Evo Morales : « Je suis toujours ouvert au dialogue »

2020/02/10 | Par Aude Villiers-Moriamé

Article paru dans le journal Le Monde du 8 février

L’ancien président bolivien Evo Morales (2006-2019), poussé à la démission début novembre 2019 après avoir postulé à un quatrième mandat lors d’élections sur lesquelles ont pesé des soupçons d’irrégularités, brigue un siège de sénateur aux élections générales du 3 mai. Il vit depuis début décembre en exil à Buenos Aires.

Pourquoi briguez-vous un siège de sénateur [pour la région de Cochabamba (centre)]?

Durant la première semaine de mon exil au Mexique [Evo Morales a passé près d’un mois au Mexique avant de gagner l’Argentine], j’ai vu tant de répression, tant de massacres commis de facto par le gouvernement… Et j’ai vu tant de menaces des États-Unis… Que j’ai estimé qu’être candidat m’apporterait des garanties, une certaine sécurité. De là vient cette initiative de briguer un poste de parlementaire national.

Pensez-vous que les conditions soient réunies pour que les élections générales du 3 mai se déroulent de manière démocratique ?

Rien qu’aujourd’hui [jeudi 6 février], le député [du MAS, le mouvement vers le socialisme, parti d’Evo Morales] Gustavo Torrico, un militant très engagé et anti-impérialiste, a été détenu pour « terrorisme » et « sédition », uniquement sur la base de ses déclarations. Il n’y a pas de liberté d’expression en Bolivie. Et cela montre qu’il ne peut y avoir d’élections libres et transparentes dans ces conditions. Nous demandons que des médiateurs et observateurs internationaux viennent faire le suivi, dès à présent, de la campagne et de ces élections, qu’ils soient les témoins et les garants de la transparence de ce scrutin.

Pourquoi avoir désigné Luis Arce [ancien ministre de l’économie] comme candidat du MAS à la présidentielle ?

Ce n’est pas moi qui l’ai choisi, mais les représentants du MAS. La formule Luis Arce - David Choquehuanca [ancien ministre des affaires étrangères] est la meilleure possible. Quant à pourquoi les Boliviens voulaient que Luis Arce soit candidat, j’ai rencontré une commerçante à la frontière de l’Argentine qui me l’a bien expliqué : elle m’a dit que tout le monde autour d’elle ne parlait que de lui, parce que grâce à lui, ils avaient accès à l’électricité, à l’eau, à de nombreux produits… Luis Arce incarne la garantie de la poursuite de nos programmes sociaux et économiques.

Que pensez-vous de la candidature de la présidente par intérim Jeanine Añez, qui avait pourtant dit qu’elle ne se présenterait pas ?

Tous les politiques à travers le monde disent « Non, non, moi je ne me présenterai pas », et finissent par le faire. C’est son droit, le peuple jugera. Elle est à la tête d’un gouvernement issu d’un coup d’État, de la dictature… C’est tout sauf éthique.

Pensez-vous avoir commis une erreur en briguant, en octobre 2019, un quatrième mandat ?

Mon erreur est d’avoir accepté que tous les mouvements sociaux me désignent. Nous avions résolu les questions légales, le Tribunal constitutionnel s’était prononcé, en respectant les traités internationaux, comme cela s’est fait auparavant au Honduras, au Costa Rica, au Nicaragua… Et même si j’ai commis l’erreur d’avoir accepté ce que souhaitait le peuple, j’avais aussi des arguments pour le faire. La Bolivie était en pleine croissance, la situation économique et politique du pays était bonne.

Que répondez-vous aux accusations de l’Organisation des États américains (OEA) de « graves irrégularités » concernant le scrutin d’octobre ?

La véritable fraude, c’est celle commise par l’OEA. Si l’on résume, ils ont constaté des irrégularités dans 226 procès-verbaux − sur les 35 000 qu’il y a en Bolivie. Les normes nationales et internationales disent que lorsqu’il y a des irrégularités, il faut organiser un nouveau vote dans ces bureaux. Et il n’y a pas eu de nouveau scrutin organisé. Ensuite, si l’on comptabilisait tous les bulletins des électeurs qui ont voté dans ces 226 bureaux, nous aurions tout de même gagné dès le premier tour. Et même si ce n’était pas au premier tour, ç’aurait été au second ! L’OEA a pris des décisions politiques.

