conserve une place boursière spécialisée dans les marchés dérivés, lorsque la Bourse de Toronto a acquis la Bourse de Montréal, il y a un peu plus de dix ans.

On peut enfin penser à la gestion des caisses de retraite, où Montréal dépasse largement Toronto, n’en déplaise au ministre des Finances, dont l’entreprise torontoise est justement spécialisée dans ce domaine.

De plus, le système actuel fonctionne bien. Par exemple, le FMI le juge plus efficace que le système américain avec son régulateur unique. Chaque province a son propre régulateur. Les normes sont harmonisées et mutuellement reconnues, ce qui permet la circulation des capitaux. Ainsi, une entreprise enregistrée dans une province peut transiger avec les entreprises et individus des autres provinces.

Il y a seulement l’Ontario qui refuse de participer officiellement à ce système d’harmonisation. La province fait évidemment pression pour un régime unique géré sur son territoire, mais elle participe quand même officieusement au système actuel.

Le projet fédéral ne répond à aucun besoin autre que celui de donner plus de pouvoir à la place financière torontoise. Une commission pancanadienne affaiblirait grandement Montréal. Le caractère volontaire de l’adhésion n’y change rien. Il s’agit d’un miroir aux alouettes. Le jour où les neuf autres provinces y adhèreront, le rapport de force basculera, le système d’harmonisation ne pourra être maintenu et nous y perdrons au change.

On assiste donc à un véritable bras de fer entre Bay Street et tout le Québec.

L’Assemblée nationale a adopté trois motions unanimes contre ce projet. Le milieu d’affaires québécois abonde évidemment en ce sens. Cela n’empêche pas Ottawa de vouloir aller de l’avant. Avec la décision de la Cour suprême, l’enjeu juridique s’est transformé en enjeu politique.

La commission pancanadienne a besoin d’une loi pour être opérationnelle. En situation minoritaire, les libéraux peuvent aller de l'avant avec l’appui des conservateurs ou des néodémocrates. C’est l’épreuve de force. Qui a le plus de pouvoir à Ottawa ? Le Québec ou Bay Street ?

La beauté de ce parlement minoritaire marqué par le coup de semonce des Québécois qui ont ressuscité le Bloc, c'est que les Libéraux et les Conservateurs ont vu qu'ils ne peuvent plus prendre le Québec de front comme ils l'ont fait depuis 2011. Il est probable que le fédéral soit ressorti trop affaibli de la dernière élection pour pouvoir partir en guerre contre le Québec et créer sa propre commission. À court terme, la place financière de Montréal semble sauvée.

Bay Street doit souhaiter fort que la remontée du Bloc ne soit qu'un sursaut passager, un accident, pour pouvoir revenir à sa grande œuvre : concentrer le monde de la finance à Toronto. À nous de ne pas lui offrir ce cadeau.