Quel espace pour une presse libre?

2019/12/13 | Par Pierre Dubuc

La Presse+ implore les gouvernements fédéral et provincial de lui venir en aide. Capitales Médias rend l’âme et Legault et PKP se chamaillent autour de sa dépouille. Avec l’exode des revenus publicitaires vers le GAFAM, nos médias écrits sont à la recherche d’un nouveau modèle d’affaires et cela entraîne un bouleversement sans précédent du paysage médiatique québécois, avec des conséquences politiques encore difficilement prévisibles.


L’ancien modèle d’affaires

Elle est déjà loin l’époque où la publicité garnissait les coffres des magnats de la presse et où le modèle d’affaires était l’intégration verticale de la papetière à l’imprimerie à la salle de rédaction jusqu’à la distribution du journal.

Power Corporation était propriétaire de la papetière Consolidated Bathurst et imprimait La Presse dans son édifice de la rue Saint-Jacques à Montréal. Québecor possédait la papetière Donohue et Quebecor World était la plus importante imprimerie au monde. Sans oublier Conrad Black, qui s’était porté acquéreur en 1987 du Soleil de Québec, du Droit d’Ottawa et du Quotidien de Chicoutimi et de trois imprimeries.

Les allégeances politiques des trois barons de la presse étaient bien connues. La famille Desmarais, propriétaire de Power Corporation, avait organisé l’élection de Pierre Elliott Trudeau, puis celles de Jean Chrétien et de Paul Martin. Conrad Black avait placé son (ex?)-employé Brian Mulroney à la tête du Parti Progressiste Conservateur. Mulroney avait été président de l’Iron Ore, une filiale du conglomérat Hollinger, propriété de Black. Quant à Pierre Péladeau, aux affinités nationalistes bien connues, il avait ouvert les pages de son journal à René Lévesque, le chef du Parti Québécois.

Le portrait change au début du XXIe siècle. En l’an 2000, Black cède ses journaux à Desmarais. En 2008, Quebecor World demande la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers. En 2013, Gesca lance La Presse+, une édition numérique gratuite sur iPad et abandonne complètement la version papier en décembre 2017.

En 2015, le Groupe Gesca, propriété de Power Corporation, se départit du Soleil (Québec), du Droit (Ottawa), du Quotidien et le Progrès (Saguenay), de la Voix de l’Est (Granby), du Nouvelliste (Trois-Rivières), de la Tribune (Sherbrooke) au profit de Capitales Médias, un groupe nouvellement formé par un libéral notoire, Martin Cauchon. On se doutait bien, à l’époque, qu’il s’agissait d’une liquidation déguisée. Nous en avons aujourd’hui la confirmation.

En 2018, Power Corporation largue La Presse+. Celle-ci se dote d’une structure d’organisme sans but lucratif, se tourne vers Ottawa et quémande l’adoption d’une loi lui octroyant le statut fédéral d’organisme de bienfaisance permettant l’émission de reçus officiels de dons aux fins fiscales et une aide gouvernementale sous forme de crédits d’impôt.

Le 19 août 2019, le groupe Capitales Médias entame des procédures pour déclarer faillite. Le même jour, le Gouvernement du Québec annonce une aide d'urgence de 5 millions de dollars afin de protéger l'entreprise de ses créanciers. Les retraités sont laissés pour compte.


La viabilité de Capitales Médias

Le gouvernement Legault provoque l’ire de Pierre Karl Péladeau en choisissant d’appuyer financièrement un plan de sauvetage des journaux régionaux de Capitales Médias sous la forme d’une coopérative d’employés.

Pour forcer la main au Mouvement Desjardins, qui refusait de s’associer au Fonds de solidarité et au Fondaction dans le projet de coopérative, le ministre Pierre Fitzgibbon a pointé du doigt la présence d’une dirigeante de Québecor sur le conseil d’administration du Fonds d’investissement Capital régional et coopératif Desjardins (CRCD) et le premier ministre François Legault a menacé Desjardins de représailles. Desjardins a reçu le message cinq sur cinq et est rentré dans le rang.

Le projet prévoit le passage au numérique avec un mur payant, tout en conservant une édition papier pour la fin de semaine. Y aurait-il suffisamment de citoyens des régions intéressés à payer et à se rendre sur les sites des quotidiens numériques régionaux? Seront-ils assez nombreux pour inciter les entreprises à acheter de la publicité sur ces sites? On le souhaite aux employés de ces journaux. Mais La Presse+, malgré un succès de lectorat indéniable – plus de 1 344 000 personnes chaque jour revendiquent ses dirigeants – n’arrive pas à faire ses frais.

PKP présente son projet de reprise de Capitales Médias comme le seul économiquement viable avec des économies de 18 millions $ étant donné ses installations présentes en régions et une synergie pour les frais d’impression, loyers, réseau de distribution, informatique et administration.

Mais l’argument probant tient plutôt au fait que Québecor détient le nouveau modèle d’affaires du monde médiatique avec Vidéotron, le distributeur des services de câble et d’Internet. Il y a, bien entendu, la convergence des médias écrits, télé et maintenant radiophonique. Mais ces médias sont déficitaires ou faiblement rentables. La vache à lait de l’empire Québecor est Vidéotron.


Médias et politique

Au-delà des données purement économiques, des enjeux politiques considérables sont en cause. Il y a quelques décennies, Power Corporation avec La Presse et ses journaux régionaux, en convergence officieuse avec Radio-Canada, occupait une grande partie du champ médiatique québécois, accordant ainsi une visibilité sans pareille aux libéraux et à leur mouvance.

Aujourd’hui, les journaux régionaux vont changer de camp, que ce soit avec le projet de coopérative ou Québecor.

D’autre part, La Presse+ bat financièrement de l’aile. Elle est à la merci d’une aide étatique. Avant les élections, le gouvernement Trudeau lui a concocté une aide spécifique avec d’importants crédits d’impôt et une législation pour la fondation demandée.

Les Conservateurs s’étant engagés à supprimer ce programme s’ils accédaient au pouvoir, les dirigeants du quotidien de la rue St-Jacques étaient dans leurs petits souliers au cours de la campagne électorale. Cela explique sans doute leur refus de prendre une position éditoriale en faveur des libéraux, ce qui n’a toutefois pas empêché leurs chroniqueurs de continuer à défendre les « valeurs libérales ».


Bisbille entre Legault et PKP

De prime abord, la bisbille entre PKP et le gouvernement Legault avait de quoi étonner. Après tout, ce sont les médias de Québecor qui ont été à l’origine des succès de la CAQ, dès son lancement en 2011, avec de nombreuses pages frontispices coiffées de titres favorables au nouveau parti et des sondages à l’avenant de Léger Marketing.

Mais Legault craint un trop grand pouvoir de Québecor. Il trouve que l’entreprise « prend déjà beaucoup de place ». Il n’a pas oublié comment PKP a réussi à manipuler le maire Labeaume, le Parti Québécois et le Parti Libéral pour le financement de l’amphithéâtre Videotron à Québec, pour ne citer qu’un exemple. Il n’a pas oublié non plus que PKP a été chef du PQ.

Et, si besoin est, la dernière campagne électorale fédérale a démontré la capacité d’influence des médias de Québecor. Il n’y a pas si longtemps, seule Radio-Canada organisait un débat des chefs. Et, très souvent, les questions litigieuses étaient reportées à la fin du débat, alors que la moitié de l’auditoire avait éteint la télé.

Il en est allé tout autrement cet automne. Québecor a placé son débat dans la grille horaire avant celui de Radio-Canada, s’assurant ainsi d’imposer les thèmes de la campagne, de même que les protagonistes, en écartant du débat Elizabeth May et Maxime Bernier.

Voyons comment le débat s’est déroulé. Premier sujet : l’avortement. Trudeau, Singh et Blanchet s’unissent pour tomber à bras raccourcis sur Scheer, l’éliminant ainsi de la course au Québec. Deuxième sujet : la loi 21 et la laïcité. Singh avec son turban aurait de toute évidence préféré un autre thème. Troisième sujet : les pipelines. Trudeau devient la cible. Trois sujets qui ne pouvaient que plaire à Blanchet. Le lendemain, tous les chroniqueurs de Québecor saluent à l’unisson son indéniable bonne performance.


Un nouveau paysage médiatique

Le paysage médiatique est donc en train de se transformer radicalement. L’influence de la presse libérale recule avec la perte des médias écrits régionaux et la fragilisation financière de La Presse+. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour le Parti Libéral du Québec. La presse nationaliste élargit considérablement son influence avec Québecor et la future coopérative des journaux de Capitales Médias, parrainée par le gouvernement Legault.

Trois modèles d’affaires s’imposent. Le modèle privé Québecor-Vidéotron. Le modèle La Presse+ bénéficiant prioritairement de l’aide d’Ottawa. Le modèle de la coopérative des employés bénéficiant prioritairement de l’aide de Québec. Les deux derniers modèles ont fait appel au soutien du public, mais il est évident que le modèle La Presse+ compte surtout sur le milieu des affaires fédéraliste, alors que le modèle de la coopérative a déjà l’appui financier du Québec inc. (Desjardins, Fonds de solidarité et Fondaction) et sollicite celui des élites régionales.

La viabilité des deux derniers modèles n’est pas assurée. Dans le cas de La Presse+, on peut émettre l’hypothèse qu’un conglomérat comme Bell pourrait s’en porter acquéreur avec un modèle d’affaires semblable à celui de Québecor. Dans le cas de la coopérative, Québecor est à l’affût.


Un espace pour la presse libre

Devant la force d’attraction imparable du GAFAM pour les revenus publicitaires et le marché exigu du Québec, le soutien de l’État s’avère nécessaire. Mais celui-ci doit être gravé dans le marbre pour ne pas être soumis aux humeurs des politiciens. La formule est encore à trouver.

Plusieurs ont applaudi l’intervention de Legault pour forcer la filiale de Desjardins à participer au financement de la coopérative, sous peine de privation d’avantages fiscaux. Mais il ne faudrait pas que les cordons de la bourse détenus par Québec deviennent une laisse. À Ottawa, faute de garanties plus solides, l’arrivée des Conservateurs au pouvoir serait de très mauvais augure pour La Presse+.

Si aide de l’État il doit y avoir, elle doit être libellée de façon à mettre les médias à l’abri des ingérences partisanes et permettre une plus grande diversité d’opinions. Actuellement, des publications comme l’aut’journal ne peuvent bénéficier d’aide gouvernementale. Les critères récemment définis par Ottawa pour autoriser les fondations à remettre des reçus pour fins d’impôt ont été à ce point taillés sur mesure pour La Presse+, que même la fondation des Amis du Devoir n’est pas éligible ! Selon des sources au fait des délibérations du comité chargé d’élaborer ces critères, les journaux d’opinion comme l’aut’journal ont été spécifiquement exclus.

L’aut’journal s’en remet donc uniquement à son lectorat pour assurer sa survie et sa croissance. Profitez de la période des Fêtes pour vous abonner, faire un don, adhérez à la fondation Les AmiEs de l’aut’journal en cliquant ici. Vous ne recevrez pas de reçus pour fins d’impôt, mais un journal indépendant à chaque mois et l’aut’hebdo à chaque semaine.

Joyeuses Fêtes au nom de toute l’équipe du journal.