La Révolution PAS tranquille

2020/02/03 | Par Antoine Morin-Racine

L’auteur est étudiant en Science Humaine au Cégep Garneau

Le terme « Révolution tranquille » est l’exemple parfait d’un oxymore. Un terme qui unit deux mots contradictoires, mais deux mots qui définissent une période historique tout aussi contradictoire. À l’image de la nature « humble » et « né pour un petit pain » qu’on nous accole en tant que peuple, on s’est senti.es obligé.es de mettre l’adjectif « tranquille » dans la définition du moment où le Québec a pris son histoire en mains. On s’est convaincu à dire que notre libération face à l’emprise sociale de l’Église catholique était « tranquille », que les combats syndicaux qu’on a mené.es pour nos droits au travail étaient « tranquilles », que notre arrivée sur la scène internationale et dans le monde moderne était « tranquille », que notre lutte pour l’indépendance face à un État canadien qui pensait encore dans une logique coloniale était « tranquille ».

Certain.es diront que c’est parce que l’expression réfère aux nombreuses réformes charnières du gouvernement Lesage qu’on appose cet adjectif sur cette période de notre histoire, mais il faut comprendre que la Révolution tranquille, c’est bien plus qu’un simple tournant politique qui s’arrête en 1966. C’est une toute une période historique, sociale et culturelle qui bâtira un Québec totalement nouveau. C’est aussi une période qui durera, selon certains historiens, jusqu’au référendum de 1980, bien plus longtemps qu’après les réformes de Lesage. La Révolution tranquille, c’est un véritable éveil culturel qui, quand on l’examine de plus près, n’a pas été si « tranquille » que l’on ne le pense.

Cette Révolution « tranquille », c’est l’époque du Samedi et du Lundi de la matraque où des centaines de personnes sont brutalisées et arrêtées pour avoir manifesté contre la Reine et contre le gouvernement fédéral. C’est l’époque des attentats du Front de Libération du Québec. C’est l’époque de la syndicalisation de la classe ouvrière québécoise et des grèves qui ont marqué notre histoire.

Au cœur de cette période de grandes réformes et de bouleversements pour la société québécoise, se sont développées des tendances politiques dont les ambitions vont encore plus loin que le désir, assuré mais imprécis, de changement que ressentaient les Canadiens français, à la sortie de la Grande Noirceur. C’est toute une panoplie d’idées politiques proposant des alternatives radicales à la société du moment qui fleurissent au Québec pendant la Révolution « tranquille ». Des idées que nous avons vite fait d’oublier dans les décennies moroses qui ont suivi, mais dont il est essentiel de rappeler l’héritage, surtout aujourd’hui.

« Radicalisme » peut sembler être un mot épeurant pour plusieurs. Il peut conjurer des images de « marches au flambeau » ou de « black bloc », mais sa définition n’a rien de fondamentalement violent ou même d’extrême. Dérivé du latin radix qui signifie « racine », le radicalisme politique considère qu’un problème fondamental se trouve à la « racine » de la société présente. Le problème en question varie d’une tendance politique à l’autre (je me concentre ici sur le radicalisme de gauche et indépendantiste), mais la thèse initiale de tout radicalisme politique reste la volonté d’une réorganisation quasi complète de la société. Et ce ne sont pas les raisons qui manquaient pour vouloir une telle chose dans le Québec des années ‘60 et ‘70.

L’incapacité à travailler dans sa langue maternelle, les conditions de vie insalubres des ouvriers québécois vivant dans les taudis de Pointe Saint-Charles ou du Petit Champlain, la frustration de voir le gouvernement arriéré de Maurice Duplessis refuser de faire entrer le Québec dans la modernité et vendre nos industries aux Américains, le ralentissement économique et le chômage des années 70, la libération de nombreux peuples colonisés à travers le monde, et j’en passe, voilà ce qui a fait naître le radicalisme dans le Québec de la Révolution « tranquille ».

À la vision de tous ces constats, plus enrageants les uns que les autres, c’est tout un pan de la société québécoise qui décide de passer à l’action.

Beaucoup décident de s’impliquer dans leurs syndicats et, dès lors, de se joindre à un mouvement qui, à l’époque, parlait en toute sincérité des effets du capitalisme sur le Québec, de la possibilité du socialisme et du recours à la révolution, la vraie ! La CSN, dans son manifeste « Ne comptons que sur nos propres moyens » : « …réaffirme avec vigueur qu’il n’y a plus d’avenir pour le Québec dans le système économique actuel ». Des dirigeants syndicaux comme Louis Laberge scandent des phrases comme : « C’est pas des vitres qu’il faut casser, c’est le régime que nous voulons casser ! » Tout ça dans une période où le Québec se syndique massivement et fait grève, comme jamais il ne l’a fait.

Pour beaucoup de baby-boomers, plus jeunes, c’est le mouvement étudiant naissant qui fait leur éducation politique radicale. Dur à croire que ceux dont le nom est aujourd’hui un vague synonyme de « mononcs et matantes conservateurs » pouvaient être révolutionnaires dans leur jeune temps mais, pour beaucoup de jeunes ayant vécu la modernisation chaotique du système d’éducation québécois, c’était le cas. Après une montée lente durant les années 60, c’est pendant la grève et les occupations du printemps 1968, que certains appellent le « Mai 68 québécois », auxquels 15 cégeps participent, que la jeunesse de la province montre, pour la première fois, la force qu’elle possède à coups de poèmes surréalistes et en criant « Participer, c’est se faire fourrer ».

Ce radicalisme politique s’est aussi propagé à travers de nombreuses revues comme Révolution québécoise de Pierre Vallière et Charles Gagnon, Parti Pris, qui a popularisé le nom qu’on se donne en tant que peuple aujourd’hui, « Québécois » ou Québécoises Debouttes du Front de Libération des Femmes. Sans compter les écrits de Gaston Miron ou les films d’Hubert Aquin.

Mais l’expression la plus crue du radicalisme, qui est né au temps de la Révolution tranquille, est de loin le Front de Libération du Québec. À travers ses presque 10 ans d’activités, le FLQ n’a jamais été bien plus qu’une collection de jeunes radicaux plus ou moins organisés.  Le groupe n’a jamais atteint la notoriété révolutionnaire des Tupamaros uruguayens ou la capacité d’organisation de l’Irish Republican Army, mais a définitivement marqué l’histoire du Québec et pas seulement à cause de la Crise d’Octobre. Pendant 10 ans, ces jeunes idéalistes qui faisaient exploser des casernes militaires avec la dynamite volée sur les chantiers de construction du métro de Montréal, ont voulu faire comprendre aux Québécois.es, à tort ou à raison, qu’un monde meilleur pour le peuple canadien-français était possible, non seulement à travers l’indépendance, mais aussi, et surtout, à travers la révolution.

Certain.es ont même créé des partis politiques autour d’idées radicales au Québec ! Andrée Ferretti quitte le Rassemblement pour l’Indépendance Nationale en 1968 pour fonder le Front de Libération Populaire. Des membres de Parti Pris fondent le « Mouvement de Libération Populaire ». La CSN de Montréal, dans l’esprit de lutte politique qui l’animait à l’époque, installe des « Comités d’Action Politique » dans plusieurs quartiers ouvriers de Montréal et fonde même un parti politique municipal, le « Front d’Action Politique » (FRAP), qui entend détrôner Jean Drapeau et représenter les intérêts des salariés montréalais aux élections municipales de 1970. Drapeau, dans un affront à la démocratie, décide de tenir les élections malgré les Mesures de guerre et les arrestations arbitraires, qui s’abattent sur beaucoup de membres du FRAP, et il gagne à l’aide d’une campagne de salissage qui associe le FRAP au FLQ.     

Alors, pourquoi cette « révolution québécoise » que beaucoup espéraient et que certains voyaient même venir est-elle restée « tranquille » ? Comme beaucoup des questions que l’on se pose à propos de notre histoire, il n’y a pas de réponse simple.

La décennie 1970 a certainement vu la naissance, mais aussi et surtout la mort de beaucoup des mouvements radicaux au Québec et ce, pour plusieurs raisons. Les felquistes sont tous soit mis en prison ou appellent à la réforme. On peut aussi voir, à cette époque, la montée en force de la gauche marxiste-léniniste, mais surtout sa dislocation sectaire. L’aile moins politisée de la CSN se dissocie et créée la Centrale des Syndicats Démocratiques, une centrale qui fait la promotion d’un syndicalisme de concertation avec le patronat. Syndicalisme qui deviendra la norme encore jusqu’à aujourd’hui. Sans non plus oublier la Crise d’Octobre, qui a pour effets de refroidir les ardeurs de beaucoup de gauchistes et d’indépendantistes à la vue de la main de fer du gouvernement fédéral et qui, à travers sa couverture médiatique surdramatisée, traumatise la société québécoise.

Les années ’80, elles, avec le virage technocratique du PQ, la défaite référendaire et l’essor du néolibéralisme à l’international, viendront mettre le clou dans le cercueil d’un radicalisme politique qui avait essayé d’intégrer les institutions durant les années ’70. Un radicalisme politique qu’il faudra attendre jusqu’à la fin de la décennie 1990 pour voir renaître à travers le mouvement altermondialiste.

C’est peut-être aussi la même nature « humble », que je mentionne au début de ce texte qui nous a retenus devant l’acte. Pour beaucoup de gens qui commençaient, pour la première fois, à voir la lumière de la modernité après presque 300 ans d’obscurantisme religieux et d’un culte de la survivance, il était peut-être précoce de demander de se révolter contre ceux qui leur ont « donné » la Loi sur les Langues Officielles et l’Expo 67.      

Reste que toutes ces tendances politiques qui aspiraient à bien plus qu’une révolution « tranquille » ont bel et bien existé et ont façonné le paysage politique du Québec de plus de manière qu’on ne le pense. Hélas, nous tendons à l’oublier, peut-être volontairement. Notre radicalisme est un tabou. Combien de fois ai-je entendu mes professeurs d’histoire vanter la « tranquillité » qu’on a apposée sur notre révolte culturelle ou  l’inaction cautionnée par l’Église face aux révoltes populaires de 1837 ? C’est pour faire volte-face à ce culte du pacifisme qui semble être présent dans la vision de notre histoire que j’écris ceci.

Sans l’idolâtrer, nous ne devrions pas cacher l’histoire du radicalisme de chez nous. Qui sait, il pourrait peut-être même nous inspirer.