Apprendre l’anglais ou… devenir anglophone ?

2020/03/13 | Par Jean-François Vallée

Dans toutes les écoles du Québec, du primaire au secondaire, pullulent désormais les Kimberley Demers, Lincoln Bergeron, Brittany Soucy et autres Méghan Tremblay.

Une des questions de fond que ce phénomène soulève est : quand un francophone apprend, disons, le slovène, l’arabe, l’espagnol ou le mandarin, donne-t-il des prénoms en slovène, en arabe, en espagnol ou en mandarin à ses enfants ? La réponse est clairement : non !

Alors si l’anglais jouit de ce notable privilège, ne serait-ce pas tout aussi clairement parce qu’il s’agit désormais d’une acculturation accélérée des francophones, soit la pénétration progressive de cette langue dans la nôtre ? Serions-nous en train de nous faire « anglaiser », comme on le disait autrefois dans la langue pittoresque des marins pour décrire le geste des bateaux anglais qui canonnaient un bateau français par-derrière : les boulets pouvaient alors faire un maximum de dommages et de victimes, traversant le navire de la poupe à la proue.

Dans la pièce de théâtre absurde Rhinocéros, qu’Eugène Ionesco a écrite pour dénoncer l’expansion des idées nazies au cœur de la France occupée, les personnages sont aux prises avec une terrible épidémie : au réveil, de plus en plus de citoyens se lèvent avec une corne de rhinocéros au milieu du visage en lieu et place d’un nez. Au début, ils sont bafoués, ridiculisés. Puis, peu à peu, à mesure que chaque nouvelle journée amène son flot de contaminés, ce qui était hier l’exception devient la norme. Puis, le balancier bascule : les normaux d’hier deviennent les anormaux d’aujourd’hui. Dès lors, pour réussir dans la vie, au travail, en société, en amour, il faut arborer une corne de rhinocéros.

Je crains fort que ce soit précisément ce qui est en train d’arriver avec les prénoms anglais. Hier l’exception, ils sont en passe de devenir la norme. Demain peut-être, ceux et celles qui ne porteront pas de prénoms anglais seront vus comme des marginaux.

La plupart des parents, questionnés sur leurs choix douteux de prénoms anglais, répondent ceci : l’anglais est en expansion dans le monde, les gens sont de plus en plus bilingues, alors il faut suivre la vague. Vraiment ? Au point de s’effacer ? Au point de disparaitre ? Les silences à cet égard sont plus révélateurs que toutes les justifications du monde : dans la perception de bien des Québécois de 2020, le français, c’est fini. Game over! Et les mots pour souligner sa disparition sont déjà tout trouvés : Oh! My God !

Trop peu de gens en sont conscients et dénoncent ce phénomène. La question de l’acculturation de nos étudiants est revêtue d’une véritable chape de plomb, elle-même recouverte d’une certaine indifférence.

Il faudrait rappeler à ces parents que le nombre de francophones au monde augmente de plus de 5 millions par année. Selon les chiffres de l’Organisation internationale de la francophonie, en 2014, 274 millions de personnes maîtrisaient le français sur les cinq continents. En 2020, c’est désormais 300 millions.

Mais moi, je pose la question qui tue à vous tous parents, lecteurs, Québécois : à quoi bon enseigner la fierté pour les cultures du Québec, de la France et de la francophonie quand devant moi plus du tiers de mes étudiants, pourtant tous francophones, portent désormais des prénoms anglais ? Quelles raisons pouvez-vous me donner d’enseigner encore le français, et de ne pas soit prendre ma retraite, soit me convertir en professeur d’anglais, soit changer de métier et aller travailler chez McDonald’s ?

Comment puis-je trouver la motivation de conscientiser des contingents complets d’étudiants plus anglicisés que jamais, et marqués au fer rouge dès leur naissance par une autre culture que la leur ?

Comment rallumer en eux le vieux fond éteint de la fierté française quand leurs parents veillent à l’éteindre dès le berceau ?

Comment magnifier la résistance de nos ancêtres à l’assimilation quand la fleur de notre jeunesse est ainsi déguisée en anglophones par leurs parents complices de cette capitulation ? 

Ce à quoi l’ensemble des enseignants du Québec assistent, tous niveaux confondus, c’est ni plus ni moins à un glissement graduel, mais soutenu de la culture de leurs élèves vers l’anglais. Ce qui est nouveau est que ce sont leurs parents qui les aident, les soutiennent, les encouragent dans cette démarche d’effacement de leur culture.

C’est douloureux de l’écrire, mais pensons-y bien : nous enseignons une passion pour une culture agonisante à des francophones mutants !

Parmi les solutions possibles : une prise de conscience collective de la part des adultes quant à l’importance de recommencer à envoyer des signaux de fierté à leurs enfants.

 

Photo : The Idiopathic Ridiculopathy Consortium