Le MAS, votre parti, a reconnu le gouvernement de transition de Jeanine Añez. Et vous ?

Le MAS n’a jamais reconnu le gouvernement de transition. Mais une partie du groupe parlementaire reconnaît, oui, ce coup d’État, et cela donne d’autant plus de force au gouvernement de facto.

Estimez-vous que le MAS est aujourd’hui divisé ?

Je ne dirais pas que ces divisions sont violentes, mais oui, le groupe parlementaire est divisé, malheureusement. Certains, sous le prétexte de faciliter la transition, permettent à la droite et à la dictature de rester au pouvoir.

Pourquoi avoir choisi l’Argentine pour votre exil ? Comment y vivez-vous ?

Tout d’abord en raison de la confiance que m’a accordée son gouvernement [du péroniste Alberto Fernandez] et ensuite, pour être plus proche de la Bolivie. Le peuple argentin s’est montré très solidaire. Pendant un mois, j’ai été logé gratuitement dans une petite maison très bien équipée, chez un compatriote bolivien. Mais j’ai eu un peu honte de ce confort et maintenant je suis dans une autre maisonnette. En moins de trois mois d’abandon de mon pays pour des raisons politiques, j’ai vécu au total dans six logements différents.

Le parquet bolivien a émis un mandat d’arrêt contre vous pour « terrorisme » et « sédition ». Êtes-vous inquiet à l’idée de revenir en Bolivie ?

Ces poursuites ne sont ni légales ni constitutionnelles. J’ai démissionné le 11 novembre, et ma démission n’a été acceptée par le Parlement que le 21 janvier. J’étais donc président jusqu’à cette date. Si l’on voulait me poursuivre en justice, ç’aurait dû être à travers un procès en destitution. Je n’ai donc pas à avoir peur. Mais c’est parce que ce gouvernement dictatorial ne respecte pas les normes que je suis ici, et non en Bolivie.

Avez-vous prévu une date de retour ?

Non, nous sommes en train d’évaluer cette question légalement, et surtout, politiquement.

Si vous parvenez à revenir en Bolivie, êtes-vous disposé au dialogue et à la conciliation avec vos adversaires ?

Bien sûr. Je suis un militant, et malgré la façon dont on m’a traité, et même sans être au gouvernement, je continuerai toujours de m’engager pour les plus humbles. Je suis toujours ouvert au dialogue. Nous devons promouvoir la concertation et non la confrontation. Je regrette de voir revenir dans mon pays, après tant de temps, la haine, le racisme et la discrimination. Nous avons le devoir de les éradiquer.

L’Amérique latine traverse une période de grands bouleversements. Quelle sortie de crise imaginez-vous pour ces pays ?

En Bolivie s’est produit un coup d’État de l’extrême droite, un coup d’État des États-Unis. Ce qu’ils n’ont pas réussi à faire au Venezuela, ils l’ont fait en Bolivie. Les mouvements sociaux et les révoltes qui sont apparus au Chili, en Équateur, ou en Colombie sont bien différents, ils ont une autre direction politique. Ces mouvements sont marqués par la libération des peuples, le changement, la fin des politiques de privatisations.

Quel regard portez-vous sur la situation au Venezuela ?

J’adresse tout mon respect et mon admiration à [Nicolas] Maduro, il a vaincu l’interventionnisme, le coup d’État, et il est en train de vaincre les sanctions, le blocus économique. Ce peuple chaviste, bolivarien, continue de lutter pour sa libération. Comme il y a deux cents ans sur ce continent, Simon Bolivar et avant lui, des dirigeants indigènes comme Tupac Katari ou Tupac Amaru, se sont battus pour nous et ont transformé des États coloniaux en États plurinationaux… La lutte continue aujourd’hui : pour la dignité, pour la liberté, pour le respect de notre identité et de notre diversité